Préambule n°4

  • Sans remède est composé d’une équipe d’anti-professionnels de la santé, à croissance exponentielle, qui rit parfois malgré son sérieux.
  • Sans remède est un journal sur le pouvoir psychiatrique et la médicalisation de nos vies, alimenté par des vécus, des confrontations et des points de vue, dans une perspective critique.
  • Capture d’écran 2014-05-28 à 02.50.04Sans remède ne reprend pas à son compte les termes de malade, d’usager, de soigné. Nous sommes des individus avec leurs histoires, leurs aliénations, leurs souffrances, leurs plaisirs, leurs combats, jamais de symptômes.
  • Sans remède propose l’auto-administration du terme « psychiatrisé-e » à tou-te-s les individu-e-s subissant le pouvoir psychiatrique, dans et hors les murs de l’hôpital.
  • Sans remède n’est pas radicalement contre la prise de médicaments. Nous refusons le recours massif et systématique à la médication.
  • Sans remède parle d’enfermements, du pouvoir psychiatrique et de ses effets, autant dans les murs qu’en dehors. L’exercice de ce pouvoir n’est pas que le fait des médecins, il nous implique toutes et tous. Il requiert notre acceptation de manière douce ou violente.
  • Sans remède ne propose pas de critique constructive pour penser un nouvel enfermement psychiatrique. N’importe quel soutien apporté à l’autre ou rapport de soin devient critiquable dès qu’il s’institutionnalise. Il ne s’agit pas ici de réinventer l’hôpital ou un
    quelconque lieu de soin.
  • Sans remède n’est pas qu’un journal papier, c’est aussi une tentative, avec les moyens du bord, de s’organiser ensemble pour éviter le plus possible d’avoir recours à l’institution.
  • Sans remède ne laisse pas de tribune aux membres de l’institution psychiatrique, car d’autres moyens d’expression sont à leur disposition, au service de ce pouvoir.

Face à la psychiatrie et à la médicalisation du monde, il s’avère nécessaire de poursuivre la critique, dans la perspective de se défendre et de s’organiser.

« Vous êtes sur terre, c’est sans remède »

Visite en neuroleptie

partition« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait ». J’ai honte d’avoir cette pensée, qui pourtant s’incruste avant chaque visite. Plus j’avance dans ce sens, plus je creuse un fossé entre lui et moi.
« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait. » Est-ce par obligation ? Par culpabilité ? Avant tout je veux lui montrer par ma présence qu’il n’est pas seul. Pourtant j’ai du mal à y trouver un brin de plaisir.

C’est la fin des vacances scolaires. Je ramène A. au train avant d’aller à l’HP de St-Avé. Parfois nous y allons ensemble. C’est dur et grisant d’emmener un enfant dans cet endroit, surtout pour y voir son père.

Horreurs des visites : 14h30. J’ai une demi-heure d’avance. La réponse, je la connais, mais je demande quand même à la blouse blanche si je peux voir E.. Elle me rembarre avec un sourire qui serait censé me faire patienter calmement. Un sourire qui m’énerve. Un sourire qui mériterait qu’elle le ravale et avec en prime son trousseau de clés, ses cachetons et sa bonne conscience. On ne déconne pas avec les horaires ici, bien que le temps semble ne pas exister.

Pour couronner le tout, il fait un temps dégueulasse. Un ton sur ton avec l’ambiance du lieu. Je me dirige vers la centrale de divertissement: la cafétéria. C’est une vraie micro-cité ici. Des panneaux de signalisation comme à l’extérieur, des noms de rue, des trottoirs…. On se croirait presque dans un lotissement où l’illusion du paisible durcirait la croûte sur l’abcès.
Je vais vite me poser à l’intérieur afin de noircir du papier, sinon je vais mal vivre ces secondes qui fabriquent des minutes. Un sablier au ralenti, les grains de sable à l’unité. Par la fenêtre, un coup d’œil sur le triste spectacle d’une architecture austère, bien pensée,tartinée d’une couche de blanc, véhicules de fonction assortis. Et le teint gris de toutes ces personnes qui errent sur le goudron. Un type, habillé simili-militaire entre,tout sourire aux lèvres et Rangers aux pieds, insigne de sécurité plaqué sur le torse. Il claque la bise à une blouse blanche travestie en serveuse de café dégueulasse.

J’ouvre mon champ de vision. Assis autour des tables, des gens dont les expressions sont diverses, visiteurs, visités. Est-ce malsain de se demander dans quelles veines coulent la chimie distribuée de force ? Sur certains visages, c’est une évidence. La bave blanche séchée aux commissures des lèvres, la salive coulant sur les vêtements, les muscles tellement relâchés qu’ils transforment les âmes en zombies. Et moi qui suis là, avec ma sale gueule en désolation.
Putain de parade des pieds qui traînent, des yeux dans le vide, des corps impatients, ça tourne en rond à en creuser des tranchées, des clopes sur clopes pour faire passer la pilule.

Sur le mur sont projetés les jeux olympiques avec leurs athlètes forts et énergiques. La drogue semble être un point commun. Mais je doute que ces stars aux maillots publicitaires envient le terrain de jeu imposé ici.

À travers la vitre je vois E. arriver, il a excessivement grossi depuis ma dernière visite. Sa démarche est fatiguée, son regard est vif et scotché à la fois. C’est à ses yeux que je peux savoir, sans qu’il ne me parle, qu’il est avec elle.
Nous nous saluons, et décidons d’aller dans la cour pour fumer. Quatre murs dont un, salement amoché d’une peinture représentant une plage. Comme si ça pouvait nous faire rêver. Des tables en plastique sponsorisées par Miko installées en rang et la pluie qui nous tombe sur le coin de la gueule. Pour couronner cette ambiance de rêve, deux caméras observent nos faits et gestes… au cas où…Je roule sa clope car les médocs lui ont fait perdre toute dextérité.

partitionfolleOn échange des banalités, comme souvent. Au bout d’un temps, elles s’épuisent et je ne sais plus où mener la discussion. J’ai du mal à jouer franc jeu car j’ai peur, je filtre mes paroles, je censure mes joies, je m’abstiens de te faire le récit de mes dernières histoires trépidantes, de mes envies, mes projets… Tout ça par peur que mes paroles ne te rabaissent, car j’ai une vie et que je ne peux considérer qu’ici on en ait une. Je censure mes doutes, mes flippes, mes angoisses, mes tristesses car je me dis que ce ne serait pas légitime, qu’il faut faire preuve de bienveillance, que mes émotions ne valent pas les tiennes et qu’il n’y a pas de place pour mes failles. Le jeu est faux,ma culpabilité l’emporte. La situation met notre franchise au bas mot. Nos rapports sont construits sur ton histoire et il me faudrait certainement déjouer ce déséquilibre.
Nous rentrons boire un café dégueu, même topo pour la tasse que pour la clope. La dextérité ne suffisait pas, il fallait qu’on lui enlève aussi la force de tenir un objet. Les médicaments l’ont complètement assommé. Tout mouvement lui est pénible, alors la pensée… Même avec des doses excessives de « neutralisants », ils ne l’auront pas eu, ils ne lui auront pas non plus retiré sa moitié, celle qui occupe son esprit et avec qui il partage sa tête. Celle que je connais si peu tellement elle est loin de ma réalité.
Il regarde dans le vide, le rictus au coin des lèvres. Je sens le moment arriver où il va me parler d’elle. J’ai peur, je ne sais pas comment réagir, je pars avec lui ou je fais bloc ? Ici, c’est la merde, et j’ai hâte de partir. Ça me tord l’œsophage de penser qu’il va y rester. Que s’il ne l’ouvre pas trop,il aura le droit de rentrer chez lui, à condition de venir se faire piquer tous les quinze jours,et que s’il fait un pas de travers, l’UMD (Unité pour malades difficiles) lui est voué, et que s’il y va, il peut dire à son fils «on se retrouve pour tes 18 ans ». Ça me tord l’œsophage de constater qu’une fois encore, ils ont abusé de leur pouvoir, que ces neuf semaines consécutives d’isolement l’ont ravagé et qu’il a fallu remuer ciel et terre pour l’en sortir. Ça me tord le cœur de savoir qu’il y a quelques années, il fût martyrisé à coup de sangles et d’intubations. Ça me fait lever les poils de savoir qu’on nous a proposé de lui faire des électrochocs, histoire de le torturer encore plus… Et surtout ça me fout en l’air de constater que depuis plus de quinze ans la situation est la même et que je me sens plus qu’impuissante.

C’est l’heure des séparations, tout le monde regagne son rang, tout est réglé comme du papier à musique. La musique des pieds qui traînent, des voix sourdes et ralenties, de nos silences interminables. Des bémols accolés aux clés de sol précisant que les notes seront décalées à jamais. La fanfare du trousseau ouvrant la porte d’un enfer que lui seul connaît, le larsen des charnières rouillées fermant les issues. Je me retrouve nez à nez avec une vitre opaque et un tas de sales trucs en tête.

S.

Les mécanismes de la fabrique du patient

Patient, ente : adjectif emprunté au latin patiens « endurant, qui supporte ». Patient, nom commun, désigne spécialement et couramment le malade par rapport au médecin à partir du XVe siècle. En langue classique, il se rapportait aussi à celui ou celle qui subissait un châtiment.
En philosophie son sens étymologique, c’est-à-dire « qui subit », s’oppose au terme d’ »agent ». (définition tirée du Dictionnaire historique de la langue française, ed. Le Robert)

fabriquedupatientSi je vous disais que demain, quand on vous dira « ouvrez la bouche », vous avalerez de petites pilules dont vous ne savez pas vraiment ce que c’est ; que quand vous aurez envie de fumer, il vous faudra demander la permission et qu’elle pourra vous être refusée ; qu’on décidera pour vous des gens dont vous pouvez recevoir la visite ou un coup de téléphone ; qu’on vous aura habillé-e d’un uniforme… Et si je vous disais que, si vous refusiez de coopérer, vous risqueriez d’être enfermé-e-s dans une chambre prévue à cet effet… Vous auriez du mal à le croire, que l’on puisse vous imposer tout cela sans que vous n’opposiez de résistance, sans coup férir de votre part…
Et pourtant, je suis passée par l’HP, j’ai accepté tout ces « traitements » et bien d’autres encore sans vraiment réagir. En ce qui me concerne je n’ai jamais été une psychiatrisée très véhémente, c’est a posteriori que je m’interroge. Aussi, car j’ai bien l’impression que j’étais loin d’être seule dans ce cas.
Alors, je me demande (1). Comment fabrique-t-on notre consentement à des traitements que tout un chacun trouverait dégradants si on les lui imposait de but en blanc ? Comment nous métamorphose-t-on en patient si simplement, si rapidement, presque par glissement…?

Si l’on échoue à l’HP, ce n’est pas un hasard, tout simplement, parce que nous vivons dans un monde quadrillé d’hôpitaux. Sur Terre, en 2012, tout le monde, loin s’en faut, ne vit pas dans une société aussi médicalisée que la nôtre. En France, nous sommes élevés dans l’assurance que les psychiatres, comme les médecins, ont pour unique fonction de réparer, de soigner, de faire le bien, de rendre la santé, et ce, au moyen de techniques apprises au cours d’un long cursus d’études, très complexe, très fourni, que nous n’avons pas besoin de comprendre, ou du moins que l’on nous a appris à laisser aux mains et au jugement de professionnels. Nous arrivons dans les rapports médicaux, prêts à entendre, désireux d’entendre, des spécialistes statuer sur notre cas et disposés à avoir confiance en leur science et en leurs techniques de soin (2). Nous arrivons d’ores et déjà accoutumés à endosser le rôle de patient par toutes nos confrontations au milieu médical. Cette notion de « pré- patience » mériterait à elle seule une étude et une ana- lyse mais ce n’est pas là l’objet de ce texte. Néanmoins en faire état éclaire pour une part que le consentement donné aux médecins s’inscrit dans notre vie de tous les jours et ne se pose pas uniquement quand une situation particulière l’impose. Mais il va de soi que le fait d’être préparé-e-s à devenir patient-e-s ne dit pas que nous en mesurions d’emblée toutes les conséquences. La partie se joue alors que l’un des joueurs a dans son jeu plus d’atouts et rayonne d’une aura de confiance. Ne nous gênons donc pas pour utiliser de gros mots, le médecin se trouve dans une position de pouvoir, dans un rapport de domination avec le consultant, qu’il devienne ou non patient. Notons aussi que cet exercice de pouvoir est d’autant plus efficace et performant qu’il est tu, occulté, nié voire rendu inaudible par l’ensemble d’une société.
Quand on échoue à l’hôpital psychiatrique, on y arrive aussi plein de nos histoires, vécus, enthousiasmes, terreurs, petits plaisirs… Tout ce qui nous a construits, tout ce qui est indicible, mais pour autant fait de nous qui nous sommes. Nous avons en général une place dans ce monde, agricultrice, banquière, père de famille, chômeur, nomade ou cadre à la Défense. Et, c’est souvent cette identité sociale que nous mettons en avant dans nos rapports avec les autres individu-e-s (3) que nous rencontrons. Mais nous avons aussi tout un tas de petites habitudes, de grands complexes qui vont de fumer à se ronger les ongles, de ne pas supporter de porter un pan- talon trop court, des chaussettes dépareillées, ou d’avoir l’étiquette qui dépasse du slip. Et cela nécessite tout un tas d’aménagements quotidiens, ridicules aux yeux des autres mais qui pour nous sont cruciaux. En ce qui me concerne si j’ai les cheveux sales par exemple, j’ai le sentiment d’être la personne la plus crétine qui soit. Alors, bien entendu, c’est complètement irrationnel, sans fondements, et mal pratique à bien des égards, mais cela conditionne beaucoup plus mes rapports avec les autres que le fait d’avoir interrompu mes études de philo ou d’être chômeuse par exemple. La rencontre avec l’institution psychiatrique va donc, doit donc, entraîner un certain nombre d’adaptations de l’individu que nous sommes, puisqu’un hôpital psychiatrique de secteur prend en charge ses administrés dans tous les moments de leur vie. En entrant à l’HP, nous sommes soumis à un traitement collectif uniforme car c’est l’institution qui prend en charge tous nos besoins élémentaires : elle nous loge, nous nourrit, nous impose un cadre de vie qui va des activités à l’hygiène. En cela elle se distingue de la CAF, de l’école, de la police qui encadrent des bouts de nos vies à l’exclusion des autres, mais est à rapprocher du fonctionnement d’un corps de l’armée, d’un couvent ou d’une maison de retraite par exemple. (4) Il va de soi que ces institutions organisent la vie des individus qu’elles enrôlent avec des objectifs propres à chacune. L’HP en l’occurrence, n’a pas pour fonction de nous former à défendre le territoire national, de nous entretenir dans la foi catholique, ni de décharger nos familles du soin qu’elles devraient prendre de nous parce que nous sommes trop vieux… L’HP, aujourd’hui comme hier (5), est l’institution qui se donne pour but de soustraire du champ social ceux qui dysfonctionnent dans la perspective de les réadapter. Les »déviants », les »fous », les »incapables » y sont parqués dans l’objectif de les reformater afin qu’ils retrouvent à leur sortie une place dans ce monde, une identité, voire une activité viable et fonctionnelle, et ce, quelle que soit la raison originelle de leur écart du droit chemin de la normalité.(6)

Lors d’une admission en psychiatrie, on est plus caractérisé par notre poids, notre taille, notre tension, notre sexe, notre date de naissance, nos antécédents médicaux, le fait que l’on possède ou non une carte vitale etc… que par notre folle passion pour les hommes de Neandertal, les acteurs hollywoodiens de plus de quatre-vingt ans et les crèmes brûlées au hasard. Cela permet aux personnels de l’institution – on dira « soignants » – de nous ranger aisément dans une série de cases préétablies. Bien loin d’un aperçu, même très restrictif, de la personne que nous avons le sentiment d’être. Une fois recensées toutes les données « objectives » nous concernant, efficacité, constitution d’un dossier, et informatisation oblige, nous sommes conduits dans ce nouveau milieu généralement particulièrement accueillant qu’est un service psychiatrique de secteur et qui va être le nôtre tout le temps du « soin ». Afin que nous nous pliions le plus rapidement et le plus efficacement possible aux traitements qui vont nous être appliqués, afin de nous rendre malléables, afin aussi d’évaluer notre résistance, nous sommes d’emblée soumis à ce que chacun-e jugerait intrusif, une fouille. De cette fouille découle bien entendu un tri, puisqu’au début, en général, on ne nous laisse le droit à rien. Exit le savon, les papiers d’identité, la thune, les vêtements, le téléphone, les clopes, le briquet, en gros tout ce qui est personnel et/ou potentiellement dangereux et/ou ce qui pour des motifs thérapeutiques peut nous être refusé.
Et grosso modo, tout ou quasi peut entrer dans l’une de ces catégories au bon vouloir arbitraire du personnel qui procède à la fouille, de son humeur, de la charge de son emploi du temps, de la sévérité du chef de service, de la situation de notre voisine de chambre… Cela va du parfum « à cause de la bouteille en verre, on ne sait jamais, vous savez, on est là pour vous protéger » aux photos du petit dernier « parce qu’on est là pour faire une coupure, prendre du temps pour penser à tout cela », sans omettre la tablette de chocolat « parce que vous n’êtes pas toute seule dans le service, il y a ici des personnes qui ont des problèmes, vous savez, enfin ce n’est pas autorisé »… Ça y est, on a commencé à accepter. On s’est laissé piller, on n’a rien vu venir, on n’a même pas pensé à se défendre ou à refuser que le processus de dépersonnalisation est engagé…
Bien entendu on ne se retrouve pas à poil dans un cube de verre, non, après le dépouillage l’institution nous « repouille » a minima. Nos vêtements civils sont remplacés par un uniforme bleu de taille approximative, on nous attribue une chambre standard, du savon standard, un lit standard avec des draps standards… Thérapeutiquement parlant, des motifs sont avancés : coupure d’avec un environnement pathogène, mise à distance des problèmes ou de ses causes, sécurité des patients, prise en acte matérielle d’une « maladie » en la rendant visible donc début d’un processus d’acceptation nécessaire à la guérison, démonstration de la mise sous contrôle d’une situation destinée au patient ou à ses proches… Autant de justifications protéiformes, qui peuvent s’appliquer à tous les cas, donc ne sont à la mesure d’aucun en propre. C’est entendu, il s’agit d’un traitement applicable à tous et nullement de nécessités inhérentes au traitement d’un individu particulier. Bref, ils suivent des directives, appliquent des protocoles, s’agitent et il en résulte opinément tout un tas de bénéfices « secondaires » pour l’institution et ceux qui l’incarnent : quand on n’a plus de vêtement civils, ni carte d’identité, ni thunes, prendre la poudre d’escampette sans avis médical devient ardu. Être vêtus de bleu quand les soignants sont vêtus de blanc assoit nettement les rapports de pouvoir en jeu dans les murs de l’hôpital. Et puis une grosse institution comme un hôpital psychiatrique de secteur a des impératifs de gestion qui « justifient » en partie ces pratiques : tous les draps sont de la même taille, tous les uniformes se lavent, se repassent et s’ignifugent dans les mêmes machines, et suivent le même processus d’hygiénisation… C’est vrai, faut les comprendre aussi, vous imaginez le plan retour de lessive, réunir tous les « soignés » dans un réfectoire et faire l’appel pour : « La chemise à carreaux verts et bleus en 42 elle est a qui ? On a retrouvé le pull tigrou bleu ! Mais non madame Michu, puisque je vous dis que ce pantalon n’est pas à vous… » ?
C’est un fait, pour commencer à pouvoir gérer des individus psychiquement et matériellement, à avoir une emprise sur eux, de préférence aisément, on n’a encore rien trouvé de mieux que la rationalisation, la standardisation et la normalisation, donc l’écrasement de toutes ces petites particularités qui caractérisent, rassurent, justifient chacun-e d’entre nous. Ce dépouillage, ce sabotage de nos atours, de notre altérité, ce début de négation de notre originalité, ces rites d’entrée en forme de nivellement mêlé de bizutage nous mettent en condition.

Priver quelqu’un de ses repères, le couper de son monde, lui imposer un cadre matériel n’est pour autant pas suffisant pour lui faire accepter la nécessité d’une refonte totale ou quasi de son identité. Pour imposer la nécessité de cette refonte, la rendre effective et l’enraciner, mine de rien, il est nécessaire de se doter d’un panel de recettes, de trucs, de méthodes, parce que oui, souvent, un individu est rétif à son annihilation.Imposer un cadre de vie total va permettre de renforcer ce processus au quotidien. On nous prescrit donc un nouveau mode de vie fait de règles, d’horaires, d’interdictions et de permissions, qui ont aussi pour but de faciliter à l’institution, donc à son personnel, la cohabitation forcée dans un espace clos et restreint de tout un tas de déviances particulières et souvent peu compatibles à l’œil nu: une PDG en « burnout », un vieux bonhomme sans plus trop de famille pour lui débrouiller une maison de retraite moins pire que l’HP, un tueur de chats en attente de passage en justice et un étudiant surmené qui jongle avec la fac, ses trois petits boulots et les voix de tous les prédécesseurs de son studio pourri qui depuis 1893 tiennent tous sans exception à ce qu’il héberge la totalité des pigeons du quartier dans la cage d’escalier… Afin que, aussi différents que nous soyons, si différentes que soient les raisons qui nous ont poussés à entrer à l’HP, nous acceptions de subir notre égalisation, notre réajustement, il faut nier à chaque instant de notre quotidien la possibilité que nous nous déterminions par rapport à nous-mêmes, il faut nous nier toute manifestation de liberté, de préférence, de dégoût, de refus…
Les repas par exemple ont lieu à heures fixes et les menus sont imposés, peu importe que l’on soit végétarien, musulman pratiquant, fructivore ou allergique aux œufs, c’est purée-tranche de jambon blanc, compote, œuf-mayo pour tout le monde. On aurait préféré manger dehors parce qu’il y a un petit rayon de soleil, les tables sont dressées sous néons, et ça ne se discute pas. Il eut été agréable de trainer un peu après le repas parce qu’une discussion s’est engagée entre voisins ? Débarrassez moi le plancher, le repas est terminé, tout le monde dehors…
Comme tout le monde ou presque est sous traitement, la prise des médicaments est d’ordinaire associée aux repas,on prend ses petites pilules et ses petites gouttes avant de pouvoir manger. Et, s’il est éminemment pratique d’un point de vue gestionnaire de droguer tous les patients à la fois au moment du remplissage biologiquement nécessaire par le biais d’aliments la plupart du temps sans intérêt ni gustatif ni nutritif, je crois pouvoir assurer que prendre des calmants trois fois par jour avant les repas ensuque gravement. Donc on somnole toute la journée, on écrase d’un œil, on ronfle et on bave en public dans la salle télé ou la salle fumeur, mais ça n’est pas tellement grave, tout le monde ou presque est dans un état similaire et, quoiqu’il en soit, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Et comme dormir le jour fatigue peu, la nuit est faite de longues heures solitaires sans possibles, ni sortir de sa chambre, ni croiser un collègue, ni griller une clope… En revanche, le monde extérieur continue de vivre le jour et de dormir la nuit, lui. Ainsi nos visiteurs ne nous croisent qu’au plus fort des doses de médicaments journalières dont on nous gave.Si l’on a une réclamation quelconque à faire, une requête à formuler, une colère à vomir, nous sommes sous l’emprise de psychotropes alors que le médecin ou l’infirmier ou les visiteurs, eux, dorment la nuit dans leur lit, sont propres et frais, boivent du vrai café et ne bouffent pas du Loxapac ou du Tercian quatre fois par jour. Encore une fois, les motifs thérapeutiques croisent avec bonheur la volonté de nous gérer. La simple organisation de la prise des médicaments nous rend difficile de subvertir le cadre qui nous est imparti, si tant est que nous ayons l’énergie de le vouloir, et nous continuons de laisser se creuser le fossé entre notre vie d’avant l’hospitalisation et notre posture bancale du moment. Par ailleurs, il est difficile de nier que la prise de médicaments aux doses qui sont administrées à l’HP a des conséquences physiques absolument inédites et perturbantes. En moins de temps qu’il n’en faut pour s’en rendre compte, on devient étranger, méconnaissable à soi-même. Parce qu’avant, on ne bavait pas, on n’était pas aussi maladroit, engoncé, gêné, on ne se sentait pas aussi stupide ou à côté de ses pompes, on n’avait pas autant faim, ni surtout autant soif, notre sueur elle n’avait jamais eu cette odeur, on n’avait jamais mis autant de temps à se rouler une clope,
on n’avait jamais galéré autant à retrouver la machine à café qui est pourtant toujours au bout du couloir, et puis on n’avait jamais eu aussi peu de mots pour y penser ou en parler… Et personne pour nous expliquer tout cela autrement que par ce terme insupportable d’ »effets secondaires ». Mais cela n’a rien de secondaire de ne plus se reconnaitre, de ne plus se croire capable, cela n’a rien de secondaire de perdre tout ce qu’on ne croyait pas pouvoir perdre jusque-là, cette certitude que l’on est soi, et que cela vaut au moins bataille pour le défendre. C’est même un gros bout de ce qui nous amène à tolérer d’être modifié, à accepter la transformation de notre identité, à espérer follement même la mutation qu’on nous propose. Parce que je ne me souviens pas avoir senti aussi fort qu’à l’HP le désir d’être n’importe qui d’autre, n’importe où ailleurs, dans n’importe quel champ d’herbe du voisin plus verte ou pas…

Enfin, il est important de ne pas négliger le rôle bien établi, la fonction bien huilée, rodée qu’ont les blouses blanches dans ce processus de dépersonnalisation. Car je me refuse à croire que des soignants ne puissent, s’ils se regardaient un peu honnêtement, admettre leur participation active dans le fait de nous faire devenir patients. Au quotidien, dans les murs, il ne peut être nié que leur rôle est aussi de justifier des méthodes thérapeutiques disciplinaires et punitives et s’avèrerait presque aussi efficace. Le trop fameux « c’est pour votre bien », qu’il s’applique à « pourquoi on m’attache » ou à « pourquoi je suis obligée de prendre ce médoc qui me fait des confusions dans la tête», est insultant. « C’est pour votre bien » est la réponse à ceux qui ne méritent même plus une réponse. À une question vraie, urgente, on ne peut se permettre d’opposer un alibi ré- chauffé, identique pour tous sans faire le jeu du mépris, sans perpétuer la condescendance à notre égard, sans nous dégrader, nous diminuer, nous rendre moins égaux… Les soignants organisent au quotidien notre maintien dans l’ignorance et bien des questions sont réglées par un simple mais sans appel « vous n’avez pas besoin de le savoir ». Mais surtout, les soignants, que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam pourtant, prétendent savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous « ça va vous faire un peu de bien d’être contenu », « vous allez dormir un petit peu, et tout ira mieux ». Et si on râle, si on ne veut pas se contenter de leur réponse à peine décongelée, à peine investie, les soignants se déchargeront tranquillement des décisions qu’ils appliquent pourtant à la lettre sur les médecins qu’ils rendent inaccessibles : « Pour votre permission, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui décide, vous verrez avec le médecin. -je peux le voir quand le médecin ? -ça, c’est pas moi qui décide ». Mais tu décides de quoi alors? Parce que pour décider de ce que j’éprouve, vous n’êtes pas en reste : « mais non vous n’êtes pas triste, vous êtes juste un peu déprimée », « mais non vous n’êtes pas en colère, vous êtes un petit peu agitée ». Nous ne sommes même plus aptes, visiblement, à nommer les émotions qui nous traversent, à éprouver nos émotions d’avant, des émotions civiles, légitimes. Non, entre quatre murs et face à un soignant nous n’éprouvons plus qu’un échantillon de «symptômes» liés à notre «pathologie», mais ça tombe à pic: un traitement est prévu pour ce genre de cas. Pour le coup de déprime : un petit cachet, pour l’agitation : les sangles, pour un délire: la chambre d’isolement… et une fois enfermé, quand on cognera sur la porte pour implorer une clope, on nous répondra « j’arrive »… qui n’est encore qu’une formule toute faite pour signifier qu’on est loin d’être exaucés. (7)
Est-il nécessaire d’expliciter ce qui se passe de commentaire : quand on ne prend même plus la peine de répondre à quelqu’un, c’est qu’il n’est plus quelqu’un. Et qu’il soit bien clair qu’il serait malvenu de justifier de telles pratiques par cet autre alibi tout aussi fallacieux du « cruel manque de moyens » de l’institution psychiatrique aujourd’hui. Ça va mieux en le disant.

Et une fois que l’on a ré-appris à vivre selon des règles strictes et non-choisies, dans l’auto-surveillance, la peur des punitions, le respect de l’autorité…Banco, on est bons pour reprendre du service. Et souvent on se taira parce qu’on ne pourra pas raconter tout ce que l’on a vécu sans être impudiques, sans avoir à admettre que oui, on n’a pas dit grand-chose, que non, on ne s’est pas rebiffés. Parce qu’on sait que le fait d’avoir fait un séjour à l’HP décrédibilise pas mal notre parole. Parce qu’on ne peut pas se permettre immédiatement le luxe de la critique. Parce que ce que l’on vient de vivre est vraisemblablement un des moments les plus marquants de notre vie, au moins socialement, mais qu’on a surtout envie de l’oublier, de le faire oublier. Du coup, on garde tout cela et on retourne cahin caha à la vie ordinaire. Et ce que l’on a appris c’est peu de choses finalement, si ce n’est que c’est souvent sans coup férir, tout simplement, presque par glissement… que l’on devient patient.

C.

Notes :
(1) A l’origine de ces questions et du texte qui en découle, l’écoute d’un documentaire audio : « Devenir patient » écoutable ici. Et le travail réalisé par quelques-uns d’entre nous pour le W-E Résister à la psychiatrie qui s’est déroulé au Mas d’Azil en septembre 2011, sous la forme d’un montage audio:« La fabrique du patient » écoutable ici. (retour au texte)
(2) Concernant le mécanisme d’actualisation du rôle de patient : « Lire attentivement la notice ». (retour au texte)
(3) Le terme d’ « individu » est préféré dans ce texte à celui de « personne » puisqu’il signifie étymologiquement « que l’on ne peut couper » et se définit aussi comme un « corps organisé vivant une existence propre, et qui ne saurait être divisé sans être détruit », une notion dont on comprendra l’importance au cours du texte et à mon sens plus défendable que l’utilisation du terme « personne », issu du latin persona qui à l’origine désigne un masque de théâtre et comprend aussi les attributs, les rôles et postures et déguisements d’un individu. (retour au texte)
(4) Sur le fonctionnement et la définition des institution totales ainsi nommées par Erving Goffman, on peut se référer à Asiles, ed. de minuit, 1968. (retour au texte)
(5) Lire « On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout« . (retour au texte)
(6) Sur les buts, fonctions et rôles de l’institution psychiatrique : « Éructations monomaniaques…». (retour au texte)
(7) Pour voir les soignants œuvrer à leur grande mission à coups de « c’est pour votre bien », on ferait toujours bien de revoir « Saint Anne, hôpital psychiatrique » de Ilan Klipper. Pour l’analyse de l’une des scènes les plus frappantes de l’exercice du pouvoir des soignants : « La bataille du pyjama ». (retour au texte)

Villejuif, de Serge Reggiani

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Comme dans tous ses numéros précédents, Sans Remède vous propose une chanson. Cette fois-ci nous avons jugé bon d’expliquer notre choix. En effet, « Villejuif » de Serge Reggiani nous a semblée intéressante à plusieurs titres, et d’abord parce que le sujet qui chante est enfermé dans un hôpital psychiatrique, ce qui n’est pas une thématique si courante de la chanson française. Ensuite parce qu’il décrit l’enfermement dans des termes qui nous ont parlé : « on me cache dans un coin », « fourrière des humains ». Mais aussi parce que nous avons été obligés d’en retranscrire un couplet, souvent omis quand on cherche les paroles. Ce couplet est entre parenthèses dans le texte et marque le caractère éminemment politique de la chanson. En effet, on y lit bien que le narrateur est enfermé à l’hôpital psychiatrique de Villejuif par mesure répressive, car il s’est battu pour un idéal, « contre quelle vie me suis-je battu pour qu’on me cueille un matin ? » et qu’il a été interné sur dénonciation, « des gens ont dit… ».

Par ailleurs, certaines retranscriptions transforment Grèce en Brest. Nous n’avons pu nous empêcher de penser aux différentes versions du « Déserteur » de Boris Vian, chanson dont la censure a imposé une modification du dernier couplet, sans pour autant trouver aucune information précise de cet ordre pour « Villejuif ». Mais il reste que pour nous, cette chanson écrite en 73 nous paraît faire très clairement mention de l’écrasement du printemps de Prague en 1968 et de l’invasion de la ville un an plus tard par les chars russes, de la dictature des Généraux en Grèce (de 1967 à 1974) et de la dictature de Franco en Espagne (1939-1975)… Et met en rapport direct les systèmes répressifs en vogue à l’étranger avec la section Colin de l’hôpital de Villejuif. Pour mémoire, le docteur Henri Colin, qui s’est spécialisé dans l’étude de la question des « aliénés criminels et vicieux », a été chargé d’organiser le quartier spécial des aliénés difficiles à l’asile de Villejuif. La section a été ainsi nommée en son honneur, c’est la première Unité pour malades difficiles (UMD) créée en France, accueillant des hommes dès 1910 puis s’ouvrant aux femmes à partir de 1933.

REFRAIN

Je n’vous écris pas de Grèce
Ni de Prague ni de Madrid
Moi, je vous écris de France
De l’hôpital de Villejuif

Ça va bientôt faire dix années
Qu’on me cache dans un coin
Qu’on vient me jeter la pâtée
Dans ma chambre chaque matin
Je ne sais pas ce que j’ai bien pu faire
Pour être mis à la fourrière
A la fourrière des humains
Qu’est-ce que je fais en pyjama
A tourner entre ces murs blancs
Appeler qui, implorer quoi ?
D’où je suis personne ne m’entend
Toutes mes peines sont peines perdues
Je vis, mais ça ne compte plus
Puisqu’ils m’ont rayé des vivants

REFRAIN

Ils peuvent me piquer la peau
Et me sangler à mon lit
J’entends toujours mille marteaux
Résonner dans mes insomnies
Je vois toujours des foules déferler
Des mains et des portes fermées
Je ne trouve plus la sortie
(Contre quelle vie me suis-je battu
Pour qu’on me cueille un matin
Des gens ont dit qu’ils m’avaient vu
Avec une arme dans la main
Les rêves à l’air et la tête en morceau
Ils m’ont jetés dans ce ghetto
A Villejuif section Colin)

REFRAIN

J’ai pourtant dû être un enfant
Moi aussi j’ai dû courir
Après des chiens, des cerf-volant
Si je pouvais y revenir
Mais je ne sais plus où dans quelle banlieue
J’ai semé des cailloux qui me
Ramèneraient à ce jardin

REFRAIN

Je suis une personne qui a dérangé

Nous avons reçu ce texte, qui par ailleurs a été lu sur la radio Canal sud à Toulouse (92.2) le 3 mai 2011.

courrierambulanceIl y a des gens qui attendent pour avoir de l’inspiration. J’aimerais faire partie des gens qui attendent, mais je n’ai plus le temps d’attendre. On m’a volé ma vie. Et certes j’en suis consciente, je ne pourrai plus rattraper ce temps. Et je ne cherche plus à le rattraper. Je ne suis pas non plus dans un délire de science-fiction, je ne cherche donc pas la machine à remonter le temps, je la laisse aux réalisateurs.
La seule chose dont il me reste c’est de m’exprimer face à une société hypocrite, une société schizophrène. On donne des noms de maladie comme schizophrénie mais cette maladie n’est que le reflet de l’incompréhen- sion sur une personne face à cette société. Ces gens dits schizophrènes souffrent d’une réalité évidente mais ils doivent se taire. Ils sont même dits parfois dangereux. Je ne vous dis pas ça parce que je suis schizophrène, non, mon diagnostic a été établi et je suis borderline, en gros le cul entre deux chaises.
Je suis une personne qui a dérangé.
Et Sarkozy au lieu d’établir sa politique de nettoyage au karcher, qui m’aurait franchement amusée, et oui, il n’aurait fait que me mouiller au pire me laver.
Non il a opté pour le lavage de cerveau à base de cami- sole chimique pendant trois ans non stop.
À force de forts dosages, je suis même tombée dans un coma artificiel de huit jours sans qu’aucun membre de ma famille soit au courant. SARKO tu peux m’expliquer ? Sarko je suis désolée pour toi mais j’ai des tas de questions à te poser.
Après trois ans de surmédicamentation, j’ai développé une hépatite médicamenteuse, une stéatose et ça va de soi une obésité.
Tu sais sur les notices de médicaments appelés psycho- tropes, il est mentionné de ne pas ingérer ce produit en cas d’hépatite mais le produit m’était injecté tous les quinze jours. J’aurais préféré que tu me mettes dans un four crématoire. Là ma mort aurait été plus rapide.
Là je vis une mort lente et douloureuse.
Tu ne connais peut-être pas le mot douleur physique. Mon psychisme, il va bien. De plus, plus je parle ou j’écris plus il va bien mais le physique ne suit pas. Co- lique avec un dos irradié, douleur dentaire, énurésie.
Bref je sais que je t’ennuie mais je te demande des ré- ponses afin que mon corps cicatrise.
PS : va donc sur mon casier judiciaire, il est vierge.
Tes agents de la voie publique, je les respecte.
Et puis le personnel soignant des HP ou CMP eux aussi je ne leur ai fait aucun préjudice.
Sache aussi que j’ai connu le viol en HP. Le premier j’ai été à la gendarmerie de Fontainebleau lesquels m’ont dit qu’il fallait d’abord porter plainte contre l’établisse- ment.
Le second en HP à V. Corbeil-Essonnes. Tu sais là où on met les gens en HO d’abord dans le mitard, puis en chambre d’isolement puis enfin en chambre ouverte. Je l’ai signalé au personnel. Je dormais avec mes habits mais le matin j’étais dévêtue. Face à leur incompréhension, j’ai demandé à être enfermée dans ma piaule sans alarme. Il est revenu mais il ne pouvait pas entrer.
Le lendemain, un psy m’a fait sortir de cet HP.
Je suis retournée dans mon foyer F. CHRS mais ils ne m’ont pas laissé rentrer et m’ont demandé de retourner dans cet HP.
J’ai donc pris la fuite chez un ami à Paris 15ème. C’était un sans papier, on s’est d’ailleurs mariés.
Tu sais sur ce mariage il y a eu enquête au commissariat du XVème, métro Charles Michels.
Pendant mon audition, ils m’ont demandé si mon père était incarcéré ?
J’ai répondu que j’étais là pour me marier et non pour les affaires d’inceste. Car comme toi cet homme est trop puissant. Et on peut donc rien contre lui. Donc conséquence, on s’attaque à moi, sale gamine.

Maintenant je vais demander à mon infirmier ici présent de m’injecter ma camisole chimique afin que je te foute la paix. Tu sais la piqûre qui brûle les fesses de plus en plus fort et qui nous plonge dans un profond sommeil. Au fait ton karcher, il est rempli d’eau froide ou d’eau chaude ?
Après si je me réveille je ferai une tentative d’exister. Enfin si tu veux bien me laisser vivre en liberté avec mon pauvre statut handicapé.
Dis toi aussi que ton cerveau fuse aussi vite que le mien à part que moi, je n’essaye pas de la faire à l’envers, tu es un homme de pouvoir, tu ne souhaites que la réussite avec le plus d’entrée d’argent si possible, pour moi tu n’es qu’un malade de pouvoir, moi je suis une malade comme toi mais le pouvoir c’est contre ma nature, c’est pas ma vertu, mais par contre les injustices, je me battrai tout le temps. Toi tu n’hésites pas à tuer, en plus c’est de la torture car tire un bon coup sur moi et au moins je ne verrai plus les aberrations de ta société la plus arriérée en Europe et surtout au niveau de la santé.
La piqûre commence à agir, des éléments schizophréniques vont me passer dans la tête.
Je voudrais que sur mon PC aucune publicité me harcèle, j’écoute une chanson sur youtube for example mais là je me tape cerise de groupama mais qu’est-ce qu’elle fout là elle, dégage, je veux écouter mon son !

OCNI.

L’injection est prête

G. nous raconte le tout premier rapport avec l’institution, le moment de la « prise en charge ». C’était en 2007.

loupJe monte de mon plein gré dans le véhicule de pompier qui vient me chercher. Les pompiers me posent sans cesse les mêmes questions quant à mon identité et à la raison qui m’a poussé à les appeler. L’un me déclare que je suis en pleine forme. Cela ne me rassure qu’un peu. À vrai dire, je me croyais dans un songe, où mon corps accidenté était allongé sans connaissance dans ce camion, et j’avais l’illusion de parler à ces hommes.
Arrivé à destination. Où m’ont-ils amené ? Sans doute les urgences de cette ville qui ne m’est pas familière. Je leur dis que je ne souhaite voir personne, et désire dormir un peu. On m’installe dans un fauteuil dans l’entrée. Pas confortable de dormir assis ! Les idées défilent. Les gens aussi.
Le jour se lève, et on me propose de m’installer dans une salle cubique. Un psychiatre arrive, je discute avec lui. Il me fait penser à un comédien : il parle peu, reste statique pendant dix secondes, puis, change de position. Il quitte les lieux sans m’annoncer ce qui va se passer. Je dois uriner dans un flacon d’urine. Trop intimidé par ce lieu trop vaste, je n’y parviens pas.
Le temps passe, j’aimerais savoir ce qu’il va se passer. Je sors de ma cellule ouverte, pour interroger les infirmiers, mais n’obtiens pas de réponse. Je m’impatiente, et commence à être violent verbalement. Je pousse le vice à aller dans une autre cellule, où je déclare à un blessé léger que dans une autre vie il serait psychiatre.
Tout à coup on vient me chercher. Je les suis jusqu’à l’ambulance. Avant de monter, je demande où l’on m’emmène. Je n’obtiens pas de réponse. Là, je m’énerve et déclare : « c’est à la mort que l’on m’emmène« . Je vois au regard de l’ambulancière que je l’ai choquée. Mon seul refuge est de revenir dans ma cellule, ce que je fais violemment.
À peine installé, plusieurs infirmiers et les deux ambulanciers arrivent avec un brancard. De force, on m’allonge, on me baisse le pantalon. L’injection est prête. Je sens le produit dans mon fessier. Je suis maintenant attaché, seul dans ma cellule. Je me débats en hurlant. J’en arrive même à me faire tomber avec le brancard. La position est très inconfortable, je sens l’endormissement dû au produit. Les infirmiers reviennent pour relever le brancard, et je m’endors.

G.

À des fins politiques

Sans Remède est né d’un certain nombre de volontés harmonieuses (ou du moins concordantes) : donner à entendre la parole des psychiatrisé-e-s par-delà les murs et la solitude des parcours psychiatriques, mettre en exergue le commun entre ces histoires bien trop banales pour qu’on puisse croire qu’elles ne relèvent que de l’ordre de l’intime et du familial, et ainsi recommencer à penser la psychiatrie comme un objet politique, le lieu d’antagonismes irréconciliables, et de fait un terrain de luttes.

Les histoires dont il est question dans ce dossier ne nous semblent pas relever seulement d’un récent mouvement de « psychiatrisation de la contestation et de la révolte » lié à des évolutions législatives ou d’un « tournant sécuritaire »… Comme le développe l’article de K., le ver était bien dans le fruit dès l’origine, quand la psychiatrie se constituait en discipline autonome de la médecine générale, rendant déjà plus de comptes aux pouvoirs publics dans la gestion du cheptel humain qu’à ses usagers-cibles. La psychiatrie est bien l’un des organes de répression de « la déviance » qui sont par définition politiques. Issue d’un contexte historique et d’une organisation sociale, elle s’y est fait une place et a participé à fabriquer le monde que nous habitons.

On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout !

L’administration du « soin », de l’asile au secteur.

Faire un petit tour dans l’histoire de la psychiatrie, non pas pour en présenter un exposé exhaustif de tous les moments. Il s’agit ici de donner un éclairage sur les fondements de cette science qui se veut médicale mais qui est probablement plus proche du politique. Et de voir comment les psychiatres se sont faits de tout temps une place auprès des instances de répression et de gestion. Il ne sera pas ici question de l’alibi thérapeutique que convoque la psychiatrie pour justifier son rôle social et ré-écrire son histoire mais bien de ses moments constitutifs.

« Il faut donc pour ces infirmes des établissements publics (…) soumis a des règles invariables de police intérieures » (1)

Tout se joue sur fond de Révolution Française. En 1790, les lettres de cachet sont abolies. Celles-ci permettaient au Roi de faire enfermer dans des maisons de force n’importe qui sans autre forme de procès. Cette forme d’internement arbitraire disparaissant, il faut trouver de nouvelles justifications et un cadre juridique à l’enfermement des malades mentaux. Tous les détenus pour cause de démence devront voir leur situation revue par un médecin ou un juge afin qu’ils soient libérés ou internés. Cela s’inscrit dans un mouvement plus général où chaque moment de la vie civile doit revêtir un caractère légal.

Schuiten2Il faut donc agir. Il y a nécessité à trouver des médecins spécialistes de la folie qui auront légitimité à la reconnaître, la diagnostiquer et éventuellement enfermer les dits fous. Il n’est pas encore question de réinsérer le fou dans le monde social mais toujours de protéger l’ordre public, et pour cela de l’identifier comme tel et de le séparer du criminel. Il faut pour que la séparation soit possible lui attribuer le caractère de malade. Se fabriquent ainsi les conditions qui permettront la séparation définitive de la prison et de l’asile. Le saut scientifique qui attribue le caractère de malade au fou est opéré par un certain Philippe Pinel (2). Ce médecin aliéniste commence à cartographier les grands types de démence et cherche aussi des moyens de « guérison ». Il mettra en place un certain nombre de principes, qui appliqués correctement sont censés conduire le « patient » vers la rémission : l’isolement du monde extérieur ne se justifie pas seulement dans un souci de protection de la société mais a aussi une visée thérapeutique. Un autre principe est l’imposition de l’ordre asilaire sensé être le moyen du retour de la raison d’un esprit qui déraisonne. On voit ici se dessiner ce que sera l’asile : un lieu fermé, à l’écart de la ville et à l’intérieur duquel le médecin aliéniste fait régner l’ordre.

Cette place que prend le médecin aliéniste vient ainsi répondre à un nouveau type de gestion sociale et vient combler un vide juridique. Contrairement à leurs collègues chirurgiens qui dissèquent sur des tables d’opération des viscères et des humeurs, les aliénistes prennent pour terrain de jeu la déviance sociale et la morale : ils sont dans les dispensaires, les maisons de force et les tribunaux car « la folie est le produit de la société et des influences intellectuelles et morales ». (3)
On voit ici qu’il y a, dès le début, une collusion entre la psychiatrie et l’ordre judiciaire en vue d’un contrôle social plus efficace : on a bien affaire à la naissance d’une science politique.

« Ce jeune homme était trop malade pour jouir de sa liberté » (4)

Cet objet commun, une société saine, la psychiatrie le partage avec la police et la justice. Il est question par exemple dans le code pénal de 1810 (article R.30) de punir « de l’amende prévue pour les contraventions de deuxième classe (…) ceux qui auront laissé divaguer les fous ou des furieux étant sous leur garde, ou des animaux malfaisants ou féroces (…). » Petit à petit, le monde judiciaire intègre la distinction entre dément et criminel. Cette alliance du juridique et du psychiatrique est pour le moins stratégique. En effet, à la même époque, la psychiatrie peine à se faire une place au sein du grand mouvement de réforme et d’unification de la médecine générale, qui part du postulat que maux et maladies trouvent leur siège au cœur même des organes.

Les aliénistes, au contraire, défendent l’idée d’une « médecine spéciale » et singulière et ne croient pas à la possibilité d’aller chercher dans le cerveau humain « une obscure raison métaphysique aux pathologies mentales » (Pinel). C’est bien dans l’héritage social et moral qu’il faut chercher l’origine de la démence. Les classes dangereuses et leurs comportements immoraux sont en cause et le traitement sera répressif et normatif.

« L’ordre et la régularité dans tous les actes de la vie commune et privée, la répression immédiate et incessante des fautes de toute espèce, et du désordre sous toutes les formes, l’assujettissement au silence et au repos pendant certains temps déterminés, l’imposition du travail à tous les individus qui en sont capables, la communauté de repas, les récréations à heure fixe et à durée déterminée, l’interdiction des jeux qui excitent les passions et entretiennent la paresse, et, par des- sus tout, l’action du médecin imposant la soumission, l’affection et le respect par son intervention incessante dans tout ce qui touche à la vie morale des aliénés : tels sont les moyens de traitement moral qui ne peuvent être employés que dans les maisons spéciales destinées au traitement de la folie, qui donnent au traitement appliqué dans ces maisons une supériorité incontestable relativement au traitement à domicile. »
Monsieur Parchappe, inspecteur général des asiles d’aliénés et du service sanitaire des prisons et médecin en chef de l’asile des aliénés de Saint-Yon, Rapport sur son service médical, 1841, cité par Robert Castel, L’ordre psychiatrique, éditions de Minuit, 1976, p.124.

Les différents postes qu’occupait Esquirol (élève de Pinel) témoignent de cette volonté de fabriquer de la norme : il n’était pas seulement chef de file de la nouvelle école de médecine mentale et inspecteur général des facultés de médecine mais aussi président du conseil d’hygiène publique et de salubrité et membre de l’académie des sciences morales et politiques. Dans cette confusion entre hygiène mentale et l’hygiène publique, Esquirol ne fait bien sûr pas exception, on retrouve parmi ses collègues et élèves bon nombre des membres d’instances de gestion morale et politique de l’époque. Ils font ainsi infuser l’idée que la maladie mentale atteint le corps social et qu’il faut donc travailler de concert avec la police et la justice pour purifier, protéger la société des déviants qui l’habitent. On trouve dans Les annales d’hygiène publique et de médecine légale de janvier 1829 (parution d’un groupe constitué à l’initiative d’Esquirol) cette citation : « La médecine n’a pas seulement pour objet d’étudier et de guérir les maladies, elle a des rapports intimes avec l’organisation sociale ; quelquefois elle aide le législateur dans la concertation des lois, souvent elle veille, avec l’administration au maintien de la santé publique. Ainsi appliquée au besoin de la société, cette partie de nos connaissances constitue l’hygiène publique et la médecine légale. »

schuitenConcernant le volet répressif, il est accordé à la psychiatrie la mission de gérer les « cas » qui ne peuvent plus relever de l’isolement carcéral, via entre autres l’article 64 du code pénal de 1810 : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » Le droit s’actualise à mesure que les psychiatres rentrent dans les tribunaux en tant qu’experts. Aux questions que se pose la justice, le psychiatre vient apporter une réponse scientifique, non pas quant à l’exactitude des faits constituant le crime mais sur la nature du criminel. S’opère ici un glissement notable : on juge dès lors moins les faits que les hommes et c’est en fonction de leur dangerosité supposée qu’ils seront condamnés par le tribunal à tomber dans l’escarcelle des psy. Ce concept pénal nouveau donne la mesure de la peine, il n’y aura pas d’enfermement carcéral mais un isolement médical en vue d’éviter une éventuelle récidive. C’est bien un traitement pénal préventif que les experts psychiatres proposent. C’est dans les tribunaux que la psychiatrie va gagner ses galons de science reconnue et légitime. Tout est en place pour que l’État donne les moyens à la psychiatrie de s’étendre sur le territoire. La loi de 1838 fixe le cadre des internements d’office en asile et donne tout pouvoir aux médecins quant aux sorties. Dans la foulée, des médecins psychiatres fraîchement promus sont envoyés aux quatre coins de la France pour bâtir des asiles, et aménager le nouveau maillage psychiatrique. Cette diffusion permet aux psychiatres de prétendre faire de la prévention et ainsi faire en sorte que les « fous » ne se retrouvent plus devant les tribunaux mais arrivent directement à l’asile. Comme le défend en 1835 le médecin Leuret à propos du procès de Pierre Rivière : « La société a donc le droit de demander non la punition de ce malheu- reux puisque sans liberté morale il ne peut y avoir de culpabilité, mais sa séquestration par mesure administrative comme le seul moyen qui puisse la rassurer sur les actes ultérieurs de cet aliéné. » (5)

C’est bien une délégation de pouvoir qu’a réussi à conquérir la psychiatrie. Ce mandat en cohérence avec les normes judiciaires, elle l’a reçu en assurant que la réponse à la déviance qu’elle apporterait serait répressive.

« Et vous savez fort bien que des patients dont l’état s’est stabilisé pendant un certain temps peuvent devenir soudainement dangereux. » (6)

L’asile institué donc dans la seconde moitié du XIXe siècle vivra sous sa forme primitive pendant plus de cent ans, avec quelques sursauts de changements pendant et à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. L’évolution généralisée de la psychiatrie prend corps à partir des années 1960 avec l’apparition du secteur.
Le secteur est à l’origine une entité administrative géographique de gestion des « malades mentaux », son ambition étant aussi de casser l’isolement asilaire. L’objet de ce texte n’étant pas de faire un inventaire complet de l’histoire de la psychiatrie française, il sera plus question du dispositif mis en place par le secteur que de son fond théorique.
Avec l’instauration des asiles, il y avait déjà un dispositif étendu sur le territoire mais tourné sur lui-même, c’est à dire fonctionnant en vase clos, avec très peu de porosité avec le monde extérieur. Le secteur a la volonté d’ouvrir les portes, et non pas de casser les murs. Il s’agit de fabriquer de multiples relais psychiatriques dans la ville, au plus proche des gens. Le maillage entamé par l’asile se resserre encore, à coup de centres médico-psychologiques, centres d’accueil thérapeutique à temps partiel ainsi que d’une myriade d’autres institutions se répartissant la gestion d’une population désormais sortie de l’hôpital psychiatrique mais suivie au plus près de chez elle. Si les défenseurs du secteur aiment à se féliciter de l’importante diminution du nombre de personnes internées à temps complet, il n’empêche que cette évolution aura aussi provoqué une augmentation vertigineuse du nombre de patients pris en charge, ce qui signifie un plus grand nombre de gens rattachés au dispositif de contrôle psychiatrique. (7) De fait, les raisons qui pouvaient valoir à quelqu’un de se retrouver dans le giron de la psychiatrie évoluent : auparavant c’était le caractère de dangerosité qui prévalait et qui justifiait l’internement. Dorénavant, il n’est plus question d’attendre le comportement déviant pour intervenir, mais d’isoler des groupes ou ensembles de personnes à risques, c’est-à-dire présentant une forte probabilité de déviance.

schuiten3C’est là que le concept de prévention prend vraiment son sens. Nous sommes passés d’un monde asilaire clos à une société psychiatrique ouverte sur la société où chaque « déviance » peut être traitée par une administration dédiée : une pour l’enfance, une pour le travail, une pour les ex-taulards, une pour le retour au travail, la réinsertion etc… S’il y a moins d’enfermements à vie en milieu psychiatrique, il y a désormais la constitution de parcours et de circuits fermés dans lesquels les gens sont coincés et dont ils ne peuvent plus sortir.
Ce n’est pas parce que le dispositif a changé que son objet change. Le but étant toujours de contrôler la frange déviante et potentiellement « dangereuse » de la société. Pour illustration, la dernière loi en date encadrant les enfermements en psychiatrie renforce la possibilité de se faire interner sans consentement, et étend la contrainte jusqu’au domicile puisqu’il peut désormais y avoir des mesures de soin « en ambulatoire » sous contrainte, c’est-à-dire chez soi.
La proximité avec la justice n’est pas non plus oubliée. Existe encore cette fameuse potentialité dangereuse, cette hypothétique récidive qui valait aux déments du XIX siècle d’être internés à vie sur diagnostic d’un psychiatre devant les tribunaux. Même la fameuse enquête psycho-sociale réclamée par les juges à propos d’un prévenu, où l’expertise psychiatrique vient confirmer la nature « déviante » de tel prévenu et le condamne encore plus. De manière plus directe, la loi sur la rétention de sûreté (2008) donne la possibilité à une commission composée d’un psychiatre, de membres de la pénitentiaire, d’un psychologue et de représentants de victimes de prolonger une peine accomplie sous prétexte que la personne présente « une forte probabilité de récidive » ou des « troubles de la personnalité ». Cette nouvelle loi réaffirme la force de l’expertise psychiatrique et sa prétention à faire des pronostics et à statuer sur la « dangerosité » d’une personne, c’est à dire à faire un diagnostic sur le futur.

Pour conclure, on peut dire que la psychiatrie a toujours su évoluer avec la société, et toujours pour occuper cette place répressive. Quels que soient les changements dans la manière de diagnostiquer ou expliquer les troubles mentaux, les psychiatres conservent le même rôle social. En bonne institution, la psychiatrie s’est d’abord assurée de sa propre continuité, quitte à redéfinir son objet à chaque moment de l’histoire pour conserver sa place répressive et assurer sa survie. Ainsi, le pouvoir psychiatrique se perpétue…

K.

Notes :
(1) Ph. Pinel, cité par Robert Castel, L’ordre psychiatrique, éditions de Minuit, 1976, p.95. (retour au texte)
(2) Philippe Pinel (1745-1826) : Médecin aliéniste connu pour son fameux geste. Il aurait fait libérer de leurs chaînes les « fous » de la Salpêtrière, mais fidèle à ses principes thérapeutiques, il les réenferma dans les murs de l’asile. (retour au texte)
(3) Esquirol (1772-1840) : Élève de Pinel, est à l’origine de la loi de 1838 dotant chaque département d’un asile. (retour au texte)
(4) Leuret cité in. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Folio, 1973, p.253. (retour au texte)
(5) Leuret, ibid, p.379. (retour au texte)
(6) Sarkozy, discours d’Antony, décembre 2008. (retour au texte)
(7) De 1989 à 2003, le nombre de patients pris en charge par l’institution psychiatrique a augmenté de 74%. Source : DREES (Direction recherche études évaluation et statistiques). (retour au texte)

Il n’a eu de cesse de recevoir brimade sur brimade…

Ce qui fait suite est le récit d’un couple ayant subi plusieurs hospitalisations sous contrainte. Ils nous ont envoyé cette lettre et tiennent à préciser qu’ils étaient sous l’emprise des médicaments lors de sa rédaction, ce qui explique son caractère brouillon, qui ne nous avait pourtant pas heurtés. Ils nous ont aussi fait part de leur grande « souffrance psychique , souffrance due aux traitements reçus pendant leur internement« .

Depuis leur sortie, ils sont tous deux soumis à un « programme de soins sous contrainte », et ce pour une durée d’un an, sur décision de leur psychiatre respectif. J. doit rester chez lui car les infirmiers se pointent trois fois par jour pour l’obliger à prendre ses médicaments. Il doit aussi se rendre au CMP (Centre médico- psychologique) tous les quinze jours pour se faire administrer des neuroleptiques sous forme de piqûre retard. Se rajoute à cela une visite mensuelle, elle aussi obligatoire, chez un psychiatre afin « d’ajuster » son traite- ment. Et bien entendu, si soustraction il y a à l’une de ces astreintes, c’est le retour à la case internement. De son côté, A. doit se rendre chaque mois chez un autre psychiatre et suivre son traitement.
On perçoit quelque peu ce que la nouvelle loi permet, dans son volet « soins sans consentement en ambulatoire »…

Après avoir été moult fois hospitalisés de plusieurs manières à Paris et ayant fait le choix avec mon époux de venir vivre à Soucy, l’enfer recommence avec deux mesures préfectorales d’enfermement psychiatrique d’office. Le 27 janvier 2012, la gendarmerie et la mairesse de Soucy se présentent à notre domicile pour nous séparer et nous éloigner loin l’un de l’autre, afin, j’espère qu’ils n’en sont pas conscients, de nous y faire souffrir pendant un mois et demi. Moi, A. à l’unité Henry Hey et J. au CHSY d’Auxerre. Ces mesures d’enfermement ressemblent plus à une détention dans un univers carcéral qu’à un lieu de soins, si tant est besoin de soins il y ait.
Nous en sommes arrivés là car nous avions cessé nos traitements médicamenteux, tellement heureux d’avoir pu quitter Paris pour vivre à la campagne et enfin donner un sens à notre vie commune.
À l’hôpital, les conditions de vie sont répressives et totalement judiciarisées. C’est pourquoi il est urgent d’agir, pour remettre chaque compétence à sa juste place et ne pas faire de la psychiatrie une médecine toute puissante, comme c’est le cas en ce moment. Certains peuvent penser à ce titre, que la création de l’institution du juge des libertés et de la détention est une avancée considérable. En réalité, cette nouvelle loi est bien hypocrite. Elle ne constitue en rien une avancée des droits et des libertés publiques pour le patient hospitalisé. Par exemple, pour ce qui concerne J., mon époux, lors de sa seconde HO du 8 juin 2012, il s’est vu aller devant les juges des libertés comme la loi le prévoit. Il a demandé une contre-expertise psychiatrique. Elle lui a été accordée,mais a été à sa charge. Depuis et comme au début de son hospitalisation, il n’a eu de cesse de recevoir brimade sur brimade, humiliation sur humiliation. Ceci sans raison car son comportement est irréprochable et sa saisine relève de l’application de la loi.
Pour ce qui me concerne et l’hospitalisation du 27 janvier 2012, j’ai été placée en chambre d’isolement pendant dix jours alors que mon comportement était calme, afin de rater la date de l’audience devant le juge des libertés. Cette audience m’a finalement été accordée ultérieurement.

En ce qui concerne la seconde hospitalisation de mon époux, il faut vous dire que la contre-expertise a permis à la préfecture et l’Agence régionale de santé (ARS) de justifier la prolongation de son hospitalisation d’office le mardi 10 juillet 2012 pour un mois ou plus, alors que tout le monde pensait que l’ARS et la préfecture lèveraient à cette date la mesure d’hospitalisation complète. Les conditions de vie des patients, hospitalisés ou non, dépendants de la médecine psychiatrique sont totalement carcérales et répressives.

Les atteintes à la dignité des patients sont quotidiennes et absurdes et non-fondées. Je crois qu’il serait urgent de déjudiciariser la psychiatrie ce qui n’empêcherait pas -dans certains cas si besoin était- de faire appel à la justice.
Enfin, la charte des patients (hospitalisés ou non) soignés en psychiatrie est violée dans son application chaque jour. Par exemple, dans le cas de mon époux, il se voit interdit de choisir librement son médecin. Cette situation a pour conséquence de mauvaises relations patient-médecin. Ce dernier augmentant la médicamentation de mon époux de façon scandaleuse, dangereuse car inadaptée. Il s’ensuit un rapport de force conflictuel (entre le médecin psychiatre et mon époux) qui est néfaste pour sa santé et son équilibre.
Depuis le 30 juillet (date de sortie de J. de sa seconde HO),mon époux est totalement épuisé par son traitement et souffre de fortes douleurs au dos (dues certainement au mauvais état des lits en chambre d’isolement et en chambres et à l’inactivité durant un mois et trois semaines de HO) qui ont généré un traitement supplémentaire d’anti-inflammatoires et antalgiques.

Quand tous ces abus seront-ils dénoncés et la situation des « malades psychiatriques » améliorée sérieusement ? À voir ?

A. & J.

De la radiophobie, et autres pathologies psy…

Dans la droite ligne négationniste des médecins et psychiatres français du programme SAGE, qui inventèrent le concept de « radiophobie » afin de faire passer les effets de la radioactivité sur les populations vivant autour de Tchernobyl pour une sorte de stress post-traumatique, le gouvernement indien projetait jusqu’à récemment d’employer l’arsenal psychiatrique pour briser les luttes antinucléaires locales. La tentative ayant fuité dans la presse et suscité un tollé, elle fera finalement long feu.

Retour en France où des chercheurs s’évertuent en ce moment même à faire de « l’électrosensibilité » une pathologie strictement psychosomatique. L’électrosensibilité, c’est cette sensibilité au brouillard électromagnétique produit par les antennes-relais, téléphones portables et autres ondes wifi. Mais pas lieu de s’alarmer apparemment : à en croire les pouvoirs publics, « la maladie des ondes, c’est dans la tête » comme le titre ironiquement « Le Canard enchainé ».

Et l’harton553ebdomadaire satyrique de nous décrire par le menu les résultats de la « grande étude » sur le sujet promise en 2009 par la ministre de la Santé Roselyne Bachelot. On n’y trouve pas trace d’analyses biologiques, de relevés d’IRM ou de groupe témoin ne serait-ce que pour donner une caution scientifique à l’étude. Non, non, on aura droit aux analyses éclairées d’un sociologue, d’un psychiatre et d’un journaliste pour nous assurer du caractère « mythique », voire carrément pathologique de cette nouvelle « mode ». « Pas mal d’entre nous ont peur de participer à l’étude, de peur de se retrouver en psychiatrie », dénonce un membre du collectif des électrosensibles de France. La psychiatrie, c’est politique, qu’on vous disait…

Sources : Arkadi Filine, Oublier Fukushima, Les éditions du bout de la ville, 2012 ; « Courrier International », 28/06/12 ; « Le Canard enchainé », 21/03/12