Le joli monde de l’expertise

Les lignes qui suivent ont été écrites à la suite du procès en appel de Philippe Lalouel, jugé pour trois braquages dans des agences postales, avec une arme volontairement non chargée, et au cours desquels il a dit à chaque guichetière « je ne vous veux aucun mal, je suis là pour l’argent. » (pour plus d’infos à son propos, voir ici)
À l’issue de ce procès, Philippe a été recondamné à dix-sept années de prison, une peine extrêmement sévère au vu des faits qui lui sont reprochés. Pour avoir assisté à cette exécution publique, nous avons la conviction que les expertises psychiatriques et médico-psychologiques ont pesé lourdement dans la balance et nous avons jugé utile de revenir sur leur rôle au sein du tribunal, ce qu’elles sont censées éclairer et ce qu’elles rendent possible.

Dans le cadre d’un procès, le juge d’instruction a « les pleins pouvoirs pour procéder à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité« . C’est dans ce cadre qu’il fait appel à toutes sortes d’experts, sélectionnés sur une liste nationale établie par la magistrature, afin de résoudre toutes les questions d’ordre technique que peut poser l’affaire en jugement. C’est donc avec l’alibi de la rigueur et la neutralité scientifiques que se prononcent les psy, dont les analyses et opinions seront considérées comme relevant de la pure technique et non de l’interprétation (des faits, des mobiles, du comportement de l’accusé au moment de l’examen, etc.).

L’expertise psychiatrique

Distinguons l’expertise psychiatrique et l’expertise médico-psychologique. Ces deux-là se complètent dans le processus judiciaire mais ne font pas appel aux mêmes intervenants et ne remplissent pas la même fonction.
L’expertise psychiatrique n’a qu’un seul rôle : déterminer si la personne mise en cause est « accessible à la peine », c’est-à-dire si elle était en possession de tous ses moyens au moment de l’acte qui lui est reproché et si elle est capable de comprendre le sens de la sanction qui va lui être opposée. Si son jugement était considéré comme totalement aboli, ce qui n’arrive quasiment plus de nos jours, l’accusé ne relèverait plus de la justice pénale et de la prison mais de la psychiatrie et de l’HP, selon un partage des tâches qui date du début du 19ème siècle (voir ici). Ne perdons pas de vue que, à en croire la mythologie que produit à propos d’elle-même l’institution judiciaire, la peine qui est infligée au condamné est censée le faire réfléchir sur ce qu’il est et sur ses actes. Il est donc indispensable qu’un psychiatre valide la capacité de l’accusé à comprendre ce qui se joue. C’est ainsi que, dans le procès de Philippe, ce « spécialiste » est intervenu en chemisette à travers un écran de visioconférence pour affirmer que l’accusé ne souffrait pas de trouble psychiatrique majeur. Pour rendre son diagnostic, le psychiatre s’était contenté de s’entretenir une demi-heure avec lui trois ans avant sa comparution au tribunal… Un rien léger tout de même quand on songe que des années de prison sont en jeu, mais la lecture du dossier d’instruction (incomplet et partial puisque par définition à charge) agrémenté d’une bonne dose de préjugés suffisent apparemment à un expert psy digne de ce nom pour venir à bout de sa périlleuse mission.

breccia_Perramus_NNUne fois que l’expert a validé que l’accusé était en pleine possession de ses moyens, ce dernier est considéré comme « accessible à la peine » et la justice a les mains libres pour le punir autant qu’elle le veut. L’idée, c’est qu’il aurait pu agir différemment puisqu’il possède son discernement et jouit de son libre arbitre. Faute de penser que l’acte a été commis sous l’emprise de la folie, de l’aliénation ou autre pathologie moderne, la cour peut se persuader qu’elle a à faire au mal réel, moralement choisi en connaissance de cause. Et faire abstraction de tout déterminisme social et des contraintes extérieures, comme si rien de cela n’avait d’incidence sur nos choix et sur ce que l’on est. L’avocat des parties civiles le répétera trois fois aux jurés « je ne crois pas au déterminisme ». Voilà ce qui donne au tribunal son mandat : il s’assure d’abord qu’on ne juge pas un animal qui, lui, serait mû par ses instincts et passions, et qui ne serait donc pas libre de ses choix. L’accusé ne peut être condamné que s’il était libre de ses actes. Il n’y a bien que dans un procès qu’on serait libre de nos choix, il n’y a pas de réel dans cette enceinte.

L’expertise médico-psychologique

L’expertise médico-psychologique arrive à point pour résoudre la question suivante : qui est cet homme ? Et d’ailleurs, est-ce un homme ? L’expert est chargé de fournir des éléments sur la « psychogénèse de la personnalité du criminel ». La « psychogénèse » est le récit qui prétend éclairer les motivations du crime à travers la construction psychologique de celui ou celle qui l’a commis. En réalité, il s’agit plutôt de juger la vie toute entière de l’accusé à l’aune du crime, comme si celle-ci n’était qu’une tragédie toute tendue vers le passage à l’acte.
À travers ce récit est réintroduite la notion de déterminisme, mais cette fois pour mieux accabler l’accusé. Si nos contraintes sociales expliquent bien mieux que d’autres paramètres nos histoires et nos vies, elles seront toujours ici invoquées à charge. Ces déterminismes sont travestis en révélateurs de la nature profonde du criminel. C’est là le tour de force que fabriquent psychiatres et psychologues, de relire la biographie d’une personne, non pas comme la preuve qu’elle est l’objet d’une multitude de contraintes extérieures, mais comme la validation d’une identité criminelle. Lors du procès de Philippe, cela donne, en jargon psy : il a commencé à voler très jeune. Il porte donc en lui cette opposition aux règles. Il n’a jamais voulu changer. Il ne changera jamais. Alors même qu’on pourrait dire : il a grandi seul, dans un milieu pauvre. Très tôt, par nécessité, il a dû se démerder pour trouver des moyens de ramener de la nourriture chez lui.
Le rôle de l’expertise médico-psychologique dans un procès est bien de fabriquer, de produire de toutes pièces une identité qui soit cohérente avec la peine qui va être prononcée. Il serait difficile de dépeindre un pauvre bougre, agi par des réalités sociales qui le dépassent et qui l’écrasent, pour dire ensuite : bon bah, ce sera dix-sept années de prison pour votre origine sociale. Dans le cas de Philippe, il était impératif de construire l’image d’un monstre irrécupérable, pour lequel il ne ferait pas de doute que la seule réponse sociale viable soit la prison à vie – et encore il a bien de la chance que la peine de mort ait été abolie – puisque, de toutes façons, il récidiverait. En effet, l’autre question qui est posée sempiternellement à l’expert psychologue, c’est de savoir s’il y a risque de récidive. Question cruciale, on s’en doute, qui va énormément jouer sur la longueur de la peine. Mais même s’ils sont flattés d’être pris pour des prophètes, il s’avère que les psychologues ne connaissent rien au maniement de la boule de cristal. Ici encore, ils répondent à l’aune de ce qu’ils trouvent dans le dossier d’instruction, de leurs simples intuitions et de leurs opinions préconçues, de ce qu’ils savent qu’on attend qu’ils disent, et aussi, souvent, de leur mépris de classe vis-à-vis de celui qui est dans le box…

Au final, les interventions du psychiatre et du psychologue apparaissent comme parfaitement complémentaires. Le premier a pour mission de démontrer qu’une personne est bien responsable de ses actes et ainsi restaurer sa place parmi la communauté des humains dotés de raison : il faut bien qu’il soit des nôtres pour être jugé. Le second part de ce postulat pour faire sortir de nouveau un accusé du lot de ses semblables et l’enfermer à jamais dans les actes qui lui sont reprochés : finalement, c’est un non-pair, il n’est pas des nôtres et il faut s’en protéger. À jamais dans le cas de Philippe… Que nos deux “spécialistes” tiennent ce rôle en toute conscience de ses effets a finalement bien peu d’importance. Il est toujours possible de dissimuler des préjugés sociaux et des jugements moraux derrière une prétendue neutralité scientifique, mais ces deux-là savent parfaitement que leur “savoir” ne repose pas sur des faits mais sur leur interprétation. Une interprétation est par définition partiale, et celle-ci est d’autant plus biaisée que ce qui est en jeu ici, c’est toute la vie d’un être humain à la seule lumière d’un crime.

À quoi bon cette mascarade grotesque ?

Perramus-SheriffOn pourrait se demander pourquoi on prend la peine de faire jouer aux juges et magistrats cette mascarade longue, coûteuse, et ennuyeuse à souhait alors qu’ils pourraient se contenter de condamner à tour de bras et à huis clos sur la base de leurs propres préjugés et jugements moraux. C’est que toutes ces étapes sont censées concourir au maintien d’une cohésion sociale. Si on en croit la doxa républicaine en vigueur, le tribunal participerait, avec d’autres institutions, à assurer cette cohésion. Par le procès, certains membres, investis d’une fonction magique, rétabliraient symboliquement un ordre social perturbé. Dans cette fable judiciaire, un procès servirait à produire une réparation sociale, mais aussi une réparation pour les victimes. Et tout cela serait traversé par le souci de prononcer une peine individualisée afin de mettre la société à l’abri de la récidive. La société actuelle exigerait réparation des entorses faites aux règles. Et c’est pour faire réparation qu’elle agresse et fait violence, en punissant et enfermant. Cette agression doit être habillée sous un paquet de symboles pour paraître justifiée. Et ce sont les experts psychiatres et psychologues qui sont chargés d’une bonne part de ce travail de camouflage.
Précisément, un procès d’assises est un cadre particulièrement propice pour entretenir le mythe d’une justice impartiale qui juge au nom du peuple, sans considération de classe, de genre ou de race, puisque ce sont des représentants du peuple qui jugent, tirés au sort sur les listes électorales. La procédure est orale, tout semble se jouer dans l’enceinte du tribunal, comme si tout cela n’avait comme finalité qu’une vocation pédagogique. Ça aurait tout d’un spectacle si les peines distribuées n’étaient pas, quant à elles, bien concrètes et réelles. Les voilà donc, Monsieur, Madame tout le monde, amenés à juger en leur âme et conscience, « sans crainte et sans méchanceté » selon la formule. Pour la crainte, ils peuvent être tranquilles, il y a plus de flics dans la salle que de jurés et de juges réunis. Pour la méchanceté, ils n’en auront même pas besoin, la science a largement fait le travail. Les expertises viendront remplir chaque case de leur jugement moral à deux sous par des concepts hyper sexy du genre « syndrome abandonnique ». Grâce au crédit des experts en blouse blanche, les jurés peuvent se laisser aller à la haine et à la cruauté avec la meilleure conscience du monde. Le tour est joué, en une session d’assises d’une semaine, ils distribuent une bonne centaine d’années de prison, en réponse à la misère sociale des accusés. Ils sont là pour ça, les experts et les juges, permettre aux jurés de condamner sans se sentir coupables. C’est retors, non ?
Et il faut les voir, les jurés, quand les experts causent, là, y’en a du tangible, du réel, pas comme quand l’accusé parle, qui raconte sa version, forcément partiale. Les experts, quant à eux, sont impartiaux, évidemment, puisque, de toutes façons, ils n’ont rien à gagner à ce qu’une grosse peine soit prononcée. Et puis, après tout, ils ont une formation béton de médecin. Un médecin, ça rassure, ça ne veut que du bien aux gens. Nous l’avons vu lors du procès de Philippe : face aux récits des experts, les jurés se réveillent. Ils sont concentrés, prennent des notes, ce qu’ils font très peu le reste du temps. Et se font une opinion, la leur…

Nous ne souscrivons pas à ce discours d’auto-justification qui veut faire passer l’institution judiciaire pour un bien public, une nécessité sociale et l’expression de la volonté populaire alors que celle-ci n’est jamais qu’un instrument de gouvernement au service du pouvoir, et l’expression d’un rapport de classe et d’un ordre de domination. Son rôle évident et premier reste bien d’enfermer, de punir et de servir de repoussoir ou d’épée de Damoclès pour les autres membres de la société. C’est bien de l’organisation de la peur qu’il est question. La vengeance d’État qui s’exerce sur les accusés peut être parée de bien des atours, elle reste assez transparente pour peu qu’on veuille y porter le regard.
Quant aux « victimes », que s’arrachent les juges et les politiciens, il n’est pas dit, pour peu qu’on veuille vraiment les écouter, qu’elles vivent toutes si bien le fait d’être instrumentalisées et dépossédées de leur propre histoire et de la possibilité d’un cheminement singulier vis-à-vis des torts subis. Il s’avère que, quand souffrance il y a eu (ce qui d’ailleurs ne saute pas vraiment aux yeux dans le cas de toutes lesdites victimes de Philippe), la vengeance d’État ne fait pas soin non plus de ce côté-ci de la barre. Les tribunaux ont beau se donner les moyens de rendre définitivement irréconciliables la raison des victimes et celle des accusés, ils n’en sont pas moins traversés par une autre ligne de fracture : celle qui sépare d’une part tous ceux qui se seraient volontiers passés d’être là et d’autre part les professionnels qui en vivent, celle qui oppose les justiciables aux justiciers.

L’expertise au sens large,
ce que fabrique la pratique « expertale »

Perramus-RoofLa pratique de l’expertise est courante, bien au-delà du tribunal. De la conception au tombeau, on nous observe à travers des prismes réducteurs : du diagnostique prénatal par amniosynthèse à l’expertise pour définir le taux de l’APPA, l’allocation pour personnes âgées, on passe par nombre d’expertises. C’est ce dont aurait besoin l’État pour mettre en œuvre sa politique d’assistance. Il s’agirait de savoir où sont les gens, géographiquement et socialement, et quels sont leurs besoins. Pour se faire, le quadrillage de l’administration est total. Ses mailles se resserrent à mesure qu’on s’approche des classes les plus pauvres, les plus dominées. L’État se dote d’un dispositif complet, sous tutelle d’institutions, qui répertorie toutes les données potentiellement utiles au maintien de l’ordre social. Loin de n’apporter qu’une aide aux nécessiteux comme on essaye de nous le faire croire, ces instances d’expertise réorientent, placent, déplacent, contraignent… Ces contraintes sont autant de déterminations qui nous constituent en tant qu’êtres sociaux. Il n’existe pas un être avec une identité propre qui choisisse en fonction de ses envies ou besoins la personne qu’il veut devenir. Nos identités sociales sont bien plus mues par une prescription continue, ainsi que par la résistance que nous lui opposons. Le pouvoir politique prescrit ce que nous devons être, et ce, en fonction de nos conditions, de notre classe sociale, de notre genre, de notre sexe, de notre âge, de la couleur de notre peau, etc. Et cela détermine l’endroit social où l’on doit pouvoir nous chercher, nous trouver, et comment nous gérer. Notre identité serait pour ainsi dire la somme des déterminations imposées par les expertises successives auxquelles nous sommes soumis.es. On peut commencer par être né.e dans un endroit pauvre, mal maîtriser le français, avoir eu la rougeole à tel âge, avoir été récalcitrant.e à la discipline scolaire, puis avoir bénéficié des minimas sociaux, puis être travailleur.se pauvre, puis être parent isolé.e puis parent démissionnaire et ainsi de suite jusqu’à la mort. À chaque endroit, on trouvera un gentil travailleur social pour valider ce qu’on est. Mais tout ça c’est pour votre bien, vous la voulez cette allocation ou quoi ? Si cela s’organise de cette façon, c’est bien pour des impératifs de gestion de populations à risque. Il s’agirait de prévenir les maux qui peuvent être produits par des situations sociales dangereuses.

Historiquement, il s’est opéré un glissement de la gestion de la dangerosité à l’identification des facteurs de risque. On le voit bien dans les tribunaux, avec cette volonté de gestion des individus dangereux, avec l’aide des experts psy. À cela s’ajoute l’identification de facteurs de risque d’une population donnée par les travailleurs sociaux chargés du repérage. On voit la langue de l’administration prendre le pas sur le langage psychiatrique. Avec les « personnes dangereuses », la justice est condamnée à attendre le délit pour agir. Avec le risque s’ouvre un champ d’action beaucoup plus large. C’est plus simple, on peut dire : au vu de ce qu’est cette personne, elle passera probablement à l’acte, elle est potentiellement dangereuse. Citons l’un des médecins qui a expertisé Pierre Rivière : « Inoffensifs aujourd’hui, ils peuvent devenir dangereux demain. » (1) Cela pourrait être la maxime des experts du médico-social.
Donc les médecins, plutôt que d’attendre, permettent l’interventionnisme dans le monde social. Et c’est avec des outils statistiques et de probabilités qu’ils vont travailler à chercher la fréquence des maladies mentales et autres anomalies dans les couches les plus défavorisées de la population.
C’est de cette volonté de réformer le fond immoral des endroits les plus sombres de la société que pourront naître les idées d’eugénisme du 20ème siècle, mais ce n’est pas l’objet de cet article.

Aujourd’hui on a basculé dans un nouveau modèle de surveillance. Le dépistage de tout un tas de « risques », que nous lisons comme des conditions sociales, s’organise au fur et à mesure de notre vie, de la naissance à l’école en passant par le monde du travail. La violence de l’expertise se dissout par un grand nombre de passages dans les administrations de dépistage, de repérage des maladies ou des déviances. On voit là l’efficacité d’une surveillance organisée pour être à la fois extérieure et intériorisée. C’est l’idée d’une coprésence constante de la surveillance et du contrôle. Où l’on est toujours regardé.e, expertisé.e dans son comportement moral et social. Même s’il est vrai que certaines instances d’expertise s’invisibilisent par leur présence sociale constante, elles se surajoutent aux instances telles que la famille, le travail, l’école, la psychiatrie ou la psychologie qui agissent sur nous toujours et encore de manière active et visible.
Il existe donc une forme de gestion des risques qui concourt au fameux mythe de l’éradication complète du risque. Elle opère en immisçant son regard dans tous les endroits du monde social pour produire des schémas prescriptifs très précis. C’est la grande utopie de l’hygiénisme qui doit être réalisée par tous les pans de l’assistance d’État, par toutes ses institutions.
Ce que l’on pouvait lire comme des activités soignantes ou d’aide sociale uniquement, apparaît aussi clairement comme activités d’expertise et de repérage. Les expertises ont bien pour fonction de réassigner à une place définie un individu dans son groupe. Et cela en regard de ce que cet individu est supposé être à travers toutes les grilles d’expertises superposées, qui lui sont imposées, à tous les moments de sa vie, sous l’alibi de l’assistance.

K. & J.

Perramus-TownNotes :
(1) À propos de Pierre Rivière, Cf. ici et le livre collectif Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Folio, 1973. (retour au texte)

Si l’on ne naît pas femme…

Quels sont les rôles de la médecine dans la fabrique d’individu.es de genre feminin ?

Parce que j’ai dysfonctionné dans ce monde, on m’a envoyée à l’HP. J’en suis ressortie avec une identité bien ficelée de dépressive suicidaire. Certaine, pendant plusieurs années, que ce terme recouvrait toute la réalité de mon être. Cela m’a pris un temps “fou” pour m’en départir.
Parce que cela va faire cinq ans que je n’ai plus eu de rapports avec un psychiatre ou avec l’institution… Parce que les ami.es qui m’entourent ne me regardent pas comme ça, mes identités de dépressive puis de psychiatrisée se sont dissipées, lentement. Réveillée, sortie de la ouate brumeuse des psychotropes, j’ai eu le loisir de considérer les nouvelles places que j’occupe dans ce monde et ce qui vient les fabriquer. Une des places qui m’échoit, par pur hasard, est celle d’« être une femme ». Par “femme” j’entends que je suis de ces êtres dotées d’un appareil génital de gestation, donc tenue de vivre dans ce monde bardée des aliénations dévolues à mes semblables. La biologie, en m’assignant à un sexe, permet au monde social dans lequel j’évolue de me coincer dans un genre.
Anatomiquement parlant, il est indéniable que je possède un utérus, un vagin, des trompes de Fallope, un clitoris, etc… Et, comme de bien entendu, il existe tout un pan de la médecine qui s’intéresse à moi uniquement pour ça.
Et si, parce que je suis biologiquement une “femme”, la médecine s’intéresse à moi, il me semble évident que je dois m’intéresser à la médecine, aussi, en tant que femme.

Le point de départ de cette passion de critiquer tous les aspects de la science médicale est simple. Les médecins ont un rôle social évident, parce que la science qu’ils appliquent selon divers contextes historiques, culturels, géographiques, est un tank à créer des frontières scientifiquement assises entre les individu.es. C’est la science médicale qui crée et valide les catégories binaires entre sains et fous, féconds et stériles, hommes et femmes, vivants et morts… Pour le dire net et clair, c’est de la médecine que naissent les lignes de démarcation entre ce qui relève du normal et ce qui relève du pathologique. Or, quelle organisation sociale et politique peut se passer de trier les personnes qui sont à même de participer à la vie publique de la manière que l’on attend d’elles, de celles qu’il est judicieux ou nécessaire d’écarter ? Avoir une population à gérer implique de savoir la trier pour l’administrer le plus efficacement possible, dans les buts qu’un pouvoir se fixe. Comment dire mieux qu’il est crucial, pour n’importe quel pouvoir qui prétend gérer une population, de s’assurer de l’appui d’un corps médical fort et cohérent. Donc de lui réserver une place de choix, une place honorifique autant qu’influente, pour l’aider à créer, maintenir et perpétuer un ordre social établi.
Du coup, je m’intéresse moins aux professionnels qui composent le corps médical, qu’à la fonction sociale qu’ils remplissent. Parce que je suis intimement persuadée que les fonctions que nous occupons dans le monde et surtout celles que nous occupons avec succès déteignent sur nous, au point de nous conformer à elles. On me dira qu’il existe des gynécologues tout à fait sympathiques, comme il existe des psychiatres critiques de leurs pratiques, je ne le nie pas, je le sais bien, simplement, je m’en bats l’œil. Parce que ça ne m’aide pas du tout à penser ce qui structure ce monde. Ce qui m’intéresse, c’est le ciment de ce bordel, c’est comment la médecine soutient des ambitions politiques en termes de gestion de population ? Comment la médecine se fait garante d’un ordre social et contribue à le valider ? Et surtout, quel impact cela a sur chacun.e des patient.es que nous sommes ? En bref, comment les rapports médicaux nous conforment au rôle utile que l’on attend de nous ?
Je dirai rapidement que si je m’attache parfois dans ce texte à marquer que l’on peut consulter indifféremment des gynécologues hommes ou femmes, tous et toutes pour moi, indépendamment de leur assignation genrée, servent les intérêts de la médecine donc de leur classe sociale, avant de servir ou de défendre les intérêts de leur classe de sexe.

sibly_doddFace aux médecins, je ne suis qu’une individue. Tout ce qui m’arrive semble contenu uniquement dans mon être, abstraction faite de la vie que je mène. Comme si je n’existais qu’en tant que moi. Comme si mes conditions de vie ou les rapports que j’entretiens avec les autres pouvaient n’avoir aucun impact sur l’émergence de symptômes à éradiquer. Pourtant à mon âge, je sais trop bien que grincer des dents la nuit et avoir la mâchoire crispée en permanence n’est pas qu’un problème orthodontique. J’ai beau vivre dans un joli petit bourg du piémont pyrénéen, des centrales nucléaires se construisent à tout va, des sans-pap’ sont raflé.es quotidiennement, des fachos manifestent à tous les coins de rues en donnant leur avis sur comment je dois faire bon usage de mon ventre, je dois voler ma bouffe pour pouvoir bien manger, les chambres d’isolement des hôpitaux de France et de Navarre sont pleines à craquer… et plus encore. Mais rien de tout cela ne me ferait serrer les dents.
Pourtant n’être qu’une individue serait presque enviable en termes de rapports avec les médecins. Parce que face à un technicien de la médecine, je me sens surtout une espèce d’amas d’organes saucissonables, en ce que je suis alternativement et séparément surtout, des dents, un estomac, une peau ou des poumons et le plus souvent un sexe.
Un sexe parce que je fais partie de cette catégorie d’êtres désignées comme féminins par la biologie.
Et en tant qu’être féminin, je consulte un médecin plus souvent qu’à mon tour, et ce pour aucune pathologie d’aucun ordre, si ce n’est celle d’être née dotée d’un clitoris plutôt que d’un pénis, et ce faisant de l’immense charge de perpétuer notre délicieuse espèce. À ce titre, je suis logée à la même enseigne que la moitié de la population française, à la louche.
Alors je me demande si, et si oui comment, les médecins qui exercent leur science gynécologique sur nous nous conforment à ce rôle social peu enviable qu’est celui d’ « être une femme » et par quels biais. Quelles sont les aliénations spécifiquement féminines que les médecins reconduisent chez nous, afin que nous connaissions sur le bout des doigts ce rôle, historiquement fondé par la médecine occidentale, de mineures éternelles, d’inférieures par nature, qui nous est inculqué de toutes parts ?

Les malades de constitution

En France, nous sommes particulièrement médiquées. Nous prenons plus de somnifères, d’anxiolytiques, de neuroleptiques, de régulateurs de l’humeur que les hommes. Et il est important de noter qu’à symptômes similaires avec les hommes, c’est à nous qu’on refile le plus souvent des psychotropes.
Et puis nous prenons fréquemment des médicaments pour nous soulager des douleurs de nos règles. Nous prenons des antidouleurs pour pouvoir gérer de front un moment bien particulier de notre cycle menstruel et nos engagements. Prendre ces médocs nous permet de travailler alors que nos corps sont prioritairement occupés à tout autre chose. De surcroît, prendre des antidouleurs nous permet de faire comme si de rien n’était, de taffer tout en vivant la desquamation de nos endomètres, dans le silence. Et avec le sourire. Parce que nous n’avons pas le choix. Toutes nous travaillons, pour une boîte, comme artisanes, à élever des enfants, à tenir une vie domestique, bref nous vivons ici-bas… Et nous devons rester actives et performantes trente jours par mois, comme les hommes. Parce que nous sommes nées dans un monde dont les hommes sont la référence. Parce que le modèle masculin est l’étalon de performance auquel nous devons nous conformer. Or cet idéal de présence au monde, ce modèle de performance masculine trois cent soixante-cinq jours par an, nie nos particularités. Plus retords encore, on nous enjoint à nous conformer à ce modèle masculin en instillant en nous un désir d’égalité entre les sexes. Une des énormes supercheries de notre époque. Moi je ne veux pas être l’égale d’un homme, je m’en contrefous. Je veux valoir pareil qu’un homme. Je ne veux pas être différente et pouvoir prétendre à l’égalité si je la mendie ou si je l’exige. Je ne veux être ni inférieure, ni supérieure, ni égale. Je veux être semblable. Je veux pouvoir vivre les particularités liées à mon anatomie, et mes règles entre autres, comme de banales particularités. Si j’ai longtemps vécu mes règles comme une épreuve handicapante, diminuante, comme un truc un peu dégueu, c’est parce que je vis dans un monde organisé par, pour et à la mesure des hommes, qui par définition n’ont pas de règles. Parce que je ne me sens pas humiliée par bien d’autres de mes particularités physiques quand je dois les assumer. Quand au soleil, certaines copines se dorent le visage, les bras, la poitrine alors que je m’ensevelis sous des lunettes, chapeaux et foultitude de couches de tissu parce que ma peau est claire, je ne me sens pas en défaut, juste particulière dans une situation donnée.
casanova-c3a0-gauche-et-la-redingote-anglaise-gravure-illustrant-l_c3a9dition-rozez-1872-des-mc3a9moiresDonc, contrairement à ce que Freud voudrait me faire avaler, je ne désire pas ardemment être dotée d’un pénis. Si je souffre d’être une femme, ce n’est pas parce que je voudrais être un homme. C’est absurde. C’est parce que c’est dur d’être une femme dans un monde à mesure masculine. Comme ce doit être dur d’être noire dans un monde de blanches. Comme ce doit être dur de n’avoir pas de jambes dans un monde de bipèdes. Comme c’est dur d’être une enfant dans un monde d’adultes. Comme ce doit être dur d’être un cochon dans un monde où ça passe son temps à bouffer de la charcuterie. Si je souffre d’être une femme, c’est surtout parce que le fait de posséder ce super organe qu’est mon clitoris réduit mon être très notablement. Parce que je possède un utérus, je devrais être différente. Et différente, quand on est une femme, revient à dire inférieure, ou au mieux complémentaire d’un homme. Bref, n’existant pas en soi. N’ayant pas de valeur intrinsèque. C’est bien plus ça qui m’assomme, de devoir me comparer à, ou m’allier à, ou servir des hommes pour avoir une valeur. Je ne veux pas être cantonnée par une simple spécificité anatomique à une vie de compagne, à une vie domestique et maternelle. Parce que ce n’est pas le fait de posséder un clitoris qui fait de moi cet être doux, fragile, réservé, enthousiaste à l’idée de passer une journée à ranger la baraque ou à garder des enfants, ou à m’occuper des bobos des autres ou à les écouter d’une oreille attentive et réconfortante, ou tout à la fois. Non, c’est la manière dont on m’a enseigné que je devais me conduire parce que je possède un clitoris qui fait de moi cette caricature de femme.
Ceci étant dit, je commence seulement à concevoir combien ce personnage de femme m’enferme et me nie. Ce personnage féminin que l’on a activement nourri en moi de toutes parts, à l’école, dans la rue, dans la famille, dans le métro, dans des soirées, dans mes histoires amoureuses, au cinéma, dans la littérature… Et je ne fais que pressentir combien ce personnage a été activement fabriqué, aussi, par la manière dont je suis considérée par la médecine et traitée par ses praticiens.

Fabrique de l’ignorance et contraception

Aux alentours de mes seize ans, parce que j’ai une histoire “sérieuse” avec un garçon, je vais pour la première fois voir une médecin alors que je ne suis pas malade. J’y vais en prévention, je n’ai encore jamais “fait l’amour” avec qui que ce soit. J’y vais parce que je suis une “femme”, et que sur le point d’entrer dans ma “vie sexuelle active”, je passe par la case gynéco. Une espèce de rituel de confirmation de ma condition. Quand nous ferons l’amour avec ce garçon, et parce que c’est notre première fois à tous les deux, parce que nous nous croyons protégés des MST, il n’utilisera pas de capote. Il n’aura aucune question à se poser. Je suis contracéptée. La question de notre fécondité n’est pas la sienne. Elle m’échoit à moi, parce que je suis celle qui possède l’utérus.
Plusieurs choses m’apparaissent aujourd’hui très fort en relisant ce moment-là de ma vie d’adolescente.
D’abord, qu’une “vie sexuelle active” semble devoir être faite de rapports fécondants. Donc de rapports de pénétration hétérosexuels selon un schéma d’un classicisme déroutant. Un homme pénètre une femme et éjacule dans son vagin. La contraception ne semble pas avoir d’autre fonction que de nous protéger des conséquences de rapports sexuels excessivement conformes. Donc de nous rendre disponibles à ce genre de rapports, sans aucune excuse.
Ensuite que la médecine, en libérant certaines femmes du joug de la maternité non-choisie, en leur autorisant l’accès à une contraception médicale, a pour “effet secondaire” de soulager tous les hommes de cette question. La contraception sous sa forme actuelle, médicalisée, légiférée, organisée, vient asseoir un schéma de rapports hétérosexuels sans nuances ni imagination ni partage de la prise en charge des risques de grossesse. Combien d’hommes, aujourd’hui, à l’âge de leurs premières éjaculations, se font prendre à part par des plus experimenté.es pour s’entendre dire qu’à partir de ce moment, ils sont féconds ? Donc qu’ils peuvent lors de rapports sexuels avec pénétration mettre enceintes leurs amies, et qu’ils en seront responsables au moins pour moitié. Parce que c’est quand même étonnant de pratiquer une contraception pour deux. Et non que chacun.e prenne en charge ses envies ou désirs de se reproduire ou non.
Mais de cette expérience, j’apprends surtout que je ne suis pas un être particulier, parce que j’ai seize ans, on me propose la pilule. Que je sois oublieuse à souhait n’entre à aucun moment en ligne de compte. Quelques mois plus tard, quand je serai terrorisée à l’idée d’être enceinte parce que je me suis retrouvée au bout d’une plaquette avec deux pilules non ingérées, j’en concevrai une honte et une culpabilité terribles. De cette consultation j’apprends que je suis un type de femme, le type “jeune ado” entrainant automatiquement une prescription de pilule.
Mais surtout, je compte si peu que l’on se permet de modifier toute la structure hormonale de mon être en omettant purement et simplement de me tenir au courant du fonctionnement de la pilule sur ma physiologie. On ne me dit pas que la pilule fonctionne sur le modèle hormonal du développement d’un fœtus dans mon organisme. Ou si l’on estime que les quelques heures de SVT consacrées à la question sont suffisantes, on se cache derrière son petit doigt. Aujourd’hui, je constate que quantité de femmes ne savent pas que leur contraception fonctionne en faisant croire à leur corps qu’elles sont enceintes. Le plus grave étant qu’elles l’ignorent. Bien sûr que je pense que le choix d’une contraception hormonale est forcément le bon s’il convient à la personne qui le fait. Mais je pense aussi qu’un vrai choix ne peut se faire qu’en connaissance de cause. Et moi je n’aime pas tellement découvrir toute seule après dix ans de pilule que je me fais croire que je suis enceinte et puis non, boum, une autre hormone dans ta tronche tout compte fait, allez hop, et comme ça tous les mois depuis dix ans. Et je ne dis pas que j’aurai refusé la pilule à cette époque en le sachant. Je ne dis même pas que je ne reprendrai pas la pilule dans ma vie. Je dis juste que j’aurais bien aimé être au courant. En fait, je dis que c’est la moindre des choses. Je dis que mon ignorance crasse de mon corps a été nourrie aussi à ce moment-là de ma vie. Je dis que si des centaines de femmes ignorent comment fonctionne leur contraception, ce n’est pas parce qu’elles sont complètement ignares ou inaccessibles à la raison. Personnellement, j’ai subi comme une évidence le chambardement hormonal de tout mon être pour que mes amants n’aient jamais à se poser la question de leur fécondité. Et je dis que le mépris de mon intégrité physique, en regard de mon investissement actif dans le bien-être et le confort des hommes qui m’entourent, a été consolidé par mon rapport à la contraception.

Fabrique de la culpabilité et éradication de nos exigences

Melancholia_IAprès avoir découvert ce que je me faisais en prenant la pilule, après avoir été très humiliée de mon ignorance, après cinq années de prise de psychotropes de toutes sortes liés à mon parcours psychiatrique, j’ai décidé de vivre un peu dans mon vrai corps. C’est-à-dire un corps non modifié chimiquement. J’ai donc pris la décision de me faire poser un stérilet au cuivre. Et je me suis rendue compte qu’alors même que je n’étais plus psychiatrisée, il était difficile d’amener une médecin à considérer comme valables mes impératifs et mes singularités, ma vraie vie. Une vraie vie qui donc ne peut pas correspondre parfaitement aux résultats de tests en laboratoires sur l’efficacité en soi de méthodes contraceptives. Parce que si la pilule testée en laboratoire est efficace à 99%, c’est tant mieux, mais il faut arriver à considérer que je ne vis pas dans un laboratoire. Ça a été dur de faire entendre à cette gynéco que j’avais le droit de faire des choix, même s’ils étaient un peu décalés par rapport à sa conception ferme et définitive de la meilleure contraception indiquée dans tel moment de ma vie, vue ma situation.
Je ne veux plus d’hormones, je veux un stérilet au cuivre. J’ai 28 ans, oui, je suis en couple depuis des années, avec un type très chouette et ma situation est aussi stable que j’en suis capable. Non, cependant je ne pense pas faire d’enfants dans les temps qui viennent. Non, ça n’est pas du tout une préoccupation dans ma vie actuellement. Oui, évidemment, il est au courant. Non, je ne reviendrai pas dans deux mois en ayant changé d’avis. Mais c’est quoi ce plan ? Oui, je suis une “femme”, et je sais prendre une décision qui m’engage sur plus d’une demi-seconde. En revanche, si on finit par accepter de me mettre un petit bout de cuivre dans l’utérus, pardon d’exister pour de vrai, mais j’espère bien pouvoir dire dans l’heure ou la semaine qui suit qu’en fait non, ça me gêne ou ça me terrorise, ou ça m’obnubile tellement que je ne peux pas le supporter. Du coup, j’ai enduré des règles en continu pendant près de dix mois. Mais c’est vrai que je ne vois pas bien comment la pression qu’il y a vraiment intérêt à ce que ça le fasse pour quelque chose que l’on n’a jamais éprouvé peut aider à vivre sereinement un choix de contraception dans un minimum de respect et d’intelligence de son corps. Surtout quand on trimbale, comme moi, un mépris de son corps bien arrimé. J’ai fini par me faire retirer ce stérilet au bout de deux années de cohabitation douloureuse et diminuante.
Il est vrai que j’en avais entendu des atroces préventions. Faites pour une bonne part d’approximations éhontées et de préjugés contenus tout entier dans l’appellation de stérilet. Et qu’attention, je peux vivre une grossesse extra-utérine. Et que je me prépare à vivre une inflammation quotidienne de mon utérus. Et que mes règles risquent d’être beaucoup plus abondantes et beaucoup plus douloureuses que lorsque j’étais sous pilule… Et que j’accepte de prendre le risque, certes infime, mais tout de même il faut le savoir, de devenir stérile. Rétrospectivement, je trouve signifiant que pour une prescription de pilule on ne m’ait jamais demandé si j’étais une fumeuse invétérée, s’il n’y avait pas d’éventuelles interactions médicamenteuses foireuses avec tous les psychotropes que j’ingurgitais à l’époque, si cela ne faisait pas dix ans que je prenais les mêmes hormones au quotidien… Non, à l’époque tout le monde était surtout soulagé qu’une suicidaire comme moi soit bien gardée de la possibilité de produire un pauvre gosse qu’elle n’aurait pas pu élever convenablement.
Alors qu’aujourd’hui, dans ma situation, accepter de prendre le risque de devenir stérile constitue un début d’anormalité. Et puis tout à fait indépendamment de la question qui nous préoccupe, un stérilet, c’est malheureux, mais ça ne remplit tous les mois les caisses des labos français qui sont plus que bien placés sur le marché de la pilule.
Dans ce rapport gynécologique précis, le choix du sterilet au cuivre, j’ai bien conscience d’avoir accepté pour obtenir la contraception de mon choix, de me sentir coupable et gênée d’avoir des exigences personnelles. J’ai senti que j’avais à me justifier, ou du moins à m’expliquer sur des choses qui ne regardent personne d’autre que moi. J’ai su que j’avais réussi l’entretien, que j’allais avoir ce que je voulais. Il est heureux que j’aie su articuler mes exigences un peu clairement, et que je me sois sentie assez en forme ce jour-là. Sous Loxapac, par exemple, je n’en aurais sûrement pas été capable. En revanche, je n’ai pas eu la force d’avoir des exigences au long cours. Je n’ai pas su estimer assez mon corps pour affirmer qu’on a le droit d’essayer autre chose que ce qui nous est proposé d’emblée, sans avoir à le payer si cher. Pour reconnaître que je n’étais pas forcément la dernière des connes, des chieuses haute catégorie d’avoir tenté. Parce que je ne pouvais pas le savoir, avant de l’avoir éprouvé, que je n’allais pas le supporter ce petit bout de truc qui fait de mon utérus une terre hostile aux spermatozoïdes.
Néanmoins, les deux entretiens avec la gynéco ont quand même eu le mérite de me mettre sous les yeux un mécanisme assez intéressant du rapport gynécologique. Les rapports que nous entretenons avec les médecins chargés de prescrire nos contraceptions et certains de nos avortements sont évidement assez particuliers. Une de ces particularités réside dans le fait que nous allons, dans ces cas-là, consulter des gynécos alors que nous ne sommes pas malades. Nous venons chercher la solution médicale et légale à une décision que nous avons prise. Ce n’est pas commun, à bien y regarder, d’aller chez le médecin et d’y chercher principalement un technicien capable, autorisé légalement à nous faire ou à nous prescrire ce dont nous seules validons l’utilité et la pertinence. Ce n’est pas exactement la même chose lorsque nous nous rendons chez le dermato par exemple. Si je vais consulter parce que j’ai un drôle de truc sur le bras, je ne suis qu’une question, une demande, une attente, une douleur aussi ou une crainte. Je ne suis décisionnaire de rien de ce qui va se jouer. Ce sera à l’expert de m’informer de ce dont je souffre et des méthodes dont le corps médical dispose pour éradiquer mon symptôme. Lorsque je vais chez le gynéco pour une contraception ou une demande d’IVG, le plus souvent je sais ce qui m’arrive, je sais comment cela s’appelle, j’ai produit mon diagnostic, et je sais ce que je veux comme solution. Si j’hésite, c’est principalement sur la méthode. Je fais moi-même mon indication thérapeutique. Or, les médecins de par leur formation et dans leur pratique quotidienne, entretiennent peu ce genre de rapports avec leurs patient.es. Je comprends ainsi les justifications que l’on m’oblige à égrener : comme un moyen pour les praticiens de reprendre le contrôle de la situation, de réaffirmer leur pouvoir dans le rapport soignant-soignée, tout en m’abreuvant des stéréotypes dont ils sont pétris jusqu’à la moelle.
Et moi, du coup, cela me ré-assigne à la place de femme qui m’est dévolue. Cela contribue à me faire intégrer qu’une femme n’a le droit d’exister qu’en s’excusant et en se justifiant de ses choix. Surtout lorsque mes choix ne sont pas tout à fait conformes à ceux que l’on attend du type de femme auquel je suis supposée correspondre. Et si je me suis gourée, le terrain est bien préparé pour que je sois disposée à les payer de ma personne, ces choix pas dans la ligne.
Et surtout, il me faut toujours garder à l’esprit la représentation de la femme et ne pas trop m’en écarter si je veux obtenir ce que je désire dans une consultation gynécologique. Il faut que je m’attache à policer en moi ce qui n’est pas de l’ordre du stéréotype féminin si je veux arriver à mes fins. Parce qu’une “femme” ne peut vouloir se réaliser qu’au sein d’un couple stable et avoir des enfants autour de trente ans. Une “femme” ne se demande pas, quand elle est en âge de se reproduire et que les conditions sont réunies, si tout compte fait, elle ne voudrait pas plutôt devenir dompteuse de lion, passer son permis poids lourd ou devenir ferronnière par exemple et au hasard. Non pas que ce soit impossible, pas du tout, c’est bien pire. Parce que ce serait tout à fait incongru.

Fabrique de l’hétérosexualité et de la maternité

lecoledesfemmesConsulter un gynécologue, c’est aussi avoir intégré bon nombre d’aliénations typiquement féminines. C’est d’une certaine manière, dans ce monde d’hommes, être une femme qui a réussi. J’entends par là, réussi à devenir la femme que l’on attend, que l’on espère en chaque femme. Parce qu’aller consulter un gynécologue veut trop souvent dire être hétérosexuelle, installée dans un rapport de couple, et prendre en charge les désirs de non-reproduction ou de reproduction de deux êtres pratiquant des rapports sexuels fécondants.
Une amie m’a raconté avoir subi chez une gynécologue un laïus culpabilisant sur le mode c’est quand même pas croyable, de nos jours d’être à ce point irresponsable. Vous êtes au courant bon sang qu’il faut absolument avoir un moyen de contraception quand on a des rapports sexuels réguliers. L’idée même que cette amie puisse avoir des rapports homosexuels ne l’a pas effleurée une seconde. La médecin lui a même demandé ce qu’elle pouvait bien faire pour elle.
Parce que nous avons été fabriquées par ce monde, et que l’existence même d’un corps de métier comme la gynécologie organise notre ignorance donc notre dépendance, toutes, quels que soient nos choix en termes de pratiques sexuelles, quelles que soient nos particularités physiques, nous pouvons tomber dans la nécessité de consulter un professionnel. Parce que certaines peuvent développer un cancer du col de l’utérus. Parce que certaines ont des seins, certaines ont des règles, parce que si nous avons un vagin nous pouvons être violées, et tomber enceintes si nous sommes fertiles… et que rien de tout cela n’a à voir avec le fait d’être de vraies femmes, ou d’être hétérosexuelles, ou chargées de contraception… Même si l’on nous essentialise à grand renfort de démonstrations médicales vaseuses sur les fonctions anatomiques naturelles de nos corps, qui confortent trop souvent un sentiment d’anormalité, toutes nous avons des corps différents les unes des autres, quoi que l’on veuille nous faire croire. Mais nous restons construites pour dépendre d’une médecine spécifique à nos corps de porteuses d’utérus, féconds ou non. Et comme une bonne partie de nos états, de nos choix, sont médicalisés – faire du sexe, ne pas se reproduire, attendre un enfant, se décharger du poids d’une grossesse avant l’abandon ou l’infanticide… Nous devons parfois remettre des choix tous personnels entre les mains de professionnels. C’est regrettable, ça n’est pas de tout temps ni de toutes cultures. Mais ici et maintenant, c’est comme ça.
Et il est évident en papotant avec des copines aux orientations et aux pratiques sexuelles moins normées, que la gynécologie n’est pas pour elles. La gynécologie est faite pour répondre à des problématiques de gestion, même si elle permet de solutionner des problèmes individuels. Ce n’est pas du tout incompatible.
La gynécologie semble avoir pour fonction sociale principale d’encourager les êtres biologiquement féminins à intégrer, grâce à tous les appuis et secours de la science, une idée de leur nature. Et de nous conformer au rôle qui en découle. La gynécologie fabrique très notablement des femmes bien normées en étant officiellement une médecine de toutes les femmes mais en ne s’adressant qu’à ses bonnes élèves, celles qui ont des rapports fécondants, celles qui sont responsables de leur contraception, celles qui font le choix de la maternité dans les cadres sociaux valorisés…
La gynécologie impose notamment aux individues qui rentrent dans son champ d’action la problématique de la maternité comme une évidence du fait de posséder un appareil reproducteur de gestation de fœtus. Parce que socialement la femme n’a d’intérêt que lorsqu’on peut la contenir dans son essence reproductrice. Parce que cette fonction lie nos vies à un destin tout écrit de mère. Parce que cette fonction nous contient dans le sillon tracé de la production et de l’élevage d’enfants. Et ce rôle justifie historiquement, économiquement et socialement notre mise à l’écart de la vie publique, de la vie politique. En exterminant simplement en nous tout désir d’existence autodéterminée. “L’effet secondaire” est immédiat, les hommes ont la place pour tout le reste.
Mettre au monde un enfant semble être à mille égards pour certaines une expérience particulièrement riche, bouleversante et tout et tout… Mais je connais aussi des femmes qui ont rempli leur vie d’une foultitude d’expériences riches sans enfanter et sans en concevoir de manque particulier, pas plus que de n’être pas devenue chanteuse de bluegrass, experte en vinyles originaux des Rolling Stones ou reproductrice de blés anciens voués à disparaitre.
Parce que c’est inquiétant de voir resurgir en Espagne, avec la proposition de loi visant à restreindre terriblement les conditions de l’avortement ; parce que c’est inquiétant de lire entre les lignes ou en toutes lettres dans les manifs d’intégristes de tous poils ; parce que c’est choquant d’entendre dans les réactions face à la question de l’infanticide : que les femmes doivent savoir effacer leurs exigences, leurs désirs, leurs ambitions, pour faire passer le produit de leurs rapports sexuels fécondants avant elles. Et peu importe visiblement que ces rapports sexuels fécondants aient pu être violents, subis, contraints, marchandés, obtenus par chantage affectif ou financier… Les embryons, les non-né.es, les potentiel.les enfants, ont une place énorme en regard de la place accordée aux personnes bien vivantes, existantes que sont leurs éventuelles génitrices.
Et parce que c’est trop souvent en prouvant, en justifiant de l’impossibilité de pouvoir bien accueillir un enfant que l’on est le mieux traitées par les techniciens qui se chargent de nos IVG ou de nous prescrire des moyens de contraception. Nous devons faire état d’une situation de couple instable, d’une grande précarité financière, d’une trop grande jeunesse, ou d’avoir déjà des enfants. Parfois, on voudra même savoir si notre « compagnon », qui donc ne pratique vraisemblablement aucun moyen de contraception, est au courant, s’il est d’accord… On exige de nous la démonstration convaincante d’ô combien ce refus de l’étape indiscutée, inévitable et par définition épanouissante de la condition féminine qu’est la maternité est due à une détresse. Ou une incapacité. Et cette détresse comme cette incapacité doivent être validables par un homme, par un adulte si nous sommes mineures, et dans tous les cas par des médecins.
Il n’est pas question de nier qu’un avortement puisse être une étape très douloureuse de la vie d’une personne. Il est question de dire que dès l’instant où la « détresse » devient une norme attendue, il faut la questionner. Il est question de dire que si nous éprouvons de la honte, de la culpabilité ou un sentiment d’échec parce que nous avortons… nous devrions savoir nous féliciter tous les autres mois des années précédentes et à venir où nous ne sommes pas tombées enceintes. Donc reconnaître que de choisir quand et comment nous nous reproduisons reste, même en 2014, même en France, un combat. Ardu. De chaque mois.

Reconduction de soumissions spécifiques

17596_181_L-ecole-du-pretre-gravure-d-Olivier-Perrin-de-1808-allegee-920ceEnfin, si la question de la maternité ou de l’hétérosexualité saute aux yeux quand on parle de gynécologie, je vois d’autres mécanismes de fabrication de la condition féminine qui sont reconduits par les rapports que nous entretenons avec nos experts. Et pas des moindres.
Chez le gynécologue, nous avons appris que nos exigences, nos petites particularités, nos mécanismes de protection étaient au mieux ridicules, sinon complètement exubérants quand nous avons essayé de savoir, par gêne, par pudeur, par timidité, s’il ne serait pas possible s’il vous plaît de garder le tee-shirt pendant le frottis ou de remettre la culotte pendant la palpation des seins. Non, mais on peut garder nos chaussettes. Bon, du coup, quand on me dit après, vous avez des questions ? il va de soi que je n’en ai pas. Si les médecins que je consulte pour prendre soin du rapport que j’entretiens avec mon sexe n’ont pas trente secondes à perdre en déshabillage ou rhabillage qui suffiraient à me mettre un peu moins mal à l’aise, je me vois mal exposer en confiance toutes les craintes, les doutes et les questions qui me squattent l’encéphale. La fabrique de l’ignorance et la honte de notre ignorance puis la détestation de notre faiblesse s’ancre aussi dans de tout petits détails.
Chez le gynécologue, nous avons aussi appris très concrètement à nous abstraire de nos sexes. Nous avons appris très simplement, par expérience, que nous pouvions être mortes aux sensations lors de l’intrusion d’un speculum par exemple. Et nous avons aussi appris à taire les tiraillements, la gêne physique de l’intrusion, les sensations désagréables de peur de faire chier le médecin. De peur aussi de lui faire perdre son temps précieux. Et peut-être parce que nous pensions que toutes les autres le vivaient bien et que nous devions être la seule à être aussi douillette. Ou simplement parce que nous avons déjà bien intégré que les “femmes” sont par définition trop douillettes. Et que c’est le comble du ridicule d’avoir mal dans le sexe, et surtout, c’est la honte de le dire. D’ailleurs, c’est ce que l’on nous a dit « mais non, ça ne fait pas mal… », « c’est fini, vous n’avez déjà plus mal ». Et après quand j’ai fait l’amour avec des hommes en en concevant de l’ennui ou de la gêne, ou de la douleur, j’ai su l’endurer. Je savais le subir en me coupant de mon sexe, j’avais appris à le faire et j’ai trouvé cela normal. Aussi parce que j’avais appris que j’en étais capable. Et pas uniquement théoriquement. Physiquement. Et jamais je n’en étais morte d’autre chose que de honte, alors… En discutant avec des amies, des copines, j’ai entendu cette phrase « moi, chez le gynéco, je me coupe en deux/je m’abstrais/j’arrive à ne plus y penser » beaucoup trop de fois pour ne pas la relever comme étant particulièrement signifiante.
Et si ensuite nous nous croyons frigides, ou nous nous découvrons faibles et concevons une bien piètre estime de nous-mêmes et de nos corps, et si on se dégoûte, si on a envie de pleurer, si on ne se sent pas bien du tout, on nous enverra chercher une explication chez Freud ou chez un psy. Et l’on nous racontera que nous ne sommes pas assez matures sexuellement, ou que nous sommes déprimées, ou que nous souffrons d’un trouble du désir sexuel hypoactif. Par bonheur, des labos bossent à nous concocter une pilule miracle pour rebooster tout ça. Tout ce qui dysfonctionne chez les femmes, si mystérieuses, soumises aux humeurs de leurs utérus. Les femmes qui sont intégralement réductibles à leur sexe, déterminées par leurs seules hormones… Les femmes qui, donc, sont régulables.
Quand une amie m’a raconté que la sage-femme qu’elle voyait pour son suivi de grossesse lui demandait de lui dire quand elle était prête pour le toucher vaginal, je suis une fois de plus tombée dans un abîme de perplexité et de souvenirs humiliants. Tout au long de mes rapports avec des gynécologues, je me suis laissée pénétrer et je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais eu à donner le signal moi-même que c’était bon pour moi. Et après, dans la vie de tous les jours, dans ma vie civile de femme, je me suis sentie coupable et cruche et une pauvre merde de ne pas arriver à dire : non pas maintenant, non pas comme ça, non c’est trop tôt, ou non, tout compte fait, ça ne me le fait pas, retire-toi, je ne veux plus. Pauvre gourde, faible et responsable par-dessus le marché d’avoir su intégrer très vite que son corps ne lui appartient pas, que tout un tas de choses allait pouvoir y rentrer en se passant de son avis, qu’elle n’a pas dans ce monde à exiger d’exister dans un corps intègre qui a une valeur en soi. Alors quand on affirme qu’en dépit de tout contexte, une femme doit avoir le droit de dire “non” même quand elle est nue, au lit avec un homme ou une femme … ça me fait doucement rigoler. Parce que chez bien des médecins ça ne se passe pas comme ça. À l’endroit même, dans le rapport précis où nous sommes censées prendre soin de nos corps et de notre sexualité. Bien sûr qu’on le sait quand on va chez le gynéco qu’on va se prendre un speculum dans la chatte. Mais le consentement qui n’est jamais que l’autorisation ou l’accord donné à un acte, ne peut être tacite, par définition. Elle n’est déjà pas mirobolante cette liberté qui consiste à avoir encore le droit d’éventuellement pouvoir donner son accord à une proposition. Alors si nos médecins s’en passent comme d’une formalité de bas étage, il n’y a pas beaucoup de chemin à parcourir pour admettre comme un fait que dans notre monde, le consentement des femmes n’est effectivement qu’une formalité de bas étage.

Parce que non, nous n’avons pas été élevées, loin s’en faut, dans la méfiance des mécanismes de domination que nous aurions à subir de la part des hommes. Nous n’avons même pas été exercées à les remarquer… alors les mécanismes de prise de pouvoir par les médecins sur nos corps…
Parce que les hommes sont construits pour être sujets de leurs vies, tandis que nous devrions rester de jolis objets, doux au toucher, destinés à leur rendre l’existence moins merdique. Parce que, de fait, la critique est l’apanage d’hommes blancs et bourgeois, et en tous cas pas des “femmes”, et encore moins des prolotes. Parce que la technique est plutôt l’apanage des hommes, parce que le discours est plutôt l’apanage des hommes, parce que la politique, la vie sociale et publique, l’activité choisie, l’indépendance affective, l’autodétermination sont plutôt l’apanage des hommes…
Parce que c’est la médecine qui crée la frontière entre les “hommes” et les “femmes”. Parce que la science médicale se fonde sur une représentation stéréotypée de la femme et y conforme tous les êtres doté.es d’un utérus, ou de seins, ou d’ovaires. Parce qu’ « être une femme » n’est ni plus ni moins qu’un rôle dont on a plus ou moins bien intégré le texte. Enfin, parce que rien de tout cela n’est plus naturel après des milliers d’années de civilisation.
Parce que je sens combien la médecine fournit les moyens techniques nous permettant de remettre indéfiniment à demain la révolution de tous les rapports auxquels nous sommes confronté.es quotidiennement, même lorsque nous nous y sentons piétiné.es, méprisé.es ou avili.es.
Nous devrions nous saisir de tous les moments de nous parler, pour construire une critique des manières dont on nous conforme à ce rôle enfermant et niant qu’est celui d’ « être une femme ».
Parce qu’il y a encore tellement de textes à écrire qui pourraient commencer par « si l’on ne naît pas femme… ». Parce qu’il reste tant de choses à raconter et à décrire, de la pathologisation des grossesses, de la médicalisation des naissances, des intersexualités, des choix d’une contraception définitive, des transsexualités, des ménopauses, des cancers, des vieillesses dans des corps de “femme”…
Et ça n’est pas si compliqué, vous verrez, de se dire « t’es allée chez le gynéco dernièrement ? »
Puis de voir s’épanouir ce dont nos paroles sont capables, sans comprendre pourquoi on n’a pas essayé plus tôt. Parce qu’une fois qu’on le leur permet, nos mots sont tout à la fois une boîte de Pandore et une corne d’abondance qui ne se tarit jamais.

C.

 Aux amies de chacune de mes journées, à celles qui ne sont pas du quotidien mais qui inspirent chaque jour néanmoins, aux copines d’une unique conversation passionnante, aux amies des voyages, des détours, des visites, à mes frangines, à nos grand-mères, et à Catherine. (À quelques hommes aussi, rares et triés sur le volet).
À celles avec lesquelles nous avons su construire ces moments complices, confiants, drôles, tendres, d’intelligence partagée, de non-mixité.
Ce texte est tissé de vos mots, sa matière est nos histoires, et son intention la poursuite de nos amitiés jusqu’à ce que nos vies deviennent des existences. Et encore après…

Ces pilules qui enlèvent l’envie de dire « non »

Un article paru dans Libération en août 2013 nous fait part d’une nouvelle invention pharmaceutique concernant le désir des femmes.
Selon les statistiques américaines, près de 30% des femmes seraient atteintes de HSDD (Hypoactive Sexual Desire Disorder) ou « trouble du désir hypoactif » en bla-bla psy. 10 à 12 % d’entre elles en souffriraient. Plusieurs traitements censés résoudre ce “problème” ont vu le jour depuis 2004. La FDA (Food and Drugs Administration) qui a pour rôle de donner son accord avant le lancement d’un nouveau médicament sur le marché américain, a refusé plusieurs traitements voués au désir féminin. Mais il s’avérerait que deux d’entre eux leur aient tapé dans l’œil puisqu’aux États-Unis leur commercialisation pourrait être effective en 2016 au plus tôt (ça, c’est ce qu’ils disent).
Ces pilules concoctées par un certain Docteur Tuiten (Pays-Bas) font froid dans le dos, ne serait-ce que par leur composition : un cocktail d’hormones provoquant le désir.

3singes-parlerLe Lybrido est destiné aux « femmes ayant une faible sensibilité aux signaux sexuels« , il a une action mécanique sur les organes génitaux. Tandis que le Lybridos serait réservé aux inhibées, anxieuses et complexées – son but est de provoquer un déblocage psychologique. Quand on décortique ce simple jeu de mots, on entend hybrid, libido et unbridled1. On peut dire qu’ils ont bien bossé dans les bureaux du marketing…
Le psychopharmacien nous fait part de son idée de génie : « Contrairement aux autres pilules qui diffusent de la testostérone en continu, ce qui peut avoir des effets secondaires (problèmes cardiaques, pilosité, etc..), nous provoquons en une seule prise un pic de testostérone, ce qui permet d’obtenir uniquement l’effet désiré. […] Une fois que votre cerveau a été sexuellement sensibilisé, vous devenez plus sensible physiquement. »

Les experts ont leurs modes ; selon les périodes historiques, une femme sera plus ou moins dans le moove en fonction de son appétit sexuel. Jane M. Ussher explique dans son livre The Madness of Women 2 que : « Les signes de folie diffèrent énormément entre le 19ème siècle et aujourd’hui : au 19ème siècle, c’était la femme sexuelle qui courait le risque d’être définie comme folle. Aujourd’hui, c’est la femme asexuelle qui sera considérée comme déséquilibrée, qui courra le risque d’être diagnostiquée comme souffrant d’un « dysfonctionnement sexuel. »

Alors la FDA et les autres s’inquiètent tout de même de ne pas dépasser les bornes. Et si jusqu’ici il n’y a pas eu commercialisation de ce genre de traitement, c’est que la crainte du débordement les empêche de dormir tranquille. En effet, ces pilules pourraient être trop efficaces et déglinguer l’ordre social. Mesdames pourraient devenir trop en appétit, trop engageantes, trop infidèles. Ils craignent de fabriquer une femme « sexuellement agressive ». Entre le fantasme de la femme super-débridée-hors-foyer et celui de la femme fidèle-intra-muros, il y a de quoi se mélanger les pinceaux.

On peut constater ici qu’on a créé, une fois de plus, un moyen de gestion des rapports hétérosexuels normés : avec le Viagra, les experts ont répondu aux attentes de la société qui veut qu’un homme soit performant, pénétrant, fort – le confortant ainsi dans sa virilité et donc dans son identité masculine. Avec le Lybridos, il est question de conformer la femme au rôle qu’elle doit remplir : disponible, sexuelle, débordante de plaisir donc provoquant le désir.

Selon le Dr Derogatis, la plupart des femmes l’ayant essayé ont au départ un problème de désir sexuel et non de plaisir. Cela impliquerait donc que l’on pourrait dissocier l’acte sexuel de la relation que l’on a avec l’autre, qu’elle soit furtive, entre deux portes ou de longue durée… mon amour tant aimé.e. Cela impliquerait aussi que le désir sexuel serait équivalent au désir de coït, donc un désir irrémédiable de finaliser l’acte. Si On parle de « préliminaires », c’est parce qu’il doit forcément y avoir quelque chose après : la pénétration.

Cette idée se rapporte plus au fait de se conformer aux désirs de l’homme que d’avoir une sexualité diversifiée, inventive donc épanouie.
Mais dans tout cela, on a complètement occulté qu’une femme asexuée n’est pas inévitablement en souffrance, et voire même qu’elle peut en être soulagée.

LA SCIENCE INFUSE

Le corps médical trouve toujours un moyen de nous éloigner de nos ressentis.
Une fois de plus, il est bien question de se taire et de ne surtout pas réfléchir. Cette pilule n’est que l’instrument qui nous empêcherait d’avoir une réflexion sur nos relations. Ne plus avoir de désir peut signifier un tas de choses, ne pas les prendre en considération, c’est s’oublier.
Mais surtout, il est vraiment question de nous enfermer dans une ces camisoles chimiques, celles qui t’empêchent d’agir. Les médecins ne proposent en aucun cas d’apprendre à connaître son corps, se masturber, aller voir ailleurs pour voir si l’herbe y est plus verte, diversifier les rapports, faire l’amour avec une femme si l’envie se fait sentir, puis avec une autre, savoir expliquer aux hommes comment nous satisfaire, avoir un rapport sans pénétration, inventer d’autres façons de faire, changer de vie, se casser, tout lâcher, etc…
Non, on nous propose la chimie : antidépresseur pour supporter des conditions insupportables, chirurgie esthétique et traitements pour correspondre aux normes physiques et maintenant pilule du désir pour répondre aux obligations conjugales et faire l’amour même quand on n’en a pas envie. Tellement fastoche, dégueulasse surtout.

Andrew Goldstein, directeur d’un centre pour les troubles vulvo-vaginaux à Washington explique fièrement : « Les résultats des effets sont très positifs. Certaines patientes m’ont expliqué comment le Lybrido leur enlève tout simplement l’envie de dire « non » quand leur partenaire les approche. J’espère que nous aurons bientôt plusieurs produits à disposition, qui pourraient aider de nombreuses femmes. »

Il est absolument important de rappeler qu’une personne prise dans un engrenage de domination peut être amenée à se mentir à elle-même. Par peur de l’autre et de soi-même, pour ne pas entrer en conflit, pour ne pas souffrir et pour mille autres raisons.
On parle ici de viol ordinaire, quotidien, de contraintes intégrées, de silence…
Avant la légalisation de la pilule, une bonne partie des femmes ne désirant pas de pénétration pouvaient prétexter le fait de pouvoir tomber enceinte, ce qui refroidissait souvent l’ambiance. Mais maintenant il en est tout autre, surtout avec cette pilule qui t’enlève « l’envie de dire non ».

Alors toi qui ne doutes de rien et surtout pas que la femme qui est dans ton lit veut du sexe ou en tout cas comme tu le souhaiterais. Toi qui ignores qu’elle désire seulement des caresses, de la tendresse ou qu’on la serre fort dans ses bras. À toi qui fermes les yeux pour regarder uniquement ton propre plaisir, qui va tout simplement atteindre son but précis en la pénétrant, en éjaculant.
Et à toi, horrible personnage, qui pour parvenir à tes fins, vas user du chantage, qu’il soit affectif ou matériel. Ou qui même vas pratiquer la menace physique ou morale.
Si jusqu’en 1990, le viol conjugal n’existait pas aux yeux de la justice, tes actes le perpétuent.

CHÉRIE, DANS 4 H J’AI ENVIE DE TOI, ENFIN DE SEXE …

Selon des médecins, hommes et femmes confondus, cette pilule pourrait aider Madame et devenir un facteur d’épanouissement. Il faut aussi savoir que le traitement doit être administré 4 h avant de passer à l’acte. Bonjour la spontanéité…
Donc, bien entendu, il n’y a pas de place pour l’imprévu tel qu’un accident nécessitant d’aller à l’hôpital ou la visite surprise des beaux-parents.
Visiblement, tout le monde se fout des dérapages qui pourraient se produire suite à la commercialisation de ce traitement. Cette pilule, apparemment conçue pour les ménagères ayant un petit coup de mou, ne pourra-t-elle pas se retrouver dans mon verre de bringueuse à mon insu ? Ne sera-t-elle pas prise par des femmes sous la pression d’un homme, d’un médecin ou même de ses ami.es ?
Ne représentera-t-elle pas un danger pour les adolescents pour qui cette période de vie où la connaissance d’un corps en perpétuel changement peut être très difficile, une période où la construction personnelle n’en est qu’à ses premiers pas, parfois même où il est question d’orientation sexuelle ? Où la découverte de ce qu’est un monde d’« adultes » en flingue plus d’un.e ?

Avec tous ces paramètres, il est fréquent qu’une jeune femme se sente mal dans sa peau, qu’elle ne désire pas être touchée. Traumatisée ou tout simplement déçue par ses expériences sexuelles, il est logique qu’une forte réticence soit éprouvée à l’idée d’offrir son intimité à un homme. Cette jeune femme-là, effarée de ne pas être « chaude » comme le préconisent les médias et donc par conséquent le reste du monde, n’ira-t-elle pas ingurgiter le Lybridos à peine caché dans la pharmacie de ses parents ? Chaque tentative de contrôle comporte des risques de dérapages et il faut absolument que nous nous en souciions.

Il n’est jamais ici question de remettre en cause les paramètres sociaux qui provoqueraient cette baisse de libido.
Jamais on ne parle de l’épuisement que provoquent un taf de merde, aller-retour compris, de s’occuper des mômes, un biberon dans la main tout en épluchant des patates de l’autre, de frotter le carrelage en faisant faire la dictée au petit. Jamais on ne parle du fait qu’après tout ça, une femme n’a pas envie de faire l’amour mais plutôt de dormir à poings fermés.
On ne parle pas non plus des rapports que peut avoir une femme avec son partenaire, ce qui est un facteur primordial sur la question du désir. Un homme qui lui coupe la parole, ne la prend pas en considération lorsqu’il parle ou qu’il “l’écoute”, un homme qui estime que la contraception est une affaire de « bonne femme ». Un partenaire avec qui elle ne parle pas de sexualité, de ses besoins, de ses attentes ou même tout simplement de masturbation. Cette femme aura beau faire « mine de » le temps qu’elle pourra, au fil des années, il lui sera peut-être difficile de continuer à désirer réellement l’autre. La seule option serait de s’efforcer à lui faire plaisir afin que la relation ressemble à ce qu’on appelle « le couple ».
Et pour finir, jamais on n’évoque le fait que pour certaines femmes, les périodes post-avortement ou accouchement peuvent être des moments trash. De même qu’il est complètement exclu de prendre en compte les femmes ayant subi le viol ou d’autres situations traumatisantes en rapport avec le sexe.
Enfin, si dans Libération, un témoignage survole la question, ça n’a pas l’air de les déranger plus que ça : « J’aime beaucoup mon mari et quand nous avons des relations sexuelles, j’aime bien cela aussi. Mais quand il m’approche le soir, je n’ai pas vraiment envie de sexe. J’ai plutôt envie de dormir. Je pense d’ailleurs être assez normale : j’en ai discuté avec mes amies, elles ont souvent le même problème. Mon mari m’apportait le comprimé, quatre heures à l’avance, le samedi. C’était bien, je pouvais ainsi prévoir qu’il voudrait un rapport ce soir-là et j’apprécie de ne prendre le médicament que lorsque j’en ai besoin. » Le jour où elle estimera qu’elle peut s’en abstenir, ce monsieur n’ira-t-il pas suggérer qu’avec un petit peu de chimie, c’était tout de même mieux, car tout de même « t’es beaucoup plus débridée avec » ?
Bref, on ne peut qu’imaginer les pressions sociale, conjugale, médicale et bien d’autres encore.

LES APPRENTIS SORCIERS

En voulant traiter l’intimité de la femme, dans le but qu’elle devienne performante, disponible sexuellement, la médecine voudrait une fois de plus mettre nos vies entre ses mains. Je les entends se frotter les mains, eux qui jusqu’ici n’ont fait que survoler les recherches académiques à ce sujet. Pourquoi s’intéresser à la jouissance féminine étant donné qu’elle ne joue en rien sur la procréation, donc à la survie de notre espèce, si pourrie soit-elle ? Il y a bien les recherches de Master, Johnson et quelques autres qui ont effectivement mis un pied à l’étrier, mais rien de comparable avec l’étude de l’érection masculine, qui elle, permet de procréer.
Il est intolérable que la médecine occidentale ne nous considère pas dans notre ensemble mais plutôt qu’elle s’acharne à nous traiter, nous diagnostiquer, nous découper en tranches, comme du saucisson.
En modifiant toute notre structure hormonale, nos corps sont une fois de plus le champ de bataille sur lequel ces apprentis sorciers ont jeté leur dévolu chimique. Et à long terme, dans dix ans, il se passe quoi ?

La vie est constituée de plein de petites cases, le tout forme comme un Rubik’s-Cube. Chercher la combinaison parfaite peut parfois prendre bien des années. Plutôt que de trouver comment combiner tout cela, les scientifiques arrivent avec leurs gros sabots et viennent se permettre de peinturlurer notre Rubik’s-Cube à coup de bombes. Comme par magie, la combinaison serait parfaite, unicolore.
Mais j’ai envie de dire que ce n’est pas du jeu, car la matrice que vous nous proposez est monochrome. Alors tu te retrouves avec ce beau petit objet, qu’il n’y a plus qu’à mettre sur la cheminée accompagné de son joli napperon assorti.

À la lecture de cet article, j’hésite à me pointer chez Libération armée d’un fusil de chasse, ne serait-ce que pour l’engouement qu’ils portent à cette invention quelque peu dégueulasse, ou peut-être chez ce cher Docteur Tuiten en passant par la FDA, mais là, pour le coup, la route est plus longue.
Et encore une fois, les dealers de la croix verte vont pouvoir amasser un max de thunes.
Pour résumer, le sexe est codifié, cadré dans la norme hétérosexuelle et dans un lit conjugal de préférence. D’autres manières de le pratiquer seraient un signe de perte de contrôle social.
En réalité, ce traitement n’est qu’une extension de la pensée hétérosexuelle, patriarcale, normative, répressive, la pensée des gros cons. Étonnante invention, mais pas tant que cela. Une femme désirant comprendre et agir sur son manque de désir sexuel, pourrait très bien se retrouver face à un psy ou sexologue qui la recadrerait dans son rôle de femme, la femme douce et fragile, disponible et désirable. Émancipée, mais docile.
La femme polyfonctions.

S.W.

Pourquoi il faut parler du docteur Hazout

Il me semble que l’on peut affirmer que le viol n’est pas une déviance mais l’intégration la plus poussée et la plus réussie, la finalité même de la construction masculine. Il semble même étonnant que certains hommes en réchappent. On le voit dans bien des conflits armés, on le voit en Syrie aujourd’hui, on l’entend dans trop d’histoires quand elles ont l’espace de se raconter. Et cette construction masculine du mépris de l’intégrité des altérités vulnérables, cette certitude d’être dans son bon droit quand on s’approprie le corps d’autrui, se révèle un cocktail détonnant quand elle s’additionne à la place sociale hyper valorisée qu’est celle de médecin.
C’est ce que j’ai pu constater en suivant dans la presse quotidienne, Libé, Le Monde, Aujourd’hui en France, et sur Internet, le déroulé du procès du Docteur Hazout aux assises de Paris, qui s’est ouvert le 4 février pour durer trois semaines.

Le Dr Hazout, 70 ans, comparaissait libre, pour répondre de viols et d’agressions sexuelles sur six patientes. André Hazout, gynécologue de renom, spécialiste de l’infertilité féminine, au milieu de ses consultations, entre deux fécondations in vitro (FIV), s’arrogeait le droit d’embrasser certaines de ses patientes, de les caresser alors qu’elles étaient nues ou en position gynécologique, et d’aller jusqu’à en pénétrer certaines avant, pendant ou après les examens.
Des femmes qui sont citées à la barre, certaines sont parties civiles, c’est-à-dire que leur parole compte pour l’accusation. Elles sont six dans ce cas de figure, elles sont les victimes officielles. Quatre seront présentes lors des débats. Vingt-sept autres femmes sont citées en qualité de témoins, leur rôle dans le grand théâtre de la justice est de venir éclairer la personnalité de l’accusé. À charge en l’occurrence. En effet, ces vingt-sept-là ont aussi été violées ou agressées par André Hazout, mais comme les faits remontent à plus de dix ans, ils sont prescrits, ils ne comptent plus.

hopital-abandonne-moscou-russie-13Car André Hazout viole des femmes depuis 1985 au moins. On se demandera pourquoi ses patientes n’ont pas parlé plus tôt. Alors laissons-les un peu dire elles-mêmes, par le biais de leurs témoignages, dans quel état d’esprit elles étaient en allant consulter cet homme, souvent leur dernier recours pour avoir un enfant. On ne parlera pas ici de l’injonction faite aux femmes de désirer se réaliser dans la maternité à n’importe quel prix, de préférence un prix qu’elles sont seules à payer, car cette réalité transpire de bien de leurs mots.
L’une d’elle raconte : « Il m’a embrassée, je me suis laissé faire. (…) Il a essayé d’enlever mon haut, j’ai dit non. Il s’est éloigné de moi et j’ai vu qu’il baissait son pantalon. C’était choquant mais que faire ? Partir ? Je n’aurais jamais eu mon enfant. Il m’a emmenée vers le fauteuil et on a eu une relation sexuelle. Au retour, je me suis mise à pleurer, je me sentais coupable. » Une autre : « Quand je me suis retournée, il avait baissé son pantalon. Il était nu. C’était malsain. Je me suis dit « que faire ? » si je pars, je n’aurai jamais d’enfant… » Puis, décrivant un autre rendez-vous : « Il m’a annoncé que la tentative de FIV avait échoué. Et puis il m’a prise par derrière. Je me suis laissée faire. Il fallait l’accepter pour avoir un enfant. C’est comme ça ! » Une autre encore : « J’avais une confiance infinie en lui. J’avais vu tous les pontes, qui m’avaient dit : « Faites le deuil, faites le deuil. » Et j’allais avoir un bébé, j’étais dans l’euphorie. Pour mes parents, pour mon mari, le Dr Hazout, c’était le bon Dieu ! » Après un nouvel examen, pour préparer une seconde grossesse, le ton du médecin change : « Il m’a dit « maintenant, ça suffit » et m’a entraînée derrière le paravent. » Elle subit alors un rapport sexuel non protégé qui aura pour conséquence une grossesse. C’est Hazout lui-même qui pratiquera l’avortement, dans son cabinet, un samedi, par souci de discrétion : « J’avais pris une barrette de Lexomil, il m’a demandé si j’avais peur, je lui ai répondu oui. Il m’a dit : « Je vais te faire l’amour, ça va te détendre. » Il m’a pénétrée et puis il m’a dit : « Bon, on y va » et il a pratiqué l’IVG. Moi, j’étais comme une automate, j’avais l’impression d’un dédoublement » ; « Quand on regarde le contexte de ces deux fois, vraiment, ce n’est pas possible d’avoir été consentante. »

Toutes les paroles des patientes sont signifiantes : « Je me sentais moche, stérile, avec un corps douloureux (…) tout le monde, mon mari, mes parents, attendaient de moi que je fasse un enfant. » Ou « j’avais l’impression que si je m’opposais à lui, je ne serais jamais enceinte. » Ou « j’avais tellement peur qu’il ne s’occupe plus de mon dossier pour avoir un bébé que je n’ai rien dit à personne. » Ou « je me suis dit, c’est comme ça, c’est une chose de plus pour avoir un enfant. J’ai cédé à tout ce qu’il représentait, j’avais peur de perdre son attention. Il a vu que j’étais vulnérable. » Et pour finir, car il est impossible de citer toutes les femmes qui ont eu la force de venir parler, mais parce-que l’on pourra entrevoir ici le machiavélisme d’Hazout : « J’étais en plein traitement, je ne pouvais pas envisager d’arrêter les consultations (…), je savais que j’allais devoir y passer pour avoir mon bébé. » Ou « Quand il m’a conduite à l’acte sexuel, j’étais au tout début d’une nouvelle tentative de fécondation in vitro. C’était impossible d’arrêter ses agissements. À moins de tirer un trait sur mon désir d’enfant… »
André Hazout, par ailleurs, quand il n’était pas en train de violer « pénalement » parlant ses patientes, pratiquait activement un humour plus que douteux : « Il a utilisé un nouveau speculum. Il m’a dit : « Il s’agit d’un bon gros gode ceinture, tu feras moins ta maligne après ça. » Mépris et avilissement ouvrant grandes les possibilités de s’approprier un corps pour son seul bénéfice d’homme blanc doté des pleins pouvoirs symboliques du médecin.

Toutes les patientes, parties civiles ou témoins, ont refusé que les débats se tiennent à huis clos comme c’est la règle générale pour les affaires de viols. Elles avaient déjà trop subi le huis clos du cabinet, le face-à-face avec le médecin, avec celui qui leur répète « on va y arriver », « ça va marcher », « on va le faire, ce bébé » et qu’elles le nomment le « sachant », le « magicien », le « bon Dieu », dont elles admettent qu’il est le seul capable, dans ce moment de leurs vies, de les aider à procréer. Cet homme qui sur son bureau exposait un petit badge sur lequel on pouvait lire « Trust me, I’m a doctor » : « Faites-moi confiance, je suis médecin. »
Elles se sont soutenues dans leur parole, en étant présentes pour les auditions des unes et des autres. Vingt-sept sont venues témoigner de faits prescrits, sans espoir de contrepartie autre que de participer à faire cesser les agissements d’André Hazout. Certaines femmes ont fait le choix de ne pas se constituer parties civiles mais ont décidé de témoigner lors de l’enquête « pour que cela s’arrête ». « Je me suis sentie coupable, sans doute d’autres femmes avaient été agressées après moi. Mon seul but était que ça s’arrête. Je n’avais pas de volonté de demander réparation ». Beaucoup regrettent de n’avoir pas parlé plus tôt. « À l’époque, je ne pouvais pas imaginer que je n’étais pas la seule. Je ne pensais pas qu’on était aussi nombreuses. Quand je vois toutes ces femmes défiler, j’hallucine ! »
Et c’est par la parole de l’une d’entre elles, sur un forum internet, que se sont déployées, rassurées, plus assurées, celles des autres : « Quand elle m’a raconté, je me suis dit qu’il n’était pas possible de laisser faire. »
hopital-abandonne-moscou-russie-15Si ces femmes n’ont pas parlé plus tôt, c’est pour mille raisons qui leur appartiennent et dont on ne peut parler sans les trahir. Même s’il est difficile de ne pas projeter sur elles nos propres terreurs, tous nos silences face aux agressions, aux gestes intrusifs, au viol quotidien et ordinaire de nos intégrités physique et psychique. Parce que nous sommes construites pour puer la vulnérabilité et parce que notre silence et notre honte sont organisées de manière tellement efficace.
Mais il faut dire que si André Hazout a pu violer au moins trente patientes depuis les années 80, dans le cadre de ses fonctions, c’est avec la quasi bénédiction du Conseil de l’Ordre des Médecins. Car dès 1985, le Conseil de l’Ordre reçoit des dénonciations de ses pratiques. En 1988, un homme contacte ledit Conseil pour se plaindre des agissements du médecin sur son épouse. En 1990, un courrier est envoyé disant en toutes lettres « j’ai été abusée ». D’autres courriers sont envoyés et reçus en février et novembre 1996. En 1999, au moins un coup de téléphone est passé. Le docteur Hazout ne sera radié définitivement du Conseil de l’Ordre qu’en 2013.

S’admettre à soi-même que l’on a été violé.e est souvent un chemin long et difficile. Arriver à parler implique la lente restauration d’une estime de soi piétinée, des soutiens et interlocuteur.trices dans lesquel.les on peut placer sa confiance. Et quand il s’agit de dénoncer un ponte dans son domaine, celui par lequel est arrivée la reconnaissance sociale majeure et distinguée de votre statut de femme, la maternité… il en faut des forces pour l’ouvrir. Il faut dire combien, dans ces différentes étapes, le moindre bâton dans les roues peut faire exploser toutes les intentions de se reconstruire dans la parole et de trouver des moyens de protéger d’autres personnes vulnérables d’agissements similaires.
Le Conseil de l’Ordre, dont plusieurs représentants sont venus s’expliquer sur ses « carences » et « dysfonctionnements » à la barre, a poussé l’indécence jusqu’à vouloir se porter partie civile dans le procès. Ce qui n’a pas été permis par l’un des avocats de l’accusation et a quand même été dénoncé comme une manœuvre assez immonde de blanchissement de leur collaboration active. Collaboration qui a permis à André Hazout de violer des dizaines de patientes. Les déclarations d’un ancien secrétaire adjoint du Conseil de l’Ordre, en charge des dossiers de plaintes reçues, sont explicites : « Vu la très grosse clientèle du Dr Hazout, il y a des exercices qui présentent plus de risques que d’autres… » Il va de soi, qu’un ponte, exerçant dans le 17ème arrondissement de Paris, décoré de la légion d’honneur en 2006, et pratiquant des dépassements d’honoraires vraisemblablement exorbitants, a dû rendre bien des services à des gens de la haute. Périlleux de remonter les bretelles de ce genre de sale personnage confit dans la thune, les honneurs et les relations. C’est un exercice moins risqué, cela va de soi, de pinailler auprès de médecins de bas étage qui payent en retard leurs cotisations. On lit aussi dans ses mots sa révérence de la caste des dominants : « Si nous avions été informés par quelqu’un de [la] notoriété et de [la] qualité [du docteur Frydman, collègue du Dr Hazout et gynécologue renommé lui aussi] qu’il y avait quelqu’un dans son service aux comportements anormaux, nous aurions sévi. » Son témoignage transpire la hiérarchie indécrottable qu’il perpétue entre la parole de patientes violées et la parole de praticiens de qualité, à la renommée incontestable dont l’éthique ne souffre aucun doute. Hazout était de ces praticiens de qualité, à la renommée indiscutable.

Il y aurait tant à dire sur ce procès, qu’un tout début d’analyse s’imposait, malgré ses aspects parcellaires, raccourcis et non-développés. Il y aurait tant à dire…
La défense d’André Hazout, par exemple, aurait mérité un décorticage en règle, tant elle est digne de figurer aux annales du croisement hideux entre le pouvoir médical et la domination masculine conjugués dans cet homme. Par malheur, mais sans hasard. André Hazout parle, et c’est innommable : « Je comprends qu’elles se soient laissées entrainer par mon charme (…), je ne pensais pas qu’elles m’idolâtraient à ce point. » Bien qu’il sache aussi adopter tous les codes du tribunal, pour être jugé comme leur semblable, un de leurs pairs : « Si embrasser sur les cuisses est une agression sexuelle, alors oui, j’ai fait une agression sexuelle. Mais je ne les ai ni forcées, ni contraintes, ni surprises (exacte définition pénale du viol). À aucun moment je n’ai senti de réticence. » ; « Je ne suis pas un violeur, je n’ai jamais violé personne. » ; « Aujourd’hui, après trois semaines d’un long débat difficile, très dur, je réalise tout le mal que j’ai pu engendrer sans le vouloir, sans m’en rendre compte, et je veux demander pardon à ces femmes, à mon épouse et à mes pairs.« , tout en réclamant de ne pas être condamné « pour l’exemple ».
Son avocate s’est permis un « il est incontestable qu’A. Hazout s’est un certain nombre de fois mal comporté, mais ce n’est pas un criminel » qui reste une lecture plutôt euphémisée des faits vraiment cradingues relatés trois semaines durant. Hazout n’est pas juste un sale garnement qui a fait une grosse bêtise. Elle se permettra même d’être plus qu’insultante avec les patientes violées en déclarant que : « La frontière entre l’admiration et la séduction est fragile. » Comme de nier sans complexes la réalité sociale du viol en déclarant « mais un viol, ce n’est pas une question, c’est un fait hurlant. » La défense de sa classe sociale prime par trop souvent sur la défense de sa classe de sexe. Me Caroline Toby nous en fait l’éclatante démonstration.
En effet, nous serons moins surpris.es de savoir que l’autre avocat de la défense, Me Francis Spintzer, a pu déclarer dans sa plaidoirie finale : « Vous allez condamner André Hazout, mais je vous demande de répondre « non » à la question des viols (…), vous le déclarerez coupable d’avoir commis des atteintes sexuelles, mais vous écarterez la circonstance aggravante de la vulnérabilité des victimes et de l’autorité qui s’attache à la qualité de médecin gynécologue. » Il va de soi qu’il a accueilli la condamnation de son client avec « déception ». Me Spintzer a annoncé son intention de faire appel de la décision du tribunal en affirmant que « le combat continue ». On ne pouvait en attendre moins dans la mesure où la défense des violeurs, la sublimation du viol comme modèle des rapports et l’écrasement par le mépris des personnes ayant subi un viol est de tout temps, et dans bien des cultures, un ciment social dont les puissants ne peuvent se passer.
Après les trois semaines de débats, l’avocate générale avait requis contre André Hazout une peine de douze années de prison. Sur ces douze années, elle réclamait dix années incompressibles, c’est-à-dire sans possibilité d’aménagement de peine, parce que c’est le « minimum pour un crime ». Elle demandait que cette peine soit assortie d’une interdiction d’exercer. En même temps, Hazout est un vieux croulant dégueu, peu de chance qu’il ait pu repartir au turbin. La cour et les jurés ont délibéré quatre heures durant pour prononcer une peine de huit années, assortie de l’interdiction d’exercer. Huit années, c’est affirmer qu’Hazout n’est pas un criminel, que ses actes relèvent du délit.

hopital-abandonne-moscou-russie-20Qu’il soit bien clair que je ne ferai aucun commentaire sur la peine d’André Hazout, je suis de ces gens qui refusent, théoriquement au moins, d’exercer le moindre pouvoir sur leurs congénères, et qui en toutes circonstances refusent de prétendre participer à l’organisation ou à la gestion de ce monde. Néanmoins, je pense que la justice, comme la médecine, a des rôles et fonctions sociales précises, et notamment celle de s’adresser directement au corps social. Cette peine, je la reçois donc comme un message très clair. J’étais fin janvier au procès en appel de Philippe Lalouel, un prisonnier longue peine, que j’ai vu être condamné à dix-sept années de prison pour avoir braqué trois agences postales avec une arme volontairement non-chargée. Philippe, qui à 46 ans a passé 23 années de sa vie en prison a été contaminé par le VIH lors d’une transfusion sanguine à l’hôpital, en 1986. J’ai vu cet homme, encore debout malgré tout, la taule, la maladie, l’isolement, malgré sa vie volée… j’ai vu ce survivant dire qu’il n’a pas violenté les guichetières, mais que c’est le jeu dans un braquage de faire peur à celui ou celle qui tient la caisse. J’ai vu les guichetières bien obligées d’assumer que si elles sont revenues à l’appel, c’est pour s’assurer que la peur qu’elles ont vécue, leurs traumatismes soient validés par des années de prison ferme, encore plus, toujours plus… c’est à l’aune du traumatisme que ce calculent les indemnités. Mais elles ont eu beau tenter, marionnettes de la Banque Postale, appâtées par le gain, de faire passer une grosse trouille pour des violences, c’était risible, car de violences il n’y a point. Pour la peur infligée à ces femmes, qu’il reconnaît, et pour laquelle il s’excuse, Philippe a été condamné à rester en prison jusqu’en 2039. Tant pis si le sida ou la taule le crèvent avant qu’il n’ait eu une chance de vivre…
Parions qu’en 2022, s’il n’est pas mort, Hazout sera en train de se refaire une santé avec le magot soutiré aux femmes dont il jouissait par-dessus le marché. Parions en tous cas que si l’un des deux meurt en prison, ce sera Philippe, car Hazout, de par sa position sociale, bénéficiera sûrement, lui, le vieux libidineux, de la loi Kouchner, contrairement à la majorité des prisonnier.es atteint.es par le sida.

Alors c’est on ne peut plus clair, à vous tous et toutes qui êtes vulnérables pour quelque raison que ce soit, à un moment donné de votre vie, retenez bien que l’argent que vous avez mis à la banque est défendu avec un acharnement singulier par la justice, tandis que l’intégrité de vos corps ne vaut rien. Retenez que la société par sa mascarade judiciaire enfermera jusqu’à l’élimination les méchants braqueurs qui en veulent à l’argent des banques parce qu’ils en ont besoin, mais que si vous avez été contraint.es à l’avilissement, au viol, si votre intégrité a été malmenée, niée, annihilée, la réponse judiciaire le martèle : c’est bien moins grave.
Il va falloir que nous inventions des manières de ripostes ensemble, par la parole, par l’écriture, par l’entraide active, par l’action, mais que nous arrêtions d’imaginer une seconde que nous valons plus que les moyens de spéculation que nous offrons à la Banque Postale. Ou que la justice n’existe que pour réparer les torts que nous pourrions subir.
Ils défendent la propriété, nous combattons pied à pied l’appropriation de nos corps à leurs desseins…
Nous ne sommes pas du même bord, et c’est irréductible.

C.

Être une non-personne

Amanda Baggs est une psychiatrisée à la prose directe et lucide, souvent présentée comme une militante autiste. La portée politique de certains de ses textes est à l’origine de l’intérêt que nous leur portons. Nous avons connaissance d’une polémique outre-Atlantique autour de son diagnostic, mais cela nous indiffère en l’espèce. À partir de son expérience en tant que psychiatrisée ayant vécu en institution et connu de nombreuses hospitalisations pour divers problèmes de santé, elle nous parle de situations que nombre d’entre nous ont connu, connaissent, ou pourraient avoir à connaître dans les cadres psychiatrique, médical, familial, carcéral ou autres.

Ceci est tiré d’un document que j’ai distribué en prenant la parole lors d’une formation de professionnels qui travaillent avec des personnes présentant des troubles du développement. Il est question de ce que cela signifie d’être déshumanisé, et cela s’adresse à un groupe beaucoup plus large de personnes que le public d’origine. Il s’agit, que cela soit clair, de quelque chose qui nous est fait par d’autres personnes, et non pas de quelque chose d’intrinsèque à qui nous sommes.

Être une non-personne (1) signifie que les gens parlent en face de vous comme si vous n’étiez pas là. S’ils savent que vous les comprenez, cela signifie que vous n’êtes pas assez une personne pour que cela leur importe. Cela signifie écouter les commérages du personnel, disant des choses qu’il n’oserait pas dire en face de vraies personnes. Cela signifie entendre, à votre sujet, leurs points de vue les plus brutaux, prononcés à voix haute, devant vous, sans que la personne en face d’eux ne soit reconnue comme telle. Cela signifie entendre des informations confidentielles au sujet d’autres non-personnes.

Être une non-personne signifie que votre vie n’est pas une vraie vie. Cela signifie être moins bien traitée en comparaison à la façon dont la plupart des gens traitent leur gerbille de compagnie, et avec moins de culpabilité. Cela signifie que votre existence semble emplir les personnes de dégoût et de peur. Les gens vous voient et vous décrivent comme une coquille vide, un corps sans âme, une créature fantastique (2), ou un légume. Ou bien ils idéalisent votre vie, vous désignant comme un petit ange sur terre. Quelle que soit leur manière de vous désigner, les gens refusent totalement de voir que vous existez.

Être une non-personne signifie être considérée comme non-communicative. Si d’une quelconque façon, une fois tous les trente-six du mois, vous réussissez à communiquer par la parole, ces mots seront perçus sur le registre de la pathologie plutôt que de la communication. Si vous communiquez par écrit, les gens douteront de votre qualité d’auteur.e. Si vous communiquez par votre comportement, vous serez punie, contenue, droguée, ou placée dans un programme de traitement comportemental. Quelles que soient l’intelligence et la complexité du système de communication que vous échafaudez, vous serez décrite comme étant incapable de véritable communication.

Être une non-personne signifie que l’on chasse de votre esprit toute véritable communication. Cela signifie avoir votre comportement, et vos mots, si vous en employez, moulés pour s’adapter à ce que les gens veulent ou attendent de vous. Cela signifie avoir ce moule posé sur vous comme une camisole. Cela signifie crier et crier à l’intérieur de votre tête que vous êtes une vraie personne, mais rien ne sort. Dans les rares moments où quelque chose sort – une action qui vient de vos désirs plutôt que de votre dressage, l’affirmation orale ou écrite que vous êtes vraiment une vraie personne et que vous vous sentez piégée – vous serez punie, ridiculisée ou ignorée.

Être une non-personne signifie être traitée comme un enfant (ce qui devrait vraiment faire réfléchir les gens sur la façon dont ils voient les enfants), ou, au mieux, comme un animal de compagnie bien-aimé. Cela signifie que si vous faites quelque chose de vrai, important et significatif pour vous, les gens penseront que c’est mignon. Ils ont un rire spécial réservé pour ça. Cela signifie que l’on s’adresse à vous d’une voix généralement utilisée pour les enfants.

Être une non-personne signifie être brutalisée. Une non-personne ne peut pas parler de coups, de viol, de torture et de meurtre. Si elle le fait, elle ne sera pas crue. Une non-personne sait que la loi ne viendra jamais à son aide, pas de la façon dont elle le fait pour les vraies personnes. Si elle meurt, ici, aujourd’hui, entre les mains d’un autre, cela ne sera pas considéré comme un meurtre.

Être une non-personne signifie être négligeable, et interchangeable avec toutes les autres non-personnes dans le monde.

Être une non-personne signifie n’attendre que peu de chose de la vie. Cela signifie être punie ou couverte de honte pour avoir exprimé vos émotions, de l’intérêt pour votre environnement, ou de l’originalité de pensée. Cela signifie que, une fois que vous n’exprimez plus ces choses ouvertement (excepté peut-être à quelques autres non-personnes qui savent ce que vous faites), les gens jettent un œil à votre apparence la plus superficielle et déclarent que vous êtes encore plus une non-personne.

Être une non-personne signifie être haï. Pas toujours de manière manifeste et émotionnelle. Cela signifie que les gens veulent que vous soyez une vraie personne. Ce qui semble une bonne chose, jusqu’à ce que vous réalisiez qu’ils ne croient pas que vous soyez d’ores et déjà une personne. Ils veulent vous façonner en quelqu’un d’autre, ou bien vous utilisent comme un écran de projection pour leurs fantasmes. Parfois, ils vous disent qu’ils veulent retrouver le vrai vous, comme si vous n’étiez pas là. Être une non-personne signifie que votre existence telle que vous êtes est déniée au plus profond niveau par ceux qui vous entourent. Et ceci, être annihilée, constitue la vraie nature de la haine. La rage n’est rien en comparaison de l’annihilation.

Être une non-personne signifie que si vous mobilisez toutes vos capacités, tout ce que vous avez appris au fil des ans, et tentez de défendre vos intérêts par tous les moyens possibles dont vous ayez connaissance, vous serez étiquetées comme manipulatrice, en demande d’attention, ou comme une mauvaise ou difficile cliente. Vous apprenez que les gens aiment travailler avec les bons clients, ceux qui ont été tellement déformés (3) par le fait d’être traités comme des non-personnes qu’ils sont complètement passifs et dociles. Vous souvenant d’avoir été comme ça, vous réalisez que personne au monde ne devrait jamais être déformé à ce point. Mais lorsque vous tentez de vous défendre, d’échapper à cette soumission terrifiée, alors vous êtes étiquetée comme agressive et hostile et êtes traitée en conséquence.

Être une non-personne signifie que vous n’avez pas le droit de vouloir ce que n’importe qui d’autre dans votre situation voudrait.

Être une non-personne signifie être à la merci des théories que d’autres ont sur vous. Cela signifie qu’un jour, peut-être le premier de votre vie, on vous offre la possibilité de communiquer. Et puis on vous la confisque le lendemain une fois cela considéré comme une lubie ou une imposture ou tout simplement comme trop gênant pour la routine du personnel. Cela signifie être jetée dans de grandes et affreuses institutions lorsque c’est considéré protecteur, puis séparée de vos amis et envoyée dans de plus petites mais tout aussi affreuses institutions lorsque c’est considéré progressiste, enfin isolée de tout le monde dans votre propre appartement lorsque c’est considéré radical, et ceci quels qu’aient été vos désirs dans toute cette affaire. Cela signifie être torturée et tuée comme une créature démoniaque, exhibée comme un phénomène de foire, médicalement utilisée comme un animal de laboratoire, et puis torturée et tuée au nom du traitement, de la médecine, ou de la protection, suivant l’époque et la culture.

Ce texte a été transcrit puis traduit et annoté par nos soins à partir de sa vidéo en anglais, Being an Unperson, mise en ligne en novembre 2006. La mise en page (paragraphes, gras, italiques, etc.) est également de notre fait.

Amanda Baggs anime sur le web un blog ainsi qu’une chaîne de vidéos.

Notes:

(1) Les termes originaux unperson ainsi que non-person ont été traduit par non-personne tout au long du présent texte, l’auteure les utilisant sans distinction. (retour au texte)
(2) Les changeling child en version originale sont des créatures fantastiques présentes dans plusieurs mythes et contes. Ce sont des simulacres d’enfants, par exemple des êtres féeriques ou même de simples morceaux de bois, laissés par les fées en remplacement de ceux qu’elles ont enlevé aux humains. (retour au texte)
(3) Twisted en version originale qui signifie littéralement tordu. (retour au texte)

Les mécanismes de la fabrique du patient

Patient, ente : adjectif emprunté au latin patiens « endurant, qui supporte ». Patient, nom commun, désigne spécialement et couramment le malade par rapport au médecin à partir du XVe siècle. En langue classique, il se rapportait aussi à celui ou celle qui subissait un châtiment.
En philosophie son sens étymologique, c’est-à-dire « qui subit », s’oppose au terme d’ »agent ». (définition tirée du Dictionnaire historique de la langue française, ed. Le Robert)

fabriquedupatientSi je vous disais que demain, quand on vous dira « ouvrez la bouche », vous avalerez de petites pilules dont vous ne savez pas vraiment ce que c’est ; que quand vous aurez envie de fumer, il vous faudra demander la permission et qu’elle pourra vous être refusée ; qu’on décidera pour vous des gens dont vous pouvez recevoir la visite ou un coup de téléphone ; qu’on vous aura habillé-e d’un uniforme… Et si je vous disais que, si vous refusiez de coopérer, vous risqueriez d’être enfermé-e-s dans une chambre prévue à cet effet… Vous auriez du mal à le croire, que l’on puisse vous imposer tout cela sans que vous n’opposiez de résistance, sans coup férir de votre part…
Et pourtant, je suis passée par l’HP, j’ai accepté tout ces « traitements » et bien d’autres encore sans vraiment réagir. En ce qui me concerne je n’ai jamais été une psychiatrisée très véhémente, c’est a posteriori que je m’interroge. Aussi, car j’ai bien l’impression que j’étais loin d’être seule dans ce cas.
Alors, je me demande (1). Comment fabrique-t-on notre consentement à des traitements que tout un chacun trouverait dégradants si on les lui imposait de but en blanc ? Comment nous métamorphose-t-on en patient si simplement, si rapidement, presque par glissement…?

Si l’on échoue à l’HP, ce n’est pas un hasard, tout simplement, parce que nous vivons dans un monde quadrillé d’hôpitaux. Sur Terre, en 2012, tout le monde, loin s’en faut, ne vit pas dans une société aussi médicalisée que la nôtre. En France, nous sommes élevés dans l’assurance que les psychiatres, comme les médecins, ont pour unique fonction de réparer, de soigner, de faire le bien, de rendre la santé, et ce, au moyen de techniques apprises au cours d’un long cursus d’études, très complexe, très fourni, que nous n’avons pas besoin de comprendre, ou du moins que l’on nous a appris à laisser aux mains et au jugement de professionnels. Nous arrivons dans les rapports médicaux, prêts à entendre, désireux d’entendre, des spécialistes statuer sur notre cas et disposés à avoir confiance en leur science et en leurs techniques de soin (2). Nous arrivons d’ores et déjà accoutumés à endosser le rôle de patient par toutes nos confrontations au milieu médical. Cette notion de « pré- patience » mériterait à elle seule une étude et une ana- lyse mais ce n’est pas là l’objet de ce texte. Néanmoins en faire état éclaire pour une part que le consentement donné aux médecins s’inscrit dans notre vie de tous les jours et ne se pose pas uniquement quand une situation particulière l’impose. Mais il va de soi que le fait d’être préparé-e-s à devenir patient-e-s ne dit pas que nous en mesurions d’emblée toutes les conséquences. La partie se joue alors que l’un des joueurs a dans son jeu plus d’atouts et rayonne d’une aura de confiance. Ne nous gênons donc pas pour utiliser de gros mots, le médecin se trouve dans une position de pouvoir, dans un rapport de domination avec le consultant, qu’il devienne ou non patient. Notons aussi que cet exercice de pouvoir est d’autant plus efficace et performant qu’il est tu, occulté, nié voire rendu inaudible par l’ensemble d’une société.
Quand on échoue à l’hôpital psychiatrique, on y arrive aussi plein de nos histoires, vécus, enthousiasmes, terreurs, petits plaisirs… Tout ce qui nous a construits, tout ce qui est indicible, mais pour autant fait de nous qui nous sommes. Nous avons en général une place dans ce monde, agricultrice, banquière, père de famille, chômeur, nomade ou cadre à la Défense. Et, c’est souvent cette identité sociale que nous mettons en avant dans nos rapports avec les autres individu-e-s (3) que nous rencontrons. Mais nous avons aussi tout un tas de petites habitudes, de grands complexes qui vont de fumer à se ronger les ongles, de ne pas supporter de porter un pan- talon trop court, des chaussettes dépareillées, ou d’avoir l’étiquette qui dépasse du slip. Et cela nécessite tout un tas d’aménagements quotidiens, ridicules aux yeux des autres mais qui pour nous sont cruciaux. En ce qui me concerne si j’ai les cheveux sales par exemple, j’ai le sentiment d’être la personne la plus crétine qui soit. Alors, bien entendu, c’est complètement irrationnel, sans fondements, et mal pratique à bien des égards, mais cela conditionne beaucoup plus mes rapports avec les autres que le fait d’avoir interrompu mes études de philo ou d’être chômeuse par exemple. La rencontre avec l’institution psychiatrique va donc, doit donc, entraîner un certain nombre d’adaptations de l’individu que nous sommes, puisqu’un hôpital psychiatrique de secteur prend en charge ses administrés dans tous les moments de leur vie. En entrant à l’HP, nous sommes soumis à un traitement collectif uniforme car c’est l’institution qui prend en charge tous nos besoins élémentaires : elle nous loge, nous nourrit, nous impose un cadre de vie qui va des activités à l’hygiène. En cela elle se distingue de la CAF, de l’école, de la police qui encadrent des bouts de nos vies à l’exclusion des autres, mais est à rapprocher du fonctionnement d’un corps de l’armée, d’un couvent ou d’une maison de retraite par exemple. (4) Il va de soi que ces institutions organisent la vie des individus qu’elles enrôlent avec des objectifs propres à chacune. L’HP en l’occurrence, n’a pas pour fonction de nous former à défendre le territoire national, de nous entretenir dans la foi catholique, ni de décharger nos familles du soin qu’elles devraient prendre de nous parce que nous sommes trop vieux… L’HP, aujourd’hui comme hier (5), est l’institution qui se donne pour but de soustraire du champ social ceux qui dysfonctionnent dans la perspective de les réadapter. Les »déviants », les »fous », les »incapables » y sont parqués dans l’objectif de les reformater afin qu’ils retrouvent à leur sortie une place dans ce monde, une identité, voire une activité viable et fonctionnelle, et ce, quelle que soit la raison originelle de leur écart du droit chemin de la normalité.(6)

Lors d’une admission en psychiatrie, on est plus caractérisé par notre poids, notre taille, notre tension, notre sexe, notre date de naissance, nos antécédents médicaux, le fait que l’on possède ou non une carte vitale etc… que par notre folle passion pour les hommes de Neandertal, les acteurs hollywoodiens de plus de quatre-vingt ans et les crèmes brûlées au hasard. Cela permet aux personnels de l’institution – on dira « soignants » – de nous ranger aisément dans une série de cases préétablies. Bien loin d’un aperçu, même très restrictif, de la personne que nous avons le sentiment d’être. Une fois recensées toutes les données « objectives » nous concernant, efficacité, constitution d’un dossier, et informatisation oblige, nous sommes conduits dans ce nouveau milieu généralement particulièrement accueillant qu’est un service psychiatrique de secteur et qui va être le nôtre tout le temps du « soin ». Afin que nous nous pliions le plus rapidement et le plus efficacement possible aux traitements qui vont nous être appliqués, afin de nous rendre malléables, afin aussi d’évaluer notre résistance, nous sommes d’emblée soumis à ce que chacun-e jugerait intrusif, une fouille. De cette fouille découle bien entendu un tri, puisqu’au début, en général, on ne nous laisse le droit à rien. Exit le savon, les papiers d’identité, la thune, les vêtements, le téléphone, les clopes, le briquet, en gros tout ce qui est personnel et/ou potentiellement dangereux et/ou ce qui pour des motifs thérapeutiques peut nous être refusé.
Et grosso modo, tout ou quasi peut entrer dans l’une de ces catégories au bon vouloir arbitraire du personnel qui procède à la fouille, de son humeur, de la charge de son emploi du temps, de la sévérité du chef de service, de la situation de notre voisine de chambre… Cela va du parfum « à cause de la bouteille en verre, on ne sait jamais, vous savez, on est là pour vous protéger » aux photos du petit dernier « parce qu’on est là pour faire une coupure, prendre du temps pour penser à tout cela », sans omettre la tablette de chocolat « parce que vous n’êtes pas toute seule dans le service, il y a ici des personnes qui ont des problèmes, vous savez, enfin ce n’est pas autorisé »… Ça y est, on a commencé à accepter. On s’est laissé piller, on n’a rien vu venir, on n’a même pas pensé à se défendre ou à refuser que le processus de dépersonnalisation est engagé…
Bien entendu on ne se retrouve pas à poil dans un cube de verre, non, après le dépouillage l’institution nous « repouille » a minima. Nos vêtements civils sont remplacés par un uniforme bleu de taille approximative, on nous attribue une chambre standard, du savon standard, un lit standard avec des draps standards… Thérapeutiquement parlant, des motifs sont avancés : coupure d’avec un environnement pathogène, mise à distance des problèmes ou de ses causes, sécurité des patients, prise en acte matérielle d’une « maladie » en la rendant visible donc début d’un processus d’acceptation nécessaire à la guérison, démonstration de la mise sous contrôle d’une situation destinée au patient ou à ses proches… Autant de justifications protéiformes, qui peuvent s’appliquer à tous les cas, donc ne sont à la mesure d’aucun en propre. C’est entendu, il s’agit d’un traitement applicable à tous et nullement de nécessités inhérentes au traitement d’un individu particulier. Bref, ils suivent des directives, appliquent des protocoles, s’agitent et il en résulte opinément tout un tas de bénéfices « secondaires » pour l’institution et ceux qui l’incarnent : quand on n’a plus de vêtement civils, ni carte d’identité, ni thunes, prendre la poudre d’escampette sans avis médical devient ardu. Être vêtus de bleu quand les soignants sont vêtus de blanc assoit nettement les rapports de pouvoir en jeu dans les murs de l’hôpital. Et puis une grosse institution comme un hôpital psychiatrique de secteur a des impératifs de gestion qui « justifient » en partie ces pratiques : tous les draps sont de la même taille, tous les uniformes se lavent, se repassent et s’ignifugent dans les mêmes machines, et suivent le même processus d’hygiénisation… C’est vrai, faut les comprendre aussi, vous imaginez le plan retour de lessive, réunir tous les « soignés » dans un réfectoire et faire l’appel pour : « La chemise à carreaux verts et bleus en 42 elle est a qui ? On a retrouvé le pull tigrou bleu ! Mais non madame Michu, puisque je vous dis que ce pantalon n’est pas à vous… » ?
C’est un fait, pour commencer à pouvoir gérer des individus psychiquement et matériellement, à avoir une emprise sur eux, de préférence aisément, on n’a encore rien trouvé de mieux que la rationalisation, la standardisation et la normalisation, donc l’écrasement de toutes ces petites particularités qui caractérisent, rassurent, justifient chacun-e d’entre nous. Ce dépouillage, ce sabotage de nos atours, de notre altérité, ce début de négation de notre originalité, ces rites d’entrée en forme de nivellement mêlé de bizutage nous mettent en condition.

Priver quelqu’un de ses repères, le couper de son monde, lui imposer un cadre matériel n’est pour autant pas suffisant pour lui faire accepter la nécessité d’une refonte totale ou quasi de son identité. Pour imposer la nécessité de cette refonte, la rendre effective et l’enraciner, mine de rien, il est nécessaire de se doter d’un panel de recettes, de trucs, de méthodes, parce que oui, souvent, un individu est rétif à son annihilation.Imposer un cadre de vie total va permettre de renforcer ce processus au quotidien. On nous prescrit donc un nouveau mode de vie fait de règles, d’horaires, d’interdictions et de permissions, qui ont aussi pour but de faciliter à l’institution, donc à son personnel, la cohabitation forcée dans un espace clos et restreint de tout un tas de déviances particulières et souvent peu compatibles à l’œil nu: une PDG en « burnout », un vieux bonhomme sans plus trop de famille pour lui débrouiller une maison de retraite moins pire que l’HP, un tueur de chats en attente de passage en justice et un étudiant surmené qui jongle avec la fac, ses trois petits boulots et les voix de tous les prédécesseurs de son studio pourri qui depuis 1893 tiennent tous sans exception à ce qu’il héberge la totalité des pigeons du quartier dans la cage d’escalier… Afin que, aussi différents que nous soyons, si différentes que soient les raisons qui nous ont poussés à entrer à l’HP, nous acceptions de subir notre égalisation, notre réajustement, il faut nier à chaque instant de notre quotidien la possibilité que nous nous déterminions par rapport à nous-mêmes, il faut nous nier toute manifestation de liberté, de préférence, de dégoût, de refus…
Les repas par exemple ont lieu à heures fixes et les menus sont imposés, peu importe que l’on soit végétarien, musulman pratiquant, fructivore ou allergique aux œufs, c’est purée-tranche de jambon blanc, compote, œuf-mayo pour tout le monde. On aurait préféré manger dehors parce qu’il y a un petit rayon de soleil, les tables sont dressées sous néons, et ça ne se discute pas. Il eut été agréable de trainer un peu après le repas parce qu’une discussion s’est engagée entre voisins ? Débarrassez moi le plancher, le repas est terminé, tout le monde dehors…
Comme tout le monde ou presque est sous traitement, la prise des médicaments est d’ordinaire associée aux repas,on prend ses petites pilules et ses petites gouttes avant de pouvoir manger. Et, s’il est éminemment pratique d’un point de vue gestionnaire de droguer tous les patients à la fois au moment du remplissage biologiquement nécessaire par le biais d’aliments la plupart du temps sans intérêt ni gustatif ni nutritif, je crois pouvoir assurer que prendre des calmants trois fois par jour avant les repas ensuque gravement. Donc on somnole toute la journée, on écrase d’un œil, on ronfle et on bave en public dans la salle télé ou la salle fumeur, mais ça n’est pas tellement grave, tout le monde ou presque est dans un état similaire et, quoiqu’il en soit, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Et comme dormir le jour fatigue peu, la nuit est faite de longues heures solitaires sans possibles, ni sortir de sa chambre, ni croiser un collègue, ni griller une clope… En revanche, le monde extérieur continue de vivre le jour et de dormir la nuit, lui. Ainsi nos visiteurs ne nous croisent qu’au plus fort des doses de médicaments journalières dont on nous gave.Si l’on a une réclamation quelconque à faire, une requête à formuler, une colère à vomir, nous sommes sous l’emprise de psychotropes alors que le médecin ou l’infirmier ou les visiteurs, eux, dorment la nuit dans leur lit, sont propres et frais, boivent du vrai café et ne bouffent pas du Loxapac ou du Tercian quatre fois par jour. Encore une fois, les motifs thérapeutiques croisent avec bonheur la volonté de nous gérer. La simple organisation de la prise des médicaments nous rend difficile de subvertir le cadre qui nous est imparti, si tant est que nous ayons l’énergie de le vouloir, et nous continuons de laisser se creuser le fossé entre notre vie d’avant l’hospitalisation et notre posture bancale du moment. Par ailleurs, il est difficile de nier que la prise de médicaments aux doses qui sont administrées à l’HP a des conséquences physiques absolument inédites et perturbantes. En moins de temps qu’il n’en faut pour s’en rendre compte, on devient étranger, méconnaissable à soi-même. Parce qu’avant, on ne bavait pas, on n’était pas aussi maladroit, engoncé, gêné, on ne se sentait pas aussi stupide ou à côté de ses pompes, on n’avait pas autant faim, ni surtout autant soif, notre sueur elle n’avait jamais eu cette odeur, on n’avait jamais mis autant de temps à se rouler une clope,
on n’avait jamais galéré autant à retrouver la machine à café qui est pourtant toujours au bout du couloir, et puis on n’avait jamais eu aussi peu de mots pour y penser ou en parler… Et personne pour nous expliquer tout cela autrement que par ce terme insupportable d’ »effets secondaires ». Mais cela n’a rien de secondaire de ne plus se reconnaitre, de ne plus se croire capable, cela n’a rien de secondaire de perdre tout ce qu’on ne croyait pas pouvoir perdre jusque-là, cette certitude que l’on est soi, et que cela vaut au moins bataille pour le défendre. C’est même un gros bout de ce qui nous amène à tolérer d’être modifié, à accepter la transformation de notre identité, à espérer follement même la mutation qu’on nous propose. Parce que je ne me souviens pas avoir senti aussi fort qu’à l’HP le désir d’être n’importe qui d’autre, n’importe où ailleurs, dans n’importe quel champ d’herbe du voisin plus verte ou pas…

Enfin, il est important de ne pas négliger le rôle bien établi, la fonction bien huilée, rodée qu’ont les blouses blanches dans ce processus de dépersonnalisation. Car je me refuse à croire que des soignants ne puissent, s’ils se regardaient un peu honnêtement, admettre leur participation active dans le fait de nous faire devenir patients. Au quotidien, dans les murs, il ne peut être nié que leur rôle est aussi de justifier des méthodes thérapeutiques disciplinaires et punitives et s’avèrerait presque aussi efficace. Le trop fameux « c’est pour votre bien », qu’il s’applique à « pourquoi on m’attache » ou à « pourquoi je suis obligée de prendre ce médoc qui me fait des confusions dans la tête», est insultant. « C’est pour votre bien » est la réponse à ceux qui ne méritent même plus une réponse. À une question vraie, urgente, on ne peut se permettre d’opposer un alibi ré- chauffé, identique pour tous sans faire le jeu du mépris, sans perpétuer la condescendance à notre égard, sans nous dégrader, nous diminuer, nous rendre moins égaux… Les soignants organisent au quotidien notre maintien dans l’ignorance et bien des questions sont réglées par un simple mais sans appel « vous n’avez pas besoin de le savoir ». Mais surtout, les soignants, que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam pourtant, prétendent savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous « ça va vous faire un peu de bien d’être contenu », « vous allez dormir un petit peu, et tout ira mieux ». Et si on râle, si on ne veut pas se contenter de leur réponse à peine décongelée, à peine investie, les soignants se déchargeront tranquillement des décisions qu’ils appliquent pourtant à la lettre sur les médecins qu’ils rendent inaccessibles : « Pour votre permission, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui décide, vous verrez avec le médecin. -je peux le voir quand le médecin ? -ça, c’est pas moi qui décide ». Mais tu décides de quoi alors? Parce que pour décider de ce que j’éprouve, vous n’êtes pas en reste : « mais non vous n’êtes pas triste, vous êtes juste un peu déprimée », « mais non vous n’êtes pas en colère, vous êtes un petit peu agitée ». Nous ne sommes même plus aptes, visiblement, à nommer les émotions qui nous traversent, à éprouver nos émotions d’avant, des émotions civiles, légitimes. Non, entre quatre murs et face à un soignant nous n’éprouvons plus qu’un échantillon de «symptômes» liés à notre «pathologie», mais ça tombe à pic: un traitement est prévu pour ce genre de cas. Pour le coup de déprime : un petit cachet, pour l’agitation : les sangles, pour un délire: la chambre d’isolement… et une fois enfermé, quand on cognera sur la porte pour implorer une clope, on nous répondra « j’arrive »… qui n’est encore qu’une formule toute faite pour signifier qu’on est loin d’être exaucés. (7)
Est-il nécessaire d’expliciter ce qui se passe de commentaire : quand on ne prend même plus la peine de répondre à quelqu’un, c’est qu’il n’est plus quelqu’un. Et qu’il soit bien clair qu’il serait malvenu de justifier de telles pratiques par cet autre alibi tout aussi fallacieux du « cruel manque de moyens » de l’institution psychiatrique aujourd’hui. Ça va mieux en le disant.

Et une fois que l’on a ré-appris à vivre selon des règles strictes et non-choisies, dans l’auto-surveillance, la peur des punitions, le respect de l’autorité…Banco, on est bons pour reprendre du service. Et souvent on se taira parce qu’on ne pourra pas raconter tout ce que l’on a vécu sans être impudiques, sans avoir à admettre que oui, on n’a pas dit grand-chose, que non, on ne s’est pas rebiffés. Parce qu’on sait que le fait d’avoir fait un séjour à l’HP décrédibilise pas mal notre parole. Parce qu’on ne peut pas se permettre immédiatement le luxe de la critique. Parce que ce que l’on vient de vivre est vraisemblablement un des moments les plus marquants de notre vie, au moins socialement, mais qu’on a surtout envie de l’oublier, de le faire oublier. Du coup, on garde tout cela et on retourne cahin caha à la vie ordinaire. Et ce que l’on a appris c’est peu de choses finalement, si ce n’est que c’est souvent sans coup férir, tout simplement, presque par glissement… que l’on devient patient.

C.

Notes :
(1) A l’origine de ces questions et du texte qui en découle, l’écoute d’un documentaire audio : « Devenir patient » écoutable ici. Et le travail réalisé par quelques-uns d’entre nous pour le W-E Résister à la psychiatrie qui s’est déroulé au Mas d’Azil en septembre 2011, sous la forme d’un montage audio:« La fabrique du patient » écoutable ici. (retour au texte)
(2) Concernant le mécanisme d’actualisation du rôle de patient : « Lire attentivement la notice ». (retour au texte)
(3) Le terme d’ « individu » est préféré dans ce texte à celui de « personne » puisqu’il signifie étymologiquement « que l’on ne peut couper » et se définit aussi comme un « corps organisé vivant une existence propre, et qui ne saurait être divisé sans être détruit », une notion dont on comprendra l’importance au cours du texte et à mon sens plus défendable que l’utilisation du terme « personne », issu du latin persona qui à l’origine désigne un masque de théâtre et comprend aussi les attributs, les rôles et postures et déguisements d’un individu. (retour au texte)
(4) Sur le fonctionnement et la définition des institution totales ainsi nommées par Erving Goffman, on peut se référer à Asiles, ed. de minuit, 1968. (retour au texte)
(5) Lire « On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout« . (retour au texte)
(6) Sur les buts, fonctions et rôles de l’institution psychiatrique : « Éructations monomaniaques…». (retour au texte)
(7) Pour voir les soignants œuvrer à leur grande mission à coups de « c’est pour votre bien », on ferait toujours bien de revoir « Saint Anne, hôpital psychiatrique » de Ilan Klipper. Pour l’analyse de l’une des scènes les plus frappantes de l’exercice du pouvoir des soignants : « La bataille du pyjama ». (retour au texte)

On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout !

L’administration du « soin », de l’asile au secteur.

Faire un petit tour dans l’histoire de la psychiatrie, non pas pour en présenter un exposé exhaustif de tous les moments. Il s’agit ici de donner un éclairage sur les fondements de cette science qui se veut médicale mais qui est probablement plus proche du politique. Et de voir comment les psychiatres se sont faits de tout temps une place auprès des instances de répression et de gestion. Il ne sera pas ici question de l’alibi thérapeutique que convoque la psychiatrie pour justifier son rôle social et ré-écrire son histoire mais bien de ses moments constitutifs.

« Il faut donc pour ces infirmes des établissements publics (…) soumis a des règles invariables de police intérieures » (1)

Tout se joue sur fond de Révolution Française. En 1790, les lettres de cachet sont abolies. Celles-ci permettaient au Roi de faire enfermer dans des maisons de force n’importe qui sans autre forme de procès. Cette forme d’internement arbitraire disparaissant, il faut trouver de nouvelles justifications et un cadre juridique à l’enfermement des malades mentaux. Tous les détenus pour cause de démence devront voir leur situation revue par un médecin ou un juge afin qu’ils soient libérés ou internés. Cela s’inscrit dans un mouvement plus général où chaque moment de la vie civile doit revêtir un caractère légal.

Schuiten2Il faut donc agir. Il y a nécessité à trouver des médecins spécialistes de la folie qui auront légitimité à la reconnaître, la diagnostiquer et éventuellement enfermer les dits fous. Il n’est pas encore question de réinsérer le fou dans le monde social mais toujours de protéger l’ordre public, et pour cela de l’identifier comme tel et de le séparer du criminel. Il faut pour que la séparation soit possible lui attribuer le caractère de malade. Se fabriquent ainsi les conditions qui permettront la séparation définitive de la prison et de l’asile. Le saut scientifique qui attribue le caractère de malade au fou est opéré par un certain Philippe Pinel (2). Ce médecin aliéniste commence à cartographier les grands types de démence et cherche aussi des moyens de « guérison ». Il mettra en place un certain nombre de principes, qui appliqués correctement sont censés conduire le « patient » vers la rémission : l’isolement du monde extérieur ne se justifie pas seulement dans un souci de protection de la société mais a aussi une visée thérapeutique. Un autre principe est l’imposition de l’ordre asilaire sensé être le moyen du retour de la raison d’un esprit qui déraisonne. On voit ici se dessiner ce que sera l’asile : un lieu fermé, à l’écart de la ville et à l’intérieur duquel le médecin aliéniste fait régner l’ordre.

Cette place que prend le médecin aliéniste vient ainsi répondre à un nouveau type de gestion sociale et vient combler un vide juridique. Contrairement à leurs collègues chirurgiens qui dissèquent sur des tables d’opération des viscères et des humeurs, les aliénistes prennent pour terrain de jeu la déviance sociale et la morale : ils sont dans les dispensaires, les maisons de force et les tribunaux car « la folie est le produit de la société et des influences intellectuelles et morales ». (3)
On voit ici qu’il y a, dès le début, une collusion entre la psychiatrie et l’ordre judiciaire en vue d’un contrôle social plus efficace : on a bien affaire à la naissance d’une science politique.

« Ce jeune homme était trop malade pour jouir de sa liberté » (4)

Cet objet commun, une société saine, la psychiatrie le partage avec la police et la justice. Il est question par exemple dans le code pénal de 1810 (article R.30) de punir « de l’amende prévue pour les contraventions de deuxième classe (…) ceux qui auront laissé divaguer les fous ou des furieux étant sous leur garde, ou des animaux malfaisants ou féroces (…). » Petit à petit, le monde judiciaire intègre la distinction entre dément et criminel. Cette alliance du juridique et du psychiatrique est pour le moins stratégique. En effet, à la même époque, la psychiatrie peine à se faire une place au sein du grand mouvement de réforme et d’unification de la médecine générale, qui part du postulat que maux et maladies trouvent leur siège au cœur même des organes.

Les aliénistes, au contraire, défendent l’idée d’une « médecine spéciale » et singulière et ne croient pas à la possibilité d’aller chercher dans le cerveau humain « une obscure raison métaphysique aux pathologies mentales » (Pinel). C’est bien dans l’héritage social et moral qu’il faut chercher l’origine de la démence. Les classes dangereuses et leurs comportements immoraux sont en cause et le traitement sera répressif et normatif.

« L’ordre et la régularité dans tous les actes de la vie commune et privée, la répression immédiate et incessante des fautes de toute espèce, et du désordre sous toutes les formes, l’assujettissement au silence et au repos pendant certains temps déterminés, l’imposition du travail à tous les individus qui en sont capables, la communauté de repas, les récréations à heure fixe et à durée déterminée, l’interdiction des jeux qui excitent les passions et entretiennent la paresse, et, par des- sus tout, l’action du médecin imposant la soumission, l’affection et le respect par son intervention incessante dans tout ce qui touche à la vie morale des aliénés : tels sont les moyens de traitement moral qui ne peuvent être employés que dans les maisons spéciales destinées au traitement de la folie, qui donnent au traitement appliqué dans ces maisons une supériorité incontestable relativement au traitement à domicile. »
Monsieur Parchappe, inspecteur général des asiles d’aliénés et du service sanitaire des prisons et médecin en chef de l’asile des aliénés de Saint-Yon, Rapport sur son service médical, 1841, cité par Robert Castel, L’ordre psychiatrique, éditions de Minuit, 1976, p.124.

Les différents postes qu’occupait Esquirol (élève de Pinel) témoignent de cette volonté de fabriquer de la norme : il n’était pas seulement chef de file de la nouvelle école de médecine mentale et inspecteur général des facultés de médecine mais aussi président du conseil d’hygiène publique et de salubrité et membre de l’académie des sciences morales et politiques. Dans cette confusion entre hygiène mentale et l’hygiène publique, Esquirol ne fait bien sûr pas exception, on retrouve parmi ses collègues et élèves bon nombre des membres d’instances de gestion morale et politique de l’époque. Ils font ainsi infuser l’idée que la maladie mentale atteint le corps social et qu’il faut donc travailler de concert avec la police et la justice pour purifier, protéger la société des déviants qui l’habitent. On trouve dans Les annales d’hygiène publique et de médecine légale de janvier 1829 (parution d’un groupe constitué à l’initiative d’Esquirol) cette citation : « La médecine n’a pas seulement pour objet d’étudier et de guérir les maladies, elle a des rapports intimes avec l’organisation sociale ; quelquefois elle aide le législateur dans la concertation des lois, souvent elle veille, avec l’administration au maintien de la santé publique. Ainsi appliquée au besoin de la société, cette partie de nos connaissances constitue l’hygiène publique et la médecine légale. »

schuitenConcernant le volet répressif, il est accordé à la psychiatrie la mission de gérer les « cas » qui ne peuvent plus relever de l’isolement carcéral, via entre autres l’article 64 du code pénal de 1810 : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » Le droit s’actualise à mesure que les psychiatres rentrent dans les tribunaux en tant qu’experts. Aux questions que se pose la justice, le psychiatre vient apporter une réponse scientifique, non pas quant à l’exactitude des faits constituant le crime mais sur la nature du criminel. S’opère ici un glissement notable : on juge dès lors moins les faits que les hommes et c’est en fonction de leur dangerosité supposée qu’ils seront condamnés par le tribunal à tomber dans l’escarcelle des psy. Ce concept pénal nouveau donne la mesure de la peine, il n’y aura pas d’enfermement carcéral mais un isolement médical en vue d’éviter une éventuelle récidive. C’est bien un traitement pénal préventif que les experts psychiatres proposent. C’est dans les tribunaux que la psychiatrie va gagner ses galons de science reconnue et légitime. Tout est en place pour que l’État donne les moyens à la psychiatrie de s’étendre sur le territoire. La loi de 1838 fixe le cadre des internements d’office en asile et donne tout pouvoir aux médecins quant aux sorties. Dans la foulée, des médecins psychiatres fraîchement promus sont envoyés aux quatre coins de la France pour bâtir des asiles, et aménager le nouveau maillage psychiatrique. Cette diffusion permet aux psychiatres de prétendre faire de la prévention et ainsi faire en sorte que les « fous » ne se retrouvent plus devant les tribunaux mais arrivent directement à l’asile. Comme le défend en 1835 le médecin Leuret à propos du procès de Pierre Rivière : « La société a donc le droit de demander non la punition de ce malheu- reux puisque sans liberté morale il ne peut y avoir de culpabilité, mais sa séquestration par mesure administrative comme le seul moyen qui puisse la rassurer sur les actes ultérieurs de cet aliéné. » (5)

C’est bien une délégation de pouvoir qu’a réussi à conquérir la psychiatrie. Ce mandat en cohérence avec les normes judiciaires, elle l’a reçu en assurant que la réponse à la déviance qu’elle apporterait serait répressive.

« Et vous savez fort bien que des patients dont l’état s’est stabilisé pendant un certain temps peuvent devenir soudainement dangereux. » (6)

L’asile institué donc dans la seconde moitié du XIXe siècle vivra sous sa forme primitive pendant plus de cent ans, avec quelques sursauts de changements pendant et à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. L’évolution généralisée de la psychiatrie prend corps à partir des années 1960 avec l’apparition du secteur.
Le secteur est à l’origine une entité administrative géographique de gestion des « malades mentaux », son ambition étant aussi de casser l’isolement asilaire. L’objet de ce texte n’étant pas de faire un inventaire complet de l’histoire de la psychiatrie française, il sera plus question du dispositif mis en place par le secteur que de son fond théorique.
Avec l’instauration des asiles, il y avait déjà un dispositif étendu sur le territoire mais tourné sur lui-même, c’est à dire fonctionnant en vase clos, avec très peu de porosité avec le monde extérieur. Le secteur a la volonté d’ouvrir les portes, et non pas de casser les murs. Il s’agit de fabriquer de multiples relais psychiatriques dans la ville, au plus proche des gens. Le maillage entamé par l’asile se resserre encore, à coup de centres médico-psychologiques, centres d’accueil thérapeutique à temps partiel ainsi que d’une myriade d’autres institutions se répartissant la gestion d’une population désormais sortie de l’hôpital psychiatrique mais suivie au plus près de chez elle. Si les défenseurs du secteur aiment à se féliciter de l’importante diminution du nombre de personnes internées à temps complet, il n’empêche que cette évolution aura aussi provoqué une augmentation vertigineuse du nombre de patients pris en charge, ce qui signifie un plus grand nombre de gens rattachés au dispositif de contrôle psychiatrique. (7) De fait, les raisons qui pouvaient valoir à quelqu’un de se retrouver dans le giron de la psychiatrie évoluent : auparavant c’était le caractère de dangerosité qui prévalait et qui justifiait l’internement. Dorénavant, il n’est plus question d’attendre le comportement déviant pour intervenir, mais d’isoler des groupes ou ensembles de personnes à risques, c’est-à-dire présentant une forte probabilité de déviance.

schuiten3C’est là que le concept de prévention prend vraiment son sens. Nous sommes passés d’un monde asilaire clos à une société psychiatrique ouverte sur la société où chaque « déviance » peut être traitée par une administration dédiée : une pour l’enfance, une pour le travail, une pour les ex-taulards, une pour le retour au travail, la réinsertion etc… S’il y a moins d’enfermements à vie en milieu psychiatrique, il y a désormais la constitution de parcours et de circuits fermés dans lesquels les gens sont coincés et dont ils ne peuvent plus sortir.
Ce n’est pas parce que le dispositif a changé que son objet change. Le but étant toujours de contrôler la frange déviante et potentiellement « dangereuse » de la société. Pour illustration, la dernière loi en date encadrant les enfermements en psychiatrie renforce la possibilité de se faire interner sans consentement, et étend la contrainte jusqu’au domicile puisqu’il peut désormais y avoir des mesures de soin « en ambulatoire » sous contrainte, c’est-à-dire chez soi.
La proximité avec la justice n’est pas non plus oubliée. Existe encore cette fameuse potentialité dangereuse, cette hypothétique récidive qui valait aux déments du XIX siècle d’être internés à vie sur diagnostic d’un psychiatre devant les tribunaux. Même la fameuse enquête psycho-sociale réclamée par les juges à propos d’un prévenu, où l’expertise psychiatrique vient confirmer la nature « déviante » de tel prévenu et le condamne encore plus. De manière plus directe, la loi sur la rétention de sûreté (2008) donne la possibilité à une commission composée d’un psychiatre, de membres de la pénitentiaire, d’un psychologue et de représentants de victimes de prolonger une peine accomplie sous prétexte que la personne présente « une forte probabilité de récidive » ou des « troubles de la personnalité ». Cette nouvelle loi réaffirme la force de l’expertise psychiatrique et sa prétention à faire des pronostics et à statuer sur la « dangerosité » d’une personne, c’est à dire à faire un diagnostic sur le futur.

Pour conclure, on peut dire que la psychiatrie a toujours su évoluer avec la société, et toujours pour occuper cette place répressive. Quels que soient les changements dans la manière de diagnostiquer ou expliquer les troubles mentaux, les psychiatres conservent le même rôle social. En bonne institution, la psychiatrie s’est d’abord assurée de sa propre continuité, quitte à redéfinir son objet à chaque moment de l’histoire pour conserver sa place répressive et assurer sa survie. Ainsi, le pouvoir psychiatrique se perpétue…

K.

Notes :
(1) Ph. Pinel, cité par Robert Castel, L’ordre psychiatrique, éditions de Minuit, 1976, p.95. (retour au texte)
(2) Philippe Pinel (1745-1826) : Médecin aliéniste connu pour son fameux geste. Il aurait fait libérer de leurs chaînes les « fous » de la Salpêtrière, mais fidèle à ses principes thérapeutiques, il les réenferma dans les murs de l’asile. (retour au texte)
(3) Esquirol (1772-1840) : Élève de Pinel, est à l’origine de la loi de 1838 dotant chaque département d’un asile. (retour au texte)
(4) Leuret cité in. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Folio, 1973, p.253. (retour au texte)
(5) Leuret, ibid, p.379. (retour au texte)
(6) Sarkozy, discours d’Antony, décembre 2008. (retour au texte)
(7) De 1989 à 2003, le nombre de patients pris en charge par l’institution psychiatrique a augmenté de 74%. Source : DREES (Direction recherche études évaluation et statistiques). (retour au texte)

L’extension de la contrainte

La loi de juin 2011 sur les soins sans consentement

Retour sur l’élaboration d’une « petite loi » renforçant la répression, le contrôle et la surveillance exercés depuis des lustres par le pouvoir psychiatrique. Avec toujours cette volonté d’imposer les « soins » partout : dans les murs et hors les murs.

Genèse d’une loi

loijuin2011Il y eut le fameux discours du Pr. Sarkoz le 2 décembre 2008, quelques jours après le meurtre commis à Grenoble par un psychiatrisé qui avait fugué de l’hôpital psychiatrique de Saint-Egrève (1). Dans ce chapitre supplémentaire de la propagande sécuritaire, étaient annoncés un plan immédiat de sécurisation des hôpitaux psychiatriques – avec notamment la création d’unités fermées et de 200 chambres d’isolement – et une réforme sanitaire des procédures de l’hospitalisation d’office, donc l’écriture d’une nouvelle loi.
Deux ans plus tard, le constat suivant était fait : les caméras de surveillance et les chambres d’isolements ont envahi les hôpitaux psychiatriques, des grillages ont été installés, des protocoles de neutralisation physique des internés ont été mis en place.
Cette loi a été élaborée pendant deux ans mais pas votée. Avant son vote, deux recours ont été soumis au conseil constitutionnel sur la question de la conformité à la constitution des modalités d’enfermement des personnes en hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) et en hospitalisation d’office (HO) (2). En effet, les interné-e-s en HDT et en HO pouvaient rester hospitalisé-e-s aussi longtemps que les médecins le voulaient en ayant pour seul recours le juge des libertés et de la détention (JLD) ou le tribunal administratif. Ce dispositif a été jugé inconstitutionnel, ce qui a provoqué une réécriture de la loi. Désormais, les deux statuts HO et HDT doivent être confirmés systématiquement par le JLD au bout de quinze jours d’hospitalisation.

Le 22 juin 2011, cette loi sécuritaire est adoptée, malgré l’opposition, entre autres, du collectif des 39 contre la nuit sécuritaire (3) et du collectif Mais c’est un Homme… (4) qui n’auront pas réussi à la bloquer, contrairement à ce qui s’est passé récemment à deux reprises en Espagne.

La loi, ce qui va changer

  • La notion d’hospitalisation sous contrainte est remplacée par celle de « soins sans consentement », plus large, qui rend possible les prises en charge sans consentement en ambulatoire (c’est-à-dire hors de l’hôpital).
  • Le suivi ambulatoire des « patients » sans leur consentement est institué, ce qui signifie, entre autres, à domicile. Cette disposition, sous prétexte d’améliorer la continuité des soins, vise à surveiller étroitement certains « patients » dont le comportement peut, selon la formule consacrée, présenter un danger pour eux- mêmes ou pour les autres, avec toujours présente la possibilité d’une (ré)hospitalisation sous contrainte.
  • Une garde-à-vue de santé publique est mise en place : instauration d’un délai, ne pouvant excéder 72 heures, pendant lequel on pourra maintenir l’hospitalisation complète sans son consentement d’une personne sans statuer son état, sans se poser la question de la nécessité de son enfermement. Cette période est censée permettre l’observation du « malade », afin de déterminer « le mode de prise en charge le plus adapté ».
    Dans les 24 heures, un certificat médical doit être établi, en cas d’HO ou d’HDT (ou en HO un simple avis médical sur la base du dossier).
  • L’entrée dans le dispositif de « soins sans consentement » en HDT est simplifiée. L’exigence d’un deuxième certificat médical est supprimée : « en cas d’urgence », « à titre exceptionnel », une personne pourra être internée « au vu d’un seul certificat médical émanant, le cas échéant, d’un médecin exerçant dans l’établissement ».
    De plus, est créée la possibilité d’une admission sans consentement lorsqu’il est décidé, par un psy comme par un médecin de ville, qu’une personne nécessite des soins, sans qu’un tiers en ait formulé la demande et sans pour autant « causer un trouble grave à l’ordre public » (ex HO).
    L’HDT sans la demande d’un tiers mais pour cause de « péril imminent pour la santé de la personne » est donc rendue possible !
  • Dans tous les cas, le maintien de l’hospitalisation sans consentement ne peut être poursuivi au-delà d’un délai de quinze jours sans l’intervention du JLD.
  • Lorsque le juge n’a pas statué dans le délai mentionné, la mainlevée est acquise.
    Au cours de cette période, un certificat médical doit être établi après le cinquième jour et au plus tard le huitième jour. Le défaut de ce certificat entraîne la levée de la « mesure de soins ».
  • Dans le cas d’une hospitalisation sous contrainte supérieure à un an, une « évaluation approfondie de l’état mental de la personne » est prévue, par un collège composé de trois membres (dont deux psychiatres) appartenant au personnel de l’établissement.
  • Enfin, la loi prévoit la création d’un collège de soignants chargé de fournir au préfet un avis sur la levée éventuelle de l’internement des « patients » en HO à la suite d’une décision d’irresponsabilité pénale ainsi que ceux qui ont été placés en unité pour malades difficiles (UMD). En plus de l’avis du collège, deux psychiatres, choisis par le préfet ou sur une liste d’experts, doivent émettre des avis concordants.

En finir avec l’internement : ni psychiatre, ni préfet, ni juge

Dans un communiqué de presse (5), le collectif Mais c’est un homme…, considérant – avec justesse – que la loi du 27 juin 1990 n’est qu’un simple toilettage de celle du 30 juin 1838, réclame son abrogation en faveur d’une loi de droit commun. Et il critique la décision du 26 novembre 2010 du conseil constitutionnel parce qu’elle « rejette le placement de l’intégralité de la procédure d’hospitalisation sous contrainte sous l’autorisation et le contrôle du juge ».
Ce collectif affirme que « la psychiatrie gagnerait en dignité, en légitimité, en éthique de la responsabilité, à ce que l’autorité judiciaire remplisse son rôle de « gardienne de la liberté individuelle » dans ce domaine »(6).
Très attaché aux droits de l’homme et du citoyen, ce collectif répète que « le patient psychiatrique est un citoyen », qu’il « doit conserver ses droits », qu’il « doit bénéficier d’un droit de recours périodique et effectif (y compris sur les traitements) ». Sauf que, à nos yeux, les soi-disant citoyens au-dehors le sont déjà très peu et que ce vernis est soluble dans la psychiatrie : sous le pyjama bleu, vous trouvez quelqu’un-e qui subit le pouvoir psychiatrique, un-e psychiatrisé-e, pas quelqu’un-e qui a encore les moyens de se fantasmer citoyen-ne.
Jouer la carte du pouvoir judiciaire, contre le pouvoir psychiatrique et le pouvoir étatique, est une stratégie qui, outre les magistrats, ne peut séduire que les adorateurs des droits de l’homme et du citoyen. Bien que toute remise en question du pouvoir psychiatrique nous paraisse, dans un premier temps, bienvenue, si elle n’amène que la proposition du renforcement du pouvoir judiciaire, elle nous semble politiquement totalement vaine. En matière d’enfermement psychiatrique, penser que l’introduction d’un troisième pouvoir et l’équilibrage des forces qui en résulterait protègeraient le désigné usager de tout
excès de pouvoir est un pari hasardeux. La loi de 1838, loi de l’aliénisme, relookée 1990, reste une excellente base pour attenter à ce qui nous reste de liberté. Bientôt deux siècles… les années passent, elle demeure, convenant à tous les pouvoirs politiques et défendue par la psychiatrie en tant que socle de son
exorbitant pouvoir à l’intérieur des murs.
Mais avec cette mini-loi de 2011, nous sommes loin du bouleversement de la législation réclamé ci-dessus. Concrètement, il faudra voir si cette introduction partielle d’un juge bénéficie aux psychiatrisé-e-s. Ces derniers temps, dans un contexte de désignation frénétique de responsables, on a vu des psychiatres peu enclins à demander des levées d’HO, relayés par des préfets ne les accordant pas ! L’avis obligatoire du JLD après quinze jours d’internement et la saisine automatique de ce même juge en cas de refus du préfet de lever une HO auront-ils pour conséquence une diminution significative de la durée globale d’HO, sur un an par exemple ?
Il faudrait déjà que la mini-loi puisse être appliquée : rien que sur l’« avis des quinze jours » qui va nécessiter à peu près 80.000 décisions par an, il y a un gros doute…

J.

Notes :
(1) Discours qui en a réveillé certains, qui ronronnaient dans leur pratique d’une psychiatrie prétendument désaliéniste… (retour au texte)
(2) Le Conseil constitutionnel, sur décision du 26 novembre 2010 a déclaré contraire à la Constitution l’article L. 337 du code de la santé publique qui prévoyait que l’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) pouvait être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d’une juridiction de l’ordre judiciaire. Et il a fixé au 1er août 2011 la prise d’effet de cette déclaration d’inconstitutionnalité afin de permettre au législateur d’y remédier.
Et le 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les articles L. 3213-1 et L. 3213-4 du code de la santé publique sur les instaurations et les maintiens de l’hospitalisation d’office (HO), tout en conservant la même date de prise d’effet de la déclaration, à savoir le 1er août 2011. Les prises en compte de ces deux décisions ont été ajoutées au projet de loi, mais pour la seconde dans la précipitation, à cause du délai très court.
(retour au texte)
(3) Le collectif des 39 se définit comme un collectif de défense de la psychiatrie constitué presque essentiellement de professionnels. Défendre du sécuritaire la psychiatrie ne peut que rassembler la plupart des forces. Mais en profiter pour tenter de se refaire une virginité en pronant une psychiatrie humaniste qui n’a jamais existé relève du tour de passe-passe. (retour au texte)
(4) Le collectif « Mais c’est un Homme… » regroupe diverses orgas, syndicats et partis politiques, tel le Syndicat de la magistrature, l’Union syndicale de la psychiatrie, la LDH, ATTAC, Advocacy France, etc. (retour au texte)
(5) « Décision du Conseil constitutionnel à propos des internements psychiatriques : petit pas ou premier pas ? », 02/12/2010, voir ici. (retour au texte)
(6) Diable ! Tout discours évoquant la dignité, la légitimité et l’éthique de la responsabilité de la psychiatrie ne peut que nous écorcher gravement les oreilles… (retour au texte)