Le pavé dans la mare

Dans le dernier numéro, j’ai vidé mon sac dans un témoignage.
J’y faisais part de mes visites à un proche interné en HP.
En l’écrivant et en participant à l’élaboration de ce journal, je signais comme un contrat avec moi-même : celui de ne plus laisser pourrir la relation que j’avais avec E.
Alors je ne parle pas ici de révolution ni de raz de marée dans les rouages de la psychiatrie. Je n’ai pas pour prétention de changer le monde. Par contre, je me sens capable de changer le mien. Et ça passe par des petites choses, comme accepter qu’un délire n’est pas dénué de sens, qu’entendre des voix n’est pas inévitablement une souffrance ou que la peur ne protège pas, qu’elle enferme.

Dans Visite en neuroleptie, je n’ai pas précisé la nature de mes liens avec E. À présent, je me sens capable d’en dire un peu plus à ce sujet et j’aimerais ici faire état des changements et progressions qui se sont produits. Je n’ai pas pour habitude d’écrire sur un ton positif comme je tente de le faire. Mon créneau, c’est plutôt dark and down si vous voyez ce que je veux dire. Mais au vu de ce qui a décanté en moi ces derniers temps, je ne voyais pas pourquoi j’irais tirer vers le bas ce qui tente de me pousser vers le haut. Et puis j’aime les défis, ça bouscule.

E., c’est mon grand frère. Ça fait presque 20 ans qu’il fait des aller et retour à l’HP, avec tout ce que cela comporte. L’idée d’écrire à son sujet ne m’a pas mise à l’aise, plusieurs sentiments pas cools m’ont traversée. Tout d’abord, il allait falloir que je couche tout mon intérieur sur papier, puis qu’il serait lu par un paquet de gens dont E., mais surtout, j’eus un sentiment de non légitimité à divulguer des infos le concernant. Malgré tout cela, j’avais une réelle envie de témoigner.
Ce n’est pas sans peine que je pris mon téléphone pour lui demander l’autorisation d’écrire à son sujet. Réponse positive.
Premier fossile déterré. À partir de là, j’enclenchais un nouveau mécanisme : communiquer avec lui autrement, cesser les banalités.
Nous nous sommes revus plusieurs fois depuis, il n’a jamais demandé à lire mon récit et je ne lui ai pas proposé non plus. Mais j’ai mis en place de nouvelles discussions, tout d’abord en lui présentant verbalement le journal, ce qui ne fut pas facile, car démonter tout ce qui construit sa vie est plutôt violent. Il fut réfractaire au fait de critiquer le système de la psychiatrie, ce que je conçois. Nous avons discuté librement, sans que je sois virulente. Auparavant, mon point de vue était plus de l’ordre du jugement que du positionnement. J’avais la hargne et mes aboiements n’étaient que le reflet de mon état. Je ne rigolais pas en famille.
Avant, je n’admettais pas la réalité de mon frère. La personne qui lui occupe la tête depuis de longues années m’énervait au plus haut point, surtout qu’étant très médiatisée, je connais vaguement son profil qui n’est pas pour me plaire. Un jour, il me parla d’elle et j’ai pris en compte qu’elle existait vraiment, nous avons discuté d’elle comme si elle venait de passer cinq minutes auparavant, nous avons même plaisanté à son sujet et je me suis surprise à le conseiller en termes de communication avec elle, nous avons ri.
Je ne vais pas détailler ici toutes nos « nouvelles discussions », toutes les petites choses qui font que j’ai le sentiment que la situation évolue entre nous. Le fossé se remplit, et ce n’est pas de la flotte, mais plutôt un truc en béton armé en perpétuelle construction, bizarrement toujours prêt à s’effondrer. Les tonnes de précautions que je prenais avec mes petites pincettes ont laissé place à un rapport plus franc. Mon comportement était presque sécuritaire, je me censurais pour éviter de troubler les rapports plats que nous avions, pour ne pas enclencher des discussions qui me mettraient mal à l’aise. Ne pas lui dire ce qu’est réellement ma vie pour ne pas le perturber, ou par flip que cela fasse naître un nouveau “délire”. Il y a encore du chemin ; cette voie encombrée de caillasse, je la dégage petit à petit, soit en passant par de multiples prises de têtes, soit tout naturellement.
Au sein de la famille, il y a eu beaucoup de moments difficiles dus à l’histoire de mon frère. Nous restons soudés, mais ce n’est pas sans quelques failles. Il y a des moments où ça clash, ça explose… Pendant de longues périodes, tout était concentré autour de E., la centrifugeuse en action. Alors il y a des moments où tu ne trouves plus ta place, ou tu ne sais même plus si t’en as une, ça provoque des sales choses.
L’hôpital infantilise et les parents prennent le relais. Par bienveillance : nous le ferons à sa place, ce sera plus simple pour lui, par peur : si la situation échoue, son état va se détériorer, pour se protéger : s’il tombe, nous aussi, etc…
Je ne mets pas leur comportement au rang de la naïveté, mais je dirais que c’est plutôt dû à l’influence qu’ont les médecins sur les proches, mixée à tout un tas de difficultés comme celle d’être parent, d’être isolé.e face au problème, et de garder le cap malgré les souffrances qui règnent au quotidien.
Alors les parents infantilisent et le reste de la famille suit, comme un schéma tout tracé qu’il ne fallait pas modifier, ou plutôt parce qu’on ne connaît rien d’autre.

C’est à l’heure de la bûche, un soir de Noël, que j’ai jeté un pavé dans la mare de mes parents.
E. n’était pas présent ; si ça avait été le cas, je ne me le serais pas permis. Il fallait cesser l’infantilisation. Ce n’était bon ni pour lui, ni pour eux, ni pour nous.
Il fallait arrêter de le considérer comme un malade et ce n’était pas le respecter que de l’assister en permanence. Il y avait peut-être des choses sur lesquelles il avait besoin d’être conseillé, mais dans la mise en place des choses, il est parfaitement capable d’agir seul, comme toi, comme moi.
Être sans cesse derrière quelqu’un ne fabrique pas de bons rapports. Prendre systématiquement les devants ne lui rendait vraiment pas service.
On ne laissait pas à mon frère le choix d’être acteur de sa vie. Tout ça provoque de la colère, surtout dans le cas où c’est enveloppé de non-dits. J’ai soulevé que dans mes paroles, je ne dénonçais pas l’aide qu’on pouvait lui porter dans les moments difficiles, je ne dénonçais pas notre bienveillance, notre solidarité.

Autour de la table, les bouches sont bées et les yeux, ronds.
La crème glacée fond, et moi, je laisse comme un gros froid à table. Les larmes de ma mère coulent dans son assiette, elle me remercie pour le pavé, pour ma conscience et ma force. Je suis nerveuse, mais je ne me suis jamais sentie aussi bien un 24 décembre. Lorsque je parlais, j’avais au fond de moi toutes ces discussions et ces lectures autour de la psychiatrie. Et tout l’aplomb que j’en ai tiré m’a permis d’exprimer à ma famille ce que je pensais de nos rapports fossilisés.

S.W.