Plus fou que le fou

plusfouquelefouJe sais que le docteur ne sait pas que je sais.

Il ne sait pas que je sais ce qui est bon pour moi.

Mais le docteur croit savoir que je ne sais pas.

Il croit savoir, lui, ce qui est bon pour moi.

Alors qu’il n’en sait rien et continue de faire semblant de savoir !

Le docteur ne sait même pas ce qui est bon pour lui et il prétend savoir ce qui serait bon pour autrui.

Je sais que ce que le docteur me prescrit n’est pas mon remède

C’est le sien : il voudrait que je sois comme lui a envie que je sois et s’en Fout de savoir comment j’ai besoin d’être.

Mais moi je sais comment j’ai besoin d’être :

libre et sans ordonnance.

A.

Préambule n°1

  • Sans remède est un journal alimenté par des vécus et des points de vue sur le système psychiatrique. Les textes rassemblés ici proviennent de différentes confrontations au pouvoir psy : “visiteur”, “interné”, “intervenant”. Ces multiples statuts permettent de cartographier un peu l’hôpital psychiatrique et laissent entrevoir que ce pouvoir n’est pas que le fait des médecins; il s’exerce par la contrainte mais aussi par le consentement.
  • Sans remède parle de l’enfermement, de l’autorité psy et de ses effets autant dans les murs qu’en dehors.
  • Sans remède ne propose pas de critique constructive pour penser un nouvel enfermement psychiatrique. Il ne s’agit pas de réinventer l’hôpital.
  • Sans remède ne voit pas de victimes dans les hôpitaux. Nous sommes des personnes avec des histoires, des souffrances, des passés mais jamais de symptômes.
Sans solution.

On va leur taper sur les nerfs nous aussi

J’ai rencontré V. en 2008 à “L’Établissement Public de Santé Mentale” de St Venant (62). Les récits ci-dessous sont issus d’entretiens et prises de notes choisis ensemble.

HP

tapersurlesnerfsQuand je suis arrivée j’ai vu le médecin-psychiatre. Elle a dit qu’il me fallait un traitement.
Elle avait une seule feuille, d’un côté le traitement, de l’autre côté, les activités.Elle m’a mis de l’atarax, du valium, du dipiperan en gouttes, et du xanax. Au début je voulais pas les pren- dre, mais on m’a dit “c’est pour votre bien”.
J’ai eu la tête qui tournait, tout le corps qui tremble, des suées alors j’ai dit à la psy “ça va pas c’est insupportable”, elle a dit que c’était normal, que c’était le début du traitement, que ça allait durer quelques semaines, c’est tout !

Quand je suis arrivée, je pesais 56 kilos, en quelques semaines j’ai pris 7 kilos. Le dipiperan ça donne faim et soif, ça fait grossir.
Y’a aussi un médoc qui fait des montées de lait, et y’en a un autre qui fait trembler.
Fais gaffe aux médicaments qu’on te donne, faut savoir ce que ça te fais et à quoi ça sert.

À l’étage

Je voulais pas les prendre et j’ai foutu le bordel.
Alors ma psy m’a mise à l’étage. A l’étage, ça veut dire on descend pas avec les autres, on fait pas les activités, on reste dans la salle télé, on a pas le droit de faire de relaxation, pas le droit de fumer.
Le soir j’ai mis mon briquet dans ma chaussure, j’ai fumé dans les toilettes de ma chambre mais je me suis fait attraper, ils m’ont mise en isolement.

Isolement

Au début ils m’ont attachée sur un fauteuil, j’avais des fourmis dans les jambes, j’ai cassé le fauteuil. Ils m’ont injecté un produit qui faisait dormir, ils m’ont enfermée pendant une semaine. Le lit il est accroché par terre avec des vis tu peux rien casser. Y’a une fenêtre mais ils ont mis du collant avec des carrés et des petites croix on peut pas voir dehors.
Une fois j’ai vu un camion de flics arriver avec un détenu qu’ils ont mis en isolement. Il a demandé à fumer une clope il en pouvait plus.
Ils l’ont fait attendre longtemps, et quand ils l’ont fait descendre, il a mis un énorme coup de tête dans la porte en verre. Il a rien eu, la porte en verre elle a explosé.

Foyer “ espoir et vie ”

C’est tous les jours pareil :
Au matin, 6h debout, 6h30 dans la douche, petit déjeuner avant 8h. A midi, 11h, le traitement, 11h30 on mange, de 13h à 14h, temps calme.
De 14h à 17h, ateliers.
Entre 17h et 18h30 on a le droit de sortir.
Le soir, traitement à 18h30, 19h repas.
Au lit à 22h, 23h maximum.
On est tous majeurs, mais on a pas le droit d’avoir des rapports sexuels, ni d’avoir un copain, et on peut pas faire visiter notre chambre.On est par chambre de deux ou trois filles, on est neuf filles.
On a pas le droit d’inviter une copine d’une autre chambre pour écouter de la musique ou discuter…
Un coup on s’est dit venez les filles on va se voir quand même. Y’a une éduc qui vient : “Vous sortez ou vous serez interdites de sortie.”( ! )
Elle nous a obligé à être chacune dans notre chambre alors on s’est dit : “On va leur taper sur les nerfs nous aussi, on va merder leurs activités en faisant rien”.
On a fait ça pendant une semaine, quand ils nous demandaient pourquoi : “Vous êtes pas au courant, on fait grève !”
Le directeur a levé l’interdiction de sortie, mais on peut toujours pas s’inviter dans nos chambres.

A l’assiette !

Une fois j’avais acheté six paquets de chips ils ont dit : “ On va te mettre à l’assiette ”.
A l’assiette, ça veut dire on est assis, on va chercher le traitement, et quand ils nous appellent, on va à la cuisine chercher notre assiette qu’est déjà servie. Y’a une infirmière, elle m’a dit devant tout le monde : “ T’es à l’assiette, faut bien comprendre, c’est fini les petits pains, les merveilleux…”.

Les “ activités ”

-Y’a quoi comme activités au foyer ?
-Y’a menuiserie, peinture en bâtiment, jardinage, maths, français, cuisine, truc pour les traitements, truc pour les budgets, repassage, couture, hôtellerie, musique, caméra, hygiène de vie, encartage et distribution.
– Hygiène de vie ?
-Ouais, on doit vider toute notre armoire, on nettoie toutes les planches avec le spray et un chiffon, et on remet le linge…
-C’est quoi encartage et distribution ?
-Y’a un hangar à côté du foyer c’est pour le journal gratuit, on est payés pour mettre les pubs dans le journal, plier puis on distribue.
-C’est obligatoire ?
-Ils disent que non, mais quand on fait rien au bout de plusieurs fois on a un fax.
-C’est quoi un fax ?
-Ben ils notent sur un papier ce qu’on a fait et quand on en a trois, on a pas le droit de sortir.

Je crois en rien, mais la mort ça c’est réel.
En Septembre c’est l’anniversaire de la mort de ma mère, ils veulent pas que je sois triste, mais j’ai encore le droit d’avoir de la peine.

Histoire institutionnelle de V

V. est née à Arras (62). 
À l’âge de deux ans, V. est hospitalisée. La situation de sa famille est signalée et le juge pour enfants décide le placement réparti chez différents membres de la famille (oncles et tantes) de V. et ses trois sœurs.
À douze ans, l’oncle chez qui elle vit la viole. La tante qui est tutrice garde le silence.
Avec une amie qui a subi le même sort, V. décide de porter plainte.
Placement de V. dans un foyer pour mineurs à Boulogne.
Avant l’audience, l’oncle se suicide. Le tribunal ajourne l’audition de la tutrice qui n’est pas innocentée. Suspension du tutorat.
Placement de V. en famille d’accueil à Neufchâtel. La femme lui ouvre le crâne avec une tasse à café.
Retour au foyer pour mineurs de Boulogne en attendant un autre placement.
Placement quelques mois plus tard à Noeux-les mines dans un autre foyer pour mineurs.
La tante de V. est à nouveau désignée tutrice par la justice.
Pour quelques mois, car le jour de ses 18 ans, elle met V. dehors.
V. revient, quelques jours plus tard, elle trouve sa tante morte.
V. décide de se tuer.
Elle est emmenée à l’hôpital, où on lui fait un lavage d’estomac.
A sa sortie, elle est placée chez sa sœur majeure, puis chez une autre tante qui lève la main sur elle.
V. la frappe au visage.
L’assistante sociale déclare la nécessité de l’enfermer.
La famille fait les papiers.
Internement à Saint-Venant, secteur pour adultes. V. a tout juste 18 ans.
Elle refuse de prendre son traitement, on la place de suite en isolement.
Un an plus tard, on propose à V. de partir dans un foyer de transition en attendant un appartement thérapeutique, à Arras.
Fugue de V.
Retour à St Venant, où elle passe de l’étage à l’isolement.
Un an encore, et on lui propose à nouveau le foyer d’Arras.
V. vient d’avoir 21 ans. Elle est à la rue, elle a mis le feu aux toilettes et jeté des pierres aux éducatrices. Elle a signé un papier qui certifie qu’elle a décidé de partir. Sa référente et son assistante sociale ne veulent plus entendre parler d’elle.

Ce déroulement d’une histoire de vie résumée aux décisions opérées par les institutions est choisi.
Pas une fois une psy, une assistante sociale, un médecin ou un éduc, n’a pensé à retracer avec V. son parcours…
On y voit bien comment les juges et autres pouvoirs médicaux font preuve d’un souci acharné de protéger les plus fragiles, avec un discernement et une imagination qui font pâlir : un ensemble de mesures de placements ,de médicaments, de punitions, d’enfermement…

Limite, reine de l’asile

La limite dans mon corps

La limite dans mon crâne

C’est ma condition d’aliénée

limiteDans ce monde chaotique, bien avant que l’administration psychiatrique n’ait même vent de mon cas, souvent, seule dans la foule, j’avais mal. Mal au cœur, au corps, à la pensée, à la tension entre monde extérieur et monde intérieur. C’est dans mon corps que je souffrais de cette tension infernale puisque le corps est l’interface, puisqu’il est celui qui trahit, celui dont je n’arrivais plus à maîtriser la crispation spasmodique de la mâchoire, la boule qui se nouait dans ma gorge, l’air soucieux, l’envie délirante de dire stop, j’arrête je ne peux plus faire un pas, plus un mouvement sans lui accorder toute mon attention, toute ma concentration, toutes mes ambitions, sans y mettre toutes mes forces… Mais cette limite de mes forces, comment ne pas l’éprouver dans l’état d’épuisement physique et psychique dans lequel j’étais travaillant quatre jours à la fac et les trois autres pour un patron. Sans un jour de repos pendant près de neuf mois…

Alors il y a quatre ans, un après-midi de juin, j’ai voulu quitter ce monde. “ Pourquoi ? Mais tout simplement parce que je l’ai voulu. ” reste j’en suis sûre la seule réponse que je puisse vous apporter en toute honnêteté et la seule que vous ayez à accepter. Et c’est la raison pour laquelle je ne m’étendrais pas longuement ici sur les désirs profonds de ma TS, doux euphémisme médical entré dans le langage courant. Alors, la journée finissante, dans ma petite salle de bain, au dessus de l’évier devant un miroir d’une franchise éreintante, j’égrène et j’avale… les carcasses d’opercules s’accumulent par terre. Quand le SAMU arrive je suis encore consciente, je monte dans le camion, je réponds aux questions : quoi, combien, des mélanges, il y a combien de temps ? Et plus rien…

Quand je me réveille c’est chaud, je suis bien, je veux rester où je sens, mais on me tire les cheveux, près de la nuque, on essaye de me redresser, moi, je ne veux rien savoir, rien sentir, je veux juste que l’on me laisse tranquille, et puis surtout je n’y arrive pas, je ne comprends rien, je suis perdue. Je ne sais pas où je suis, j’entends confusément du bruit, mais rien, rien ne se connecte, j’essaye de secouer mon appréhension du monde mais le gouffre est là, je sais juste que je ne comprends pas. Et puis on me presse les joues pour m’enfourner de force quelque chose dans la bouche, la purée dans laquelle je suis vautrée. De guerre lasse. Il n’y a vraisemblablement absolument rien à tirer de moi, plusieurs personnes me soutiennent jusqu’à un lit qui a du m’être attribué, je ne sais toujours pas où je suis, qui sont ces gens, mais je me replonge dans le sommeil comme dans une nécessité impérieuse.

Première prise de conscience. Maintenant commence la définition de mes limites en tant que soignée, malade, patiente, par le lieu même dans lequel je suis. Le plus généralement une chambre, qu’il m’arrive de partager, une salle fumeur où je passe le plus clair de mon temps, un réfectoire et un jardinet clôt. La porte de ma chambre a un hublot, elle ne ferme bien sûr pas de l’intérieur et quand les volets ne sont pas bloqués en position baissée de toute façon je peux à peine entrouvrir la fenêtre pour des raisons de sécurité. Il y a aussi tout un tas de portes fermées, on y remise tout ce dont je pourrai avoir besoin et auquel aucun d’entre nous (les fous à gérer) n’a jamais accès sans un tiers de l’administration. Les serviettes hygiéniques taille obèse incontinent quand j’ai eu le malheur d’avoir mes règles. Les draps, les savons, les dentifrices, les couvertures, le shampoing, nous n’avons accès à rien de tout cela. Nous n’avons accès à rien de toute façon. En tenue bleue, les maigres effets que nos proches ont réussi à faire tenir dans une valise nous sont donnés à titre de récompenses. Comme, après au minimum une semaine “ d’alitement ”, l’éventuel droit de sortir dans le jardin extérieur, de faire une à deux fois par semaine une médiation peinture sur soie (collection Asile, été 2005). Donc la possibilité cruciale pour moi de m’échapper une petite heure en courant vers le tabac pour la clope et le timbre, courir ensuite jusqu’à la boite aux lettres à l’autre bout des bâtiments et revenir essoufflée pour la prise de médocs. Il y a aussi la porte fermée de la chambre d’isolement avec souvent quelqu’un dedans qui tape et crie. Les infirmières elles-mêmes se remisent dans une salle aux vitres floutées dont la porte s’entrouvre à peine sur un sec et bref “ oui ” excédé quand nous avons assez frappé assez longtemps, bien humbles devant leur pouvoir parce qu’on en peut plus de tout ce qui se passe dans notre corps sans réponse.

La limite, depuis quelques jours, je l’éprouve aussi dans mon corps. Depuis mon arrivée en effet, je passe trois à quatre fois par jour au sacro saint rituel de la prise de médicaments, des petites pilules roses, bleues, blanches, des gouttes bien dégueux, amères, auquel il faut se plier avant chaque repas, ouvrir le bec, déglutir, dire merci. La dépendance est dans le rituel, moi je n’ai plus qu’à observer. Observer car je ne ressens plus rien, mais alors qu’est ce que je peux avoir soif. On nous donne des gelées aromatisées immondes une fois de temps en temps sinon c’est la tête dans le robinet des douches-chiottes. Que je commence à fréquenter vraiment souvent, 20 à 30 fois par jour des fois pour boire et uriner. Jusqu’à se faire rencarder par un vieux qu’à la cuisine on peut demander des bouteille d’eau minérale. Eux, ils s’en foutent, ils savent très bien que ça va passer, ils laissent pisser, sans même aller jusqu’à expliquer que c’est “ normal ”. Et c’est vrai que ça passe, c’est la première semaine qui est vraiment dure. Est-ce que c’est vraiment rassurant de savoir que mon corps s’habitue à quelque chose d’aussi fort. Non, évidemment. Après, il y a toute la cohorte d’effets des médicaments que les médecins appellent “ effets secondaires ” et parfois dans l’intimité, “ dommages collatéraux ”. C’est vrai qu’au vu de l’abolition de tout esprit critique et de toute forme de résistance qui est l’effet recherché, les autres effets ne peuvent être que secondaires. Pour moi ce sont des effets tout courts qui s’impriment dans mon corps et mon crâne à chaque instant. Les montées de lait, les tremblements, la prise de poids, les crispations de la mâchoire, dormir le jour et pas la nuit, se mettre à fumer… et j’en passe dans les effets purement physiques, car les effets psychiques ne sont pas moins dévastateurs même et surtout parce qu’ils sont les effets recherchés par les blouses blanches.

L’HP condamne à vivre une vie impossible à aimer.

Dans mon crâne, tout s’anesthésie, je ne lis plus, je ne pense plus, je ne réfléchis plus, je ressens. Je ressens le vide, le néant. Alors bien sur, je ne me révolte plus contre ma condition d’aliénée et je vais en obtenir des bons points : un stylo, une feuille, un pull que j’aime pour mettre au dessus de ma tenue. Mais surtout j’en conçois un dégoût de moi à peine imaginable. Dans ce monde terne, moche et hostile, je n’ai rien pour nourrir ma tête, pour nourrir mes rêves et je deviens à l’image de ce monde une carcasse vide, sans envie, sans projets, sans ambition pour la vie à venir. Je meurs à l’intérieur. Et personne avec qui en parler, avec qui parler tout court, avec qui échanger n’importe quoi, ça fera l’affaire, un mot, une idée, une pensée, un bête souvenir… Car mon monde social aussi est clos Le monde dans lequel je vivais avant mon “ admission ” à l’HP n’a plus accès à moi ni moi à lui depuis que je suis en- fermée. Les visites, comme les appels des proches sont très réglementées et pour ce qui est des lettres il faut se débrouiller seul pour les faire sortir. Mon monde se réduit donc surtout à l’intérieur de l’hôpital, aux patients que je n’ai pas le droit de fréquenter et auxquels je ne dois surtout pas me confier. Dans le rapport idéal voulu par les soignants, il faudrait que toutes les souffrances autour de moi me soient neutres et sans intérêt et que je n’aie moi-même qu’une envie quand je souffre : aller frapper à la porte des infirmières. Dans n’importe quel HP, jamais une patiente n’a le droit ne serait-ce que d’inviter une autre fille dans sa chambre pour discuter (sauf dans le cas bien sûr où elles partagent cette chambre double). La seule salle pour se retrouver sans les soignants c’est la salle fumeur (qui n’existe même plus dans certains hôpitaux, merci Evin), alors je me suis mise à fumer. Mon alibi pour un tout petit-petit lien de sociabilité, pouvoir parler en tête à tête avec une copine, enveloppées dans le brouhaha et le nuage de fumée ambiant, interrompues sans cesse par quelqu’un qui demande une clope. L’HP ça coûte cher en clope parce qu’il n’y a que ça à faire et qu’il est en général interdit de fumer des roulées. Quand à parler aux infirmières que je n’entraperçois qu’à l’heure des médocs et aux repas cela n’a rien de très engageant. La médecin de garde, pour ce qui la concerne, n’est visible que le vendredi matin. Sans rendez-vous il nous faut attendre devant sa porte avec dix autres désespérés toute la matinée qu’elle veuille bien sortir pour l’interpeller car tout passe par elle, clope, sorties, activités, traitement, téléphone, visite… Tous les rapports interindividuels sont faussés par des enjeux de pouvoir disproportionnés ou des conditions voulues insupportables.

Mais ces contraintes ne sont là en réalité que pour faire accepter à la masse bleue que nous sommes, une réalité bien plus terrible, une réalité essentielle et que nous n’avions pas forcément vue de nous mêmes : nous sommes malades. C’est dans notre être, c’est la chimie dans notre cerveau qui est déréglée et de ce fait nous devenons des incapables majeurs et toute notre identité doit se fonder là-dessus : nous sommes malades, patients, soignés, schizo, mytho, maniaco-dépressifs, bipolaire, angoissés, suicidaires en sursis… Et c’est pour cela qu’il est impossible de se construire contre l’HP, parce qu’il nous faut admettre que nous en avons besoin, parce que de gré ou de force nous devons accepter leurs lectures de nos “ symptômes ”, nous devons être partie prenante de leurs méthodes thérapeutiques si nous voulons sortir de notre marasme. Il n’y a qu’un moyen de guérir : le leur. Moi qui n’étais malade que du monde dans lequel je vivais, alors que ma tentative de suicide n’avait été qu’une réaction, on m’a persuadée que j’avais telle maladie et que le traitement à suivre était celui que l’on m’imposait, pour mon bien. L’identité de dépressive m’a collé à la peau plus de quatre années durant. Qui peut s’épanouir, avoir des projets, des ambitions quand il se reconnaît lui même comme malade, comme limité par essence, limité par la maladie, par le traitement, par le lieu dans lequel on lui dispense les soins. Si l’hôpital a les moyens de sauver in extremis la petite vie usée dont nous ne voulons plus, en revanche il n’a pas les moyens de nous guérir. Contrer une tentative de suicide c’est facile en abrutissant les gens de médicaments ou en les enfermant jusqu’à qu’ils se calment dans des cellules d’isolement, mais guérir les douleurs, prendre soin des individus (rendus) fragiles, parler, sortir quelqu’un de sa solitude et de ses cercles vicieux, le système psychiatrique en est incapable. La psychiatrie institutionnelle ne sauve les gens que parce qu’elle a des gardes-chiourme, des murs, des camisoles chimiques à sa dis- position. L’HP condamne à vivre une vie impossible à aimer. Il s’en suit trop fréquemment que ce système nous prend complètement ce droit de vivre nos vies comme nous l’entendons.
Il arrive que la seule issue pour échapper à sa mainmise soit de partir les pieds devants. A dix huit ans, enfermée dans ce monde que l’on m’imposait, j’ai dû faire face à la mort d’un collègue du pavillon 61 qui a avalé du vert pilé. En revenant d’un week-end de permission à la FSEF (fondation santé des étudiants de france), nous avons appris la pendaison d’un autre jeune, auquel nous parlions trop peu. Moi, lorsqu’ils m’ont re- trouvée, ils se sont empressés de me détacher, de faire venir le médecin de garde, de m’abrutir de médocs et de procéder à un transfert en urgence. Je me suis réveillée de cette absence totale qui a suivi de façon très immédiate la prise du “ si besoin ” dans une chambre hermétiquement close et inconnue.
Après cet attentat à la norme occidentale qui voudrait que la mort ne soit et ne puisse être qu’une fatalité à redouter, je me retrouve plus que jamais enfermée, dans une cellule d’isolement, seule, punie en quelque sorte, et condamnée à réfléchir en boucle à ce qui m’a amenée là. En chambre d’isolement j’étreins la limite parce qu’il n’y a qu’elle pour ré- pondre à mes cris, à mes coups sur le plexi du hublot de la porte blindée…

“ Prendre mon mal en patience 1⁄2 heure durant encore. Miss bottes cavalières a décidé que je ne sortirai qu’à partir de 10 heures. Avec personne pour me surveiller apparemment. D’ordinaire personne ne me surveille ou alors très discrètement. Je n’en peux plus d’être en isolement. Ils sont de nouveau en retard et moi, je ne sais pas pour combien de temps, quelques minutes, une heure, un oubli total ?… on ne sait jamais vraiment et c’est cela le pire. C’est cela l’affreux. Enfermés, dépendants du bon vouloir de celui de l’extérieur, de celui qui a la clef pour la douche, la clope… tout. Et aujourd’hui c’est une vraie salope…”*

*Extrait d’écrit tenu pendant mon internement.

C.

Capture d’écran 2014-05-20 à 19.57.47

On partira pas seuls, de Singe des rues

paranoPARANOS / des parasites sur les portables / y’a nos portraits chez les RG n’importe quel dékis’ a le port d’arme

SKIZOS / on se déguise pour des euros / désirs en berne pendant des heures traine en zombie parmi les ombres

CLAUSTROS / tes rêves dans quatre murs encastrés / on parle que d’évasion parce qu’on est partout à l’étroit

Angoissés dépressifs et suicidaires en sursis / ON PARTIRA PAS SEUL

MYTHOS / on se méfie de tout et surtout de toi / comme tout est faux on se permet tout la vérité c’est dans la tête

AUTISTES / la haine de soi comme une tumeur / on tourne en rond à peine on se touche alors on s’isole et on se tait

INSOMNIAQUES / des yeux rougis de cauchemars / des nuits blanches qui durent des jours les lueurs bleues des gyrophares

Angoissés dépressifs et suicidaires en sursis / ON PARTIRA PAS SEULS
ALORS PSY GARDE TES DISTANCES…

S. D. R

Entre consentement et refus

Sur l’HP de Saint Venant

J’ai passé environ 2 mois répartis sur un an comme “intervenante-marionnetiste” à Saint Venant sur un projet coordonné par une association qui intervient à l’hôpital régulièrement et financé par la région. C’était la première fois que je mettais les pieds dans un H.P. Je croyais naïvement que j’arrivais dans un simple hôpital, que ça se passerait “comme d’habitude”. J’ai vécu très violemment cette expérience de témoin consentant de la psychiatrie qui se pratique ici en France en 2009.

Petite géographie préalable

consentementrefus1Saint-Venant c’est l’Établissement Public de Santé Mentale Val-de-Lys-Artois situé dans le Pas de Calais à environ 15 km de Béthune. Pour résumer je dirais de Saint Venant que c’est la deuxième usine du coin. Vu la casse sociale et économique de la région, les habitants n’ont plus le choix : aller bosser à l’usine à patate ou à l’usine à fous, qui comporte environ 1200 salariés et 500 lits. Sur le même site sont concentrées les populations déviantes de la région, puisque la psychiatrie fonctionne en secteurs géographiques et que, accolé à l’hosto, il y a un centre pénitentiaire pour mineurs (perspective depuis les fenêtres du secteur des ados). Pour décrire rapidement, il s’agit d’une ville miniature avec ses pavillons, son centre socio-cul, sa chapelle, ses routes, son parc et espaces verts, sa cantine du personnel, ses locaux syndicaux…(trois syndics : cgt, cfdt fo qui sont tellement intégrés que la direction les a mis dans sa brochure d’accueil et logés dans le bâtiment de l’administration centrale). La psy concentrationnaire doit avoir de l’avenir car la quasi-totalité des bâtiments a été rénovée.

A l’intérieur

J’entre. Passage par le service de sécurité qui s’appelle accueil : grilles, caméra, contrôle.
Pas trace du désordre que j’appelle la vie. Je cherche la différence avec la taule, et je me sens mal à l’aise. Où je suis ?
D’“unité” en unité : couloirs déserts, porte fermée, salle commune aux peintures ignifugées, portes fermées, uni partout dans un pastel dégueu, vitres et portes épaisses, carrelage partout, clefs, codes, portes fermées, service de sécurité.

consentementrefus2Les gens sont stockés sur des bancs, des chaises, et des blouses blanches passent ; parfois s’adressent aux personnes façon “ on a lacé ses chaussures ? ”, ou sont entre eux dans leur local.
Les équipes médicales m’accueillent chaleureusement, me font visiter les lieux, me présentent des patients qu’ils semblent choisir, commentent en leur présence leurs cas en me prenant à partie d’un air complice ou pédagogue. Angoisse. J’apprends que ce monde est divisé en deux, “soignants” vs “soignés”, et déjà je me rends compte que la place à laquelle je suis, c’est du côté du pouvoir. Pouvoir de sortie, d’horaires, d’activités, de parole, de décision… Je bénéficie du prestige de la caution artistique (les artistes sont des gens extraordinaires et divertissants), et si je veux ce soir je passerais le portail car je ne suis pas diagnostiquée folle.
Un soignant me montre les chambres d’isolement avec un mélange de frisson d’excitation et de justification sur la nécessité d’en avoir et “ce sont souvent les patients qui demandent à y aller”, dans un discours tout théâtral que j’écoute à peine car je vois un visage derrière la vitre et un regard qui me traverse en même temps que la question qui me reviendra souvent, comment on peut faire ça et comment je peux assister à ça ?

Soir. Tourne en rond dans la chambre pleine de vide de médecin de garde où je suis logée. Me parle seule en vidant des bières. Je me marre jaune parce que si quelqu’un me voyait, je passerais pour folle. Doute. Et s’il y avait une caméra ? Après vérification-panique, il n’y en a pas, mais je ne suis pas rassurée de m’être posé la question.
Je décide de rester, et ça veut dire que je vais devoir consentir à la fermer.

consentementrefus3Je décide de rester parce que je rencontre des gens, plus du côté des fous, avec qui je me sens bien et qui ont de l’envie, et si certains sont pénibles, au moins ils ne font pas semblant. Et aussi je suis bien payée (48$ bruts/h), et pour une rmiste, ça compte.
Ici c’est un enfer immaculé qui se déguise en purgatoire. Pavé de bonnes intentions.
Parce que “oui je sais c’est pas terrible ce que je fais mais j’y suis tous les jours et quand même c’est un métier qui de- mande de soi, de la générosité”. Beurk.
Ma seule marge c’est de refuser cette fausse pitié-charité, d’utiliser mon pouvoir à mettre au maximum les participants des ateliers au centre des décisions qui les concernent, à protester quand dans mon cadre un soignant “déborde”, éviter de les fréquenter, et sortir le plus possible de cet endroit.

Ceux qui règnent sur l’hosto psy sont les psychiatres.
 Tout passe par eux, même les “activités” se font sur ordonnance. Les patients les voient environ 10 minutes par semaine. Ce sont eux les experts qui déterminent la “maladie”, et son “traitement”. Leur pouvoir est énorme, c’est un pouvoir de vie ou de mort, d’enfermement ou de liberté, et plein d’autres plus petits auxquels j’ai eu affaire.
Mon rapport avec eux commence par la constitution des groupes, évidemment, ce sont eux qui ont le dernier mot sur la liste des personnes pouvant participer aux ateliers, et par la suite, entre indifférence et hostilité, tout est compliqué. Une sortie ? Tout doit être anticipé au millimètre sous peine d’annulation. Mettre les chaises dehors parce qu’il fait beau ? Pas prévu, pas possible. Une soignante se comporte en facho avec un jeune ? Elle est protégée. Car ce sont aussi des chefs d’équipe ; les soignants leur obéissent autant qu’ils les détestent et les psys les défendent autant qu’ils les méprisent … Qui sont les tarés ? Ceux qui bossent-là et qui considèrent les internés comme des personnes sont rarissimes. Ceux qui s’interrogent sur ce qu’ils font encore plus.

consentementrefus4De « l’autre côté », au début, les patients me vouvoient, m’écoutent trop sagement, mais cette distance s’efface un peu quand ils voient que je leur fais la bise et ne leur tend pas une main molle, ne laisse pas les soignants prendre la place mais essaie de leur donner un pouvoir, au moins de parole. Puis avec le temps on apprend à se connaître, et nous trouvons une relation taquine et complice, dans le bricolage surtout.
P. me dit : “heureusement qu’on fait ça” (on construit des marionnettes), parce que “d’habitude c’est pas drôle, surtout le week- end”. P. adore construire mais il n’a accès à la salle d’activité que sur ordonnance et au bon vouloir du personnel.
Plusieurs commentaires du même genre me rappellent que je suis une soupape, je décadre juste ce qu’il faut, y compris pour les soignants, pour libérer un peu de la pression de ce lieu fermé. Je suis le témoin devant qui on peut ne pas faire tout à fait comme d’habitude. Et je divertis, c’est-à-dire que tout le monde regarde ail- leurs un bref moment, et puis tout recommence comme avant. Quand nous avons montré les projets réalisés, les psys et la direction (qui n’a pas mis un centime dans le projet) débordaient d’enthousiasme. Surtout quand nous avons joué “ dehors ” et que les financeurs étaient présents, ils avaient plaisir à montrer qu’ils “ en étaient ”…

Je repars avec cette ambiguïté douce-amère qui ne m’a pas quittée, des numéros de téléphone, et une furieuse envie de défouler mon dégoût.
Tout ça n’est ni anodin, ni “ normal ”. Et ne vient pas de nulle part.

D’un peu plus loin- quelques mille bornes et un an-

Nommer les gens des patients, ça permet de les déposséder de leur personnalité, ce qui est nécessaire vu la brutalité des traitements(de l’humiliation au mépris et du chimique large à l’enfermement). Ces mots séparent, permettent de “ gérer ” de façon ordonnée, désincarnée, on “ distancie ”. C’est “ sensé ” être “ normal ” de faire comme si les gens se rangeaient en catégories, se réduisaient à un modèle uni- forme de comportements et d’êtres. Aucune place à la complexité. Avec des conséquences énormes sur les corps et les têtes puisque la réponse à des maux différents se traite par les mêmes remèdes : médicaments, punition, intégration.

Je ne parle pas de “maladie” mentale, car c’est le terrain sur lequel la médecine veut nous faire penser, pour éviter de regarder les moyens de traitement de la souffrance psychique et la cantonner à un problème divisible en paramètres à gérer. On ne définit alors les gens que par leurs manques. Et à aucun moment, malgré une “charte des personnes hospitalisées”, on ne laisse une vraie place de décision aux premiers concernés.

J’ai assisté à des dialogues faux avec des questions verrouillées d’avance, et la plupart du temps, les personnes ne connaissent même pas leur traitement.
Beaucoup de personnes souffrent de dépressions ou de troubles liés à leur “inadaptation” à la société. Mais les causes sociales sont évacuées au profit d’une responsabilisation individuelle.
Ainsi, on est défini comme fou, marginal, ou criminel par un médecin, un assistant social ou un juge. C’est nous qui avons un problème, qui sommes “anormaux”.
La normalité sociale se décline en : travail, famille, logement. Pas de place pour le célibat, l’activité choisie, l’habitat nomade… L’édification de cette normalité-réussite est garantie par ses experts-juges et a des moyens comme l’hosto et la prison pour remettre d’équerre des déviants en citoyens- consommateurs productifs.

L’institution psychiatrique est à l’image des autres institutions de l’état, investie d’une « double pensée”. On fabrique un monde de productivité, de compétition, destructeur, qui rend ouf, et on s’habille en humaniste soucieux d’aider. Et cette “aide” qui masque ses objectifs de rentabilité est conditionnée à l’obéissance à des règles. La permission à demander et la soumission aux règles, c’est le quotidien des hospitalisés.
Ces règles mises en place par le pouvoir psychiatrique ne sont que la version médicale des lois auxquelles nous nous soumet- tons “à l’extérieur” de l’hôpital.
Et la “raison” qu’on a de s’y soumettre, c’est cette normalité construite socialement, un “il faut” qui nous interdit d’exister si on ne l’intègre pas, détruit les différences et enferme.

Alors je veux être aussi anormopathe que possible.
Aussi ouf que nécessaire pour saper le boulot de l’usine à conformité.
Mais je ne me fais pas d’illusion : la marge de manœuvre est restreinte à de tous petits écarts entre consentement et refus.
Il n’y a que trop peu de “ nous ” et beaucoup plus de solitude.

O.

On s’occupe de tout

Mon voyage en psychiatrie

On arrive jamais seul(e) à l’HP, on y est amené, il faut bien qu’il se soit passé quelque chose pour que tout le monde ait la même idée. La psychiatrie a souvent besoin de l’assentiment des “patients”, mais aussi des “proches”. C’est par là qu’elle trouve une prise dans le monde social et qu’elle s’impose comme la solution unique aux maux de la tête.

onsoccupedetoutEn tant que proche, une hospitalisation en psychiatrie, quand elle passe par l’hôpital de secteur, est quelque chose qui se passe dans l’urgence, de l’ordre du réflexe de survie. On ne m’a pas laissé le temps de réfléchir à l’internement, l’administration ne laisse pas ce choix.

Mais c’est aussi un moment d’une extrême simplicité, un jour un danger de mort, trop de médicaments donc téléphone, pompiers, SAMU puis urgences, hôpital de secteur. C’est les seuls moments où il est possible d’être présent. L’arrivée à l’hôpital c’est la fin, ensuite “ on s’occupe de tout ”. Le “on” de l’administration est toujours angoissant à entendre. Puis l’attente se substitue à l’urgence, puisqu’il faut attendre, rentrer chez soi, attendre que le médecin de garde “la” voie puis qu’il préconise la venue du psychiatre, de garde, évidemment.

Tout se passe dans le plus grand secret. Plus moyen de parler à la personne avec laquelle on est venue. Et comme par enchantement sans aucune sommation le lendemain “ah, non, elle n’est plus ici, elle a été déplacée vers l’unité psy dont elle dépend. Attendez je vais voir, mais d’ailleurs vous êtes qui ? son petit ami, bon, c’est Maison Blanche à Neuilly plaisance, pavillon 61”. Donc transport RER, 45 minutes puis ville glauque de banlieue, j’apprends entretemps qu’en fait tous les hospitalisés en psy de Paris sont re- groupés dans le grand hôpital de Maison Blanche dans des pavillons dont ils dépendent selon leur arrondissement d’origine. Long périple à la suite duquel je me retrouve devant un vieux bâtiment fin XIXème avec un parc immense dans le- quel sont dispersés les “pavillons” par arrondissement. Donc pavillon 61, ok, tiens un préfabriqué vieux de trente ans, voilà j’y suis. La porte est fermée évidemment pas question de ren- trer plus facilement que de sortir, une infirmière “vous voulez voir quelqu’un, ce n’est pas l’heure des visites…”. Dans les hôpitaux psy il y a quelques ritournelles dans ce genre, “c’est pas l’heure des visites” ou “vous n’avez pas le droit de la voir” ou “elle n’a pas encore le droit aux visites” , bref un ensemble de formules qui se résument à “ oui, oui, elle va bien, ne vous inquiétez pas ”.Parce que justement les visites sont un droit qui se gagne.

C’est à peu près à ce moment que je commence à me rendre compte de ce qui se passe. Pas d’autorisation de visite ni d’appel téléphonique pendant au moins une semaine. Donc impossible de savoir ce qui se passe, on peut imaginer vu l’aspect extérieur du bâtiment les conditions de vie à l’intérieur et ce n’est pas rassurant. Donc voilà le principe : quand tu ne vas pas bien on te met dans un endroit bien pourri duquel tu ne peux pas sortir. A première vue on ne comprend pas bien la logique qui préside à cet enchaînement.

C’est là qu’il faut être perspicace, en réalité c’est le lieu où le pouvoir médical s’exerce. Il y a trois parties qui jouent là dedans : premièrement la personne hospitalisée ou future malade, puis les proches qui souvent l’ont amenée à l’hôpital, et enfin la cohorte de médecins, d’infirmières et autres commis de l’administration. Ces trois entités jouent un rôle dans l’enfermement, et l’hôpital est leur lieu de rencontre. Pour la personne hospitalisée ça va très vite des urgences à l’isolement. Rapidement la tête est encombrée par les médicaments largement en surdose à l’arrivée. Le but est que la personne reconnaisse le plus vite possible le caractère évident de la maladie, pour qu’elle accepte ensuite tous les processus de guérison qui vont lui être imposés. Cela passe par un ensemble d’ajustement de prescription, de droit de visite, de droit de sortie. Mais aussi, en fonction de la raison qui vous a amené là, par le rationnement des cigarettes, des pièces pour la machine à café et pour certains par le régime alimentaire ou la place à laquelle s’asseoir dans le réfectoire. Tout dépend de réglementations du médecin, et pour certaines choses de l’initiative des infirmières (c’est par là que l’arbitraire des règles devient réel). Cela s’inscrit de toute façon dans l’ensemble des mesures thérapeutiques supposées amener à la guérison, donc pas moyen de refuser car cela voudrait dire refus de traitement et “Vous voulez guérir, non ?”. Le protocole est simple et toujours
 le même. Dès l’arrivée, plus de contact avec le milieu extérieur : cela passe par les visites qui sont données en récompense, et toutes les affaires personnelles qui sont retirées à l’entrée dans l’hôpital puis redistribuées en récompense du bon comportement du malade. La personne se retrouve donc en tenue bleue identique à celle de tous les autres patients sans aucune des affaires avec lesquelles elle est arrivée. C’est là que démarre l’appropriation de sa nouvelle identité de “malade”. Cette identité forcée doit intégrer la négation de celle qui vous a amené à l’hôpital, le but avoué étant de changer la personne dans la représentation qu’elle a d’elle-même. Il ne s’agit pas de vouloir effacer les traces de l’ancienne personne que vous étiez, il faut conserver en mémoire les erreurs passées pour pouvoir reconnaître l’utilité des changements. Bref, une repentance médicalisée aidée par la chimie.

Une fois la prise des médicaments entamée, la dépendance à l’institution commence puisque même si le statut de l’hospitalisation est libre il n’est rapidement plus question de sortir de l’hôpital sans prescription. La parole du médecin devient donc un préalable à toute sortie, il est là pour rappeler que la maladie se soigne et qu’il faut juste du temps, qu’il n’a d’ailleurs généralement pas lui-même pour voir “ son ” patient. Trop souvent vu dans les hôpitaux psy : le médecin qui passe dans le couloir suivi de patients qui lui demandent un rendez vous ou une autorisation de fumer, de sortir ou n’importe quoi d’autre. La méthode de cet enfermement est particulière car elle requiert l’assentiment de la personne enfermée. Pour sortir il faudra reconnaître l’utilité de l’hospitalisation, assentiment plus ou moins volontaire qui s ’apparente à une sorte de rédemption forcée.

Le même discours médical est asséné aux proches : “vous voulez qu’elle guérisse bon alors vous voyez bien qu’elle va mieux ici”. Aller mieux est un concept assez flou dans la bouche des médecins, ça veut souvent dire pas de suicide pas de délire et surtout pas trop faire chier le personnel soignant. Il faut aussi faire accepter aux proches l’évidence et la dangerosité de la maladie, c’est le seul moyen d’imposer la réalité psychiatrique. Le moyen le plus sûr pour que cette parole soit entendue c’est de faire porter la responsabilité du danger sur les proches. J’ai entendu une fois un médecin dire, alors qu’on ne voulait pas la laisser à l’hôpital, “ce sera de votre faute si elle se tue, si vous partez avec elle vous en prenez la responsabilité”. A partir de là, l’institution se donne une grande latitude en terme de traitement et de sévices de toutes sortes, puisqu’elle a l’accord tacite des proches de la personne enfermée. Cela fonctionne très bien car devant l’impossibilité de sortir quelqu’un de sa souffrance on est prêt à laisser faire plus qu’à croire que leur solution est la bonne. Je me suis retrouvé sans comprendre à être l’acteur de cet enfermement, à faire partie des “visites”, à être celui qui vient de dehors. Et petit à petit j’ai fini par laisser faire en attendant qu’ils la changent, qu’ils la transforment, qu’elle puisse arriver à vivre dehors. En réalité on ne peut jamais savoir jusqu’où la dépersonnalisation ira. Mais ce qui est sûr c’est qu’un jour je me suis retrouvé à comprendre que j’avais moins de chose à partager avec elle de sa nouvelle vie que ses co-hospitalisés. A ce moment là, je me suis rendu compte que le monde de l’hôpital est complet, c’est à dire qu’il comprend ses espaces de lois, de règles, et ses brèches. Le tout cimenté par les rapports d’autorités “soigné-soignant”.

Malgré mes visites régulières j’étais absent de ce monde , je n’étais pas soumis au même ordre. L’institution psychiatrique sépare les moments de la vie d’une personne et sépare aussi les rapports de la vie du dedans et de la vie du dehors. C’est en rendant cette séparation réelle que le “patient” rentre dans sa nouvelle peau de malade plein de potentialité de guérison, terrain de jeux des psy and co.

Le ressort n’est pas très compliqué, il fait juste intervenir le discours vrai du médecin, le discours sur la personne hospitalisée: “ je vous dis que cette personne a telle maladie et pour la guérir il faut tel enfermement tel abrutissement par les médicaments etc ”. Le médecin est le seul à avoir le droit de porter ce jugement et il est le seul à pro- poser une solution. A partir de là, plus de problème ils font ce qu’ils veulent.

K.

C’est volontairement que je ne fais pas de distinction entre les trois types d’hospitalisations : hospitalisation libre (HL), hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) et hospitalisation d’office (HO). D’une part la très grande majorité des internés est en HL, et cela ne signifie pas forcément la possibilité de sortir, même si une personne en HL a plus de chance de se faire écouter dans son désir de sortie que les deux autres, parce que les médecins ont moins de pouvoir sur une personne en HL que sur une personne en HDT ou HO. De plus, le même processus est en œuvre avec tous les hospitalisés (ce qui distingue le plus les trois statuts c’est surtout la manière d’arriver dans l’institution, après le pouvoir médical s’exerce de manière quasi-uni- forme). Il me semble que si les trois statuts existent, c’est simplement pour pouvoir faire tomber dans le champ de la psychiatrie des personnes qui sont à différents endroits du monde social. On a plus de chance de se retrouver en HO si l’on vit seul ou à la rue qu’une personne en milieu familial qui elle sera hospitalisée selon l’état d’esprit de ses proches en HDT ou HL. Le fait est que d’une manière générale l’institution fait peu de cas de l’envie de ses hospitalisés, car elle sait mieux qu’eux la raison de leur mal-être et les moyens d’en sortir.

Poésie

OutroMais un jour, que l’on m’aime vraiment, se dit-on.

On attend. Le temps passe le temps

Et soudain, je suis le retrouvé, le convaincu,

Je n’ai plus besoin de remède.

Je donnerais la vie dans nos déserts

Fier d’un enfoncement dans les pierres poussiéreuses

Du temps passe le temps

Même si on garde les jupes de bois, et les robes de ciment.
J.

J vit en foyer. Son éducatrice lui interdit d’écrire.