Ces pilules qui enlèvent l’envie de dire « non »

Un article paru dans Libération en août 2013 nous fait part d’une nouvelle invention pharmaceutique concernant le désir des femmes.
Selon les statistiques américaines, près de 30% des femmes seraient atteintes de HSDD (Hypoactive Sexual Desire Disorder) ou « trouble du désir hypoactif » en bla-bla psy. 10 à 12 % d’entre elles en souffriraient. Plusieurs traitements censés résoudre ce “problème” ont vu le jour depuis 2004. La FDA (Food and Drugs Administration) qui a pour rôle de donner son accord avant le lancement d’un nouveau médicament sur le marché américain, a refusé plusieurs traitements voués au désir féminin. Mais il s’avérerait que deux d’entre eux leur aient tapé dans l’œil puisqu’aux États-Unis leur commercialisation pourrait être effective en 2016 au plus tôt (ça, c’est ce qu’ils disent).
Ces pilules concoctées par un certain Docteur Tuiten (Pays-Bas) font froid dans le dos, ne serait-ce que par leur composition : un cocktail d’hormones provoquant le désir.

3singes-parlerLe Lybrido est destiné aux « femmes ayant une faible sensibilité aux signaux sexuels« , il a une action mécanique sur les organes génitaux. Tandis que le Lybridos serait réservé aux inhibées, anxieuses et complexées – son but est de provoquer un déblocage psychologique. Quand on décortique ce simple jeu de mots, on entend hybrid, libido et unbridled1. On peut dire qu’ils ont bien bossé dans les bureaux du marketing…
Le psychopharmacien nous fait part de son idée de génie : « Contrairement aux autres pilules qui diffusent de la testostérone en continu, ce qui peut avoir des effets secondaires (problèmes cardiaques, pilosité, etc..), nous provoquons en une seule prise un pic de testostérone, ce qui permet d’obtenir uniquement l’effet désiré. […] Une fois que votre cerveau a été sexuellement sensibilisé, vous devenez plus sensible physiquement. »

Les experts ont leurs modes ; selon les périodes historiques, une femme sera plus ou moins dans le moove en fonction de son appétit sexuel. Jane M. Ussher explique dans son livre The Madness of Women 2 que : « Les signes de folie diffèrent énormément entre le 19ème siècle et aujourd’hui : au 19ème siècle, c’était la femme sexuelle qui courait le risque d’être définie comme folle. Aujourd’hui, c’est la femme asexuelle qui sera considérée comme déséquilibrée, qui courra le risque d’être diagnostiquée comme souffrant d’un « dysfonctionnement sexuel. »

Alors la FDA et les autres s’inquiètent tout de même de ne pas dépasser les bornes. Et si jusqu’ici il n’y a pas eu commercialisation de ce genre de traitement, c’est que la crainte du débordement les empêche de dormir tranquille. En effet, ces pilules pourraient être trop efficaces et déglinguer l’ordre social. Mesdames pourraient devenir trop en appétit, trop engageantes, trop infidèles. Ils craignent de fabriquer une femme « sexuellement agressive ». Entre le fantasme de la femme super-débridée-hors-foyer et celui de la femme fidèle-intra-muros, il y a de quoi se mélanger les pinceaux.

On peut constater ici qu’on a créé, une fois de plus, un moyen de gestion des rapports hétérosexuels normés : avec le Viagra, les experts ont répondu aux attentes de la société qui veut qu’un homme soit performant, pénétrant, fort – le confortant ainsi dans sa virilité et donc dans son identité masculine. Avec le Lybridos, il est question de conformer la femme au rôle qu’elle doit remplir : disponible, sexuelle, débordante de plaisir donc provoquant le désir.

Selon le Dr Derogatis, la plupart des femmes l’ayant essayé ont au départ un problème de désir sexuel et non de plaisir. Cela impliquerait donc que l’on pourrait dissocier l’acte sexuel de la relation que l’on a avec l’autre, qu’elle soit furtive, entre deux portes ou de longue durée… mon amour tant aimé.e. Cela impliquerait aussi que le désir sexuel serait équivalent au désir de coït, donc un désir irrémédiable de finaliser l’acte. Si On parle de « préliminaires », c’est parce qu’il doit forcément y avoir quelque chose après : la pénétration.

Cette idée se rapporte plus au fait de se conformer aux désirs de l’homme que d’avoir une sexualité diversifiée, inventive donc épanouie.
Mais dans tout cela, on a complètement occulté qu’une femme asexuée n’est pas inévitablement en souffrance, et voire même qu’elle peut en être soulagée.

LA SCIENCE INFUSE

Le corps médical trouve toujours un moyen de nous éloigner de nos ressentis.
Une fois de plus, il est bien question de se taire et de ne surtout pas réfléchir. Cette pilule n’est que l’instrument qui nous empêcherait d’avoir une réflexion sur nos relations. Ne plus avoir de désir peut signifier un tas de choses, ne pas les prendre en considération, c’est s’oublier.
Mais surtout, il est vraiment question de nous enfermer dans une ces camisoles chimiques, celles qui t’empêchent d’agir. Les médecins ne proposent en aucun cas d’apprendre à connaître son corps, se masturber, aller voir ailleurs pour voir si l’herbe y est plus verte, diversifier les rapports, faire l’amour avec une femme si l’envie se fait sentir, puis avec une autre, savoir expliquer aux hommes comment nous satisfaire, avoir un rapport sans pénétration, inventer d’autres façons de faire, changer de vie, se casser, tout lâcher, etc…
Non, on nous propose la chimie : antidépresseur pour supporter des conditions insupportables, chirurgie esthétique et traitements pour correspondre aux normes physiques et maintenant pilule du désir pour répondre aux obligations conjugales et faire l’amour même quand on n’en a pas envie. Tellement fastoche, dégueulasse surtout.

Andrew Goldstein, directeur d’un centre pour les troubles vulvo-vaginaux à Washington explique fièrement : « Les résultats des effets sont très positifs. Certaines patientes m’ont expliqué comment le Lybrido leur enlève tout simplement l’envie de dire « non » quand leur partenaire les approche. J’espère que nous aurons bientôt plusieurs produits à disposition, qui pourraient aider de nombreuses femmes. »

Il est absolument important de rappeler qu’une personne prise dans un engrenage de domination peut être amenée à se mentir à elle-même. Par peur de l’autre et de soi-même, pour ne pas entrer en conflit, pour ne pas souffrir et pour mille autres raisons.
On parle ici de viol ordinaire, quotidien, de contraintes intégrées, de silence…
Avant la légalisation de la pilule, une bonne partie des femmes ne désirant pas de pénétration pouvaient prétexter le fait de pouvoir tomber enceinte, ce qui refroidissait souvent l’ambiance. Mais maintenant il en est tout autre, surtout avec cette pilule qui t’enlève « l’envie de dire non ».

Alors toi qui ne doutes de rien et surtout pas que la femme qui est dans ton lit veut du sexe ou en tout cas comme tu le souhaiterais. Toi qui ignores qu’elle désire seulement des caresses, de la tendresse ou qu’on la serre fort dans ses bras. À toi qui fermes les yeux pour regarder uniquement ton propre plaisir, qui va tout simplement atteindre son but précis en la pénétrant, en éjaculant.
Et à toi, horrible personnage, qui pour parvenir à tes fins, vas user du chantage, qu’il soit affectif ou matériel. Ou qui même vas pratiquer la menace physique ou morale.
Si jusqu’en 1990, le viol conjugal n’existait pas aux yeux de la justice, tes actes le perpétuent.

CHÉRIE, DANS 4 H J’AI ENVIE DE TOI, ENFIN DE SEXE …

Selon des médecins, hommes et femmes confondus, cette pilule pourrait aider Madame et devenir un facteur d’épanouissement. Il faut aussi savoir que le traitement doit être administré 4 h avant de passer à l’acte. Bonjour la spontanéité…
Donc, bien entendu, il n’y a pas de place pour l’imprévu tel qu’un accident nécessitant d’aller à l’hôpital ou la visite surprise des beaux-parents.
Visiblement, tout le monde se fout des dérapages qui pourraient se produire suite à la commercialisation de ce traitement. Cette pilule, apparemment conçue pour les ménagères ayant un petit coup de mou, ne pourra-t-elle pas se retrouver dans mon verre de bringueuse à mon insu ? Ne sera-t-elle pas prise par des femmes sous la pression d’un homme, d’un médecin ou même de ses ami.es ?
Ne représentera-t-elle pas un danger pour les adolescents pour qui cette période de vie où la connaissance d’un corps en perpétuel changement peut être très difficile, une période où la construction personnelle n’en est qu’à ses premiers pas, parfois même où il est question d’orientation sexuelle ? Où la découverte de ce qu’est un monde d’« adultes » en flingue plus d’un.e ?

Avec tous ces paramètres, il est fréquent qu’une jeune femme se sente mal dans sa peau, qu’elle ne désire pas être touchée. Traumatisée ou tout simplement déçue par ses expériences sexuelles, il est logique qu’une forte réticence soit éprouvée à l’idée d’offrir son intimité à un homme. Cette jeune femme-là, effarée de ne pas être « chaude » comme le préconisent les médias et donc par conséquent le reste du monde, n’ira-t-elle pas ingurgiter le Lybridos à peine caché dans la pharmacie de ses parents ? Chaque tentative de contrôle comporte des risques de dérapages et il faut absolument que nous nous en souciions.

Il n’est jamais ici question de remettre en cause les paramètres sociaux qui provoqueraient cette baisse de libido.
Jamais on ne parle de l’épuisement que provoquent un taf de merde, aller-retour compris, de s’occuper des mômes, un biberon dans la main tout en épluchant des patates de l’autre, de frotter le carrelage en faisant faire la dictée au petit. Jamais on ne parle du fait qu’après tout ça, une femme n’a pas envie de faire l’amour mais plutôt de dormir à poings fermés.
On ne parle pas non plus des rapports que peut avoir une femme avec son partenaire, ce qui est un facteur primordial sur la question du désir. Un homme qui lui coupe la parole, ne la prend pas en considération lorsqu’il parle ou qu’il “l’écoute”, un homme qui estime que la contraception est une affaire de « bonne femme ». Un partenaire avec qui elle ne parle pas de sexualité, de ses besoins, de ses attentes ou même tout simplement de masturbation. Cette femme aura beau faire « mine de » le temps qu’elle pourra, au fil des années, il lui sera peut-être difficile de continuer à désirer réellement l’autre. La seule option serait de s’efforcer à lui faire plaisir afin que la relation ressemble à ce qu’on appelle « le couple ».
Et pour finir, jamais on n’évoque le fait que pour certaines femmes, les périodes post-avortement ou accouchement peuvent être des moments trash. De même qu’il est complètement exclu de prendre en compte les femmes ayant subi le viol ou d’autres situations traumatisantes en rapport avec le sexe.
Enfin, si dans Libération, un témoignage survole la question, ça n’a pas l’air de les déranger plus que ça : « J’aime beaucoup mon mari et quand nous avons des relations sexuelles, j’aime bien cela aussi. Mais quand il m’approche le soir, je n’ai pas vraiment envie de sexe. J’ai plutôt envie de dormir. Je pense d’ailleurs être assez normale : j’en ai discuté avec mes amies, elles ont souvent le même problème. Mon mari m’apportait le comprimé, quatre heures à l’avance, le samedi. C’était bien, je pouvais ainsi prévoir qu’il voudrait un rapport ce soir-là et j’apprécie de ne prendre le médicament que lorsque j’en ai besoin. » Le jour où elle estimera qu’elle peut s’en abstenir, ce monsieur n’ira-t-il pas suggérer qu’avec un petit peu de chimie, c’était tout de même mieux, car tout de même « t’es beaucoup plus débridée avec » ?
Bref, on ne peut qu’imaginer les pressions sociale, conjugale, médicale et bien d’autres encore.

LES APPRENTIS SORCIERS

En voulant traiter l’intimité de la femme, dans le but qu’elle devienne performante, disponible sexuellement, la médecine voudrait une fois de plus mettre nos vies entre ses mains. Je les entends se frotter les mains, eux qui jusqu’ici n’ont fait que survoler les recherches académiques à ce sujet. Pourquoi s’intéresser à la jouissance féminine étant donné qu’elle ne joue en rien sur la procréation, donc à la survie de notre espèce, si pourrie soit-elle ? Il y a bien les recherches de Master, Johnson et quelques autres qui ont effectivement mis un pied à l’étrier, mais rien de comparable avec l’étude de l’érection masculine, qui elle, permet de procréer.
Il est intolérable que la médecine occidentale ne nous considère pas dans notre ensemble mais plutôt qu’elle s’acharne à nous traiter, nous diagnostiquer, nous découper en tranches, comme du saucisson.
En modifiant toute notre structure hormonale, nos corps sont une fois de plus le champ de bataille sur lequel ces apprentis sorciers ont jeté leur dévolu chimique. Et à long terme, dans dix ans, il se passe quoi ?

La vie est constituée de plein de petites cases, le tout forme comme un Rubik’s-Cube. Chercher la combinaison parfaite peut parfois prendre bien des années. Plutôt que de trouver comment combiner tout cela, les scientifiques arrivent avec leurs gros sabots et viennent se permettre de peinturlurer notre Rubik’s-Cube à coup de bombes. Comme par magie, la combinaison serait parfaite, unicolore.
Mais j’ai envie de dire que ce n’est pas du jeu, car la matrice que vous nous proposez est monochrome. Alors tu te retrouves avec ce beau petit objet, qu’il n’y a plus qu’à mettre sur la cheminée accompagné de son joli napperon assorti.

À la lecture de cet article, j’hésite à me pointer chez Libération armée d’un fusil de chasse, ne serait-ce que pour l’engouement qu’ils portent à cette invention quelque peu dégueulasse, ou peut-être chez ce cher Docteur Tuiten en passant par la FDA, mais là, pour le coup, la route est plus longue.
Et encore une fois, les dealers de la croix verte vont pouvoir amasser un max de thunes.
Pour résumer, le sexe est codifié, cadré dans la norme hétérosexuelle et dans un lit conjugal de préférence. D’autres manières de le pratiquer seraient un signe de perte de contrôle social.
En réalité, ce traitement n’est qu’une extension de la pensée hétérosexuelle, patriarcale, normative, répressive, la pensée des gros cons. Étonnante invention, mais pas tant que cela. Une femme désirant comprendre et agir sur son manque de désir sexuel, pourrait très bien se retrouver face à un psy ou sexologue qui la recadrerait dans son rôle de femme, la femme douce et fragile, disponible et désirable. Émancipée, mais docile.
La femme polyfonctions.

S.W.