La bataille du pyjama

Retour sur une scène du film « Sainte-Anne, hôpital psychiatrique ». Le récit d’une résistance remarquable.

labatailledupyjamaUn infirmier : « A., après le repas tu remets un pyjama, d’accord ? Parce que tu sais que t’as pas le droit d’être habillée en civil, hein ? » A. se remet en bleu, mais elle a gardé son pantalon « civil » sous celui du pyjama. Elle argumente, expliquant qu’elle l’a mis pour sortir fumer une cigarette, parce qu’elle a froid.
L’infirmier : « Ah non, non. Le truc, c’est qu’à l’intérieur il fait bon, t’as pas besoin d’avoir double épaisseur de pantalon et si tu veux sortir fumer, tu te les gèles dehors ! Fumer, c’est pas un dû.
A. : – C’est une punition, c’est ça ? »
Quelques instants plus tard :
A. : « J’aurai froid, je suis sortie déjà comme ça et j’ai eu froid.
L’infirmier : – Ben tu fumeras plus vite et t’au- ras moins froid, mais tu ne gardes pas ton pantalon civil. On ne discute pas, tu l’enlèves !
– Si, on discute !
– Non, non, non. Y en a marre de discuter, d’accord ?
– On m’a demandé de mettre un pyjama, je vous
ai mis un pyjama pour vous faire plaisir.
– Non, non, je t’ai dit d’enlever les habits civils. » L’infirmier et une infirmière commencent à enlever la veste de pyjama, car A. a aussi gardé un pull dessous.
A. : « Je vous ai mis un pyjama pour vous faire plaisir, arrêtez de me faire chier ! Arrêtez de me
faire chier !
L’infirmier : – OK, je vais préparer l’injection, y aura plus de soucis, t’iras pas
fumer, on va te mettre en pyjama nous-mêmes, allez hop ! »

Deux infirmières et un autre infirmier baraqué enlèvent le pantalon « civil » de A. et lui remettent l’uniforme bleu. L’infirmier du début revient avec l’injection, mais ne participe pas.

A. : « J’ai pas compris pourquoi vous faites ça… L’infirmière plus âgée : – Mlle A., y a un règle- ment ici qu’il faut respecter.
– Oui, mais j’ai pas envie d’être ici !
– C’est pas comme ça que vous allez sortir d’ici,
hein ! C’est pas comme ça que vous allez sortir
d’ici, hein ! »
A. ne parle plus. Tournée contre le mur, elle pleure.
L’infirmière plus âgée change de comportement, elle se tourne vers l’infirmier avec l’injection : « Bon écoute, laisse tomber, je crois qu’on va la laisser…
– Ouais, mais j’ai l’air de quoi, moi maintenant ? J’ai plus de crédibilité, moi !
– Non non, ce n’est pas une question de crédibilité…
–Mais si!
– On n’en discute pas devant les patients. Tu la trouves agitée, là ? Là elle n’est pas agitée, monsieur, elle est angoissée. » Fin de la scène.

Notons au passage qu’il n’est pas non plus permis à un individu hospitalisé d’éprouver des émotions « civiles », telle par exemple que la tristesse. Celle-ci devient de l’angoisse, ou alors une humeur dépressive. La peur elle aussi devient de l’angoisse, et la colère de l’agressivité. Quant à la joie, un trouble de l’humeur ? Voilà un indicateur de plus du processus de falsification médicale qui règne intra-muros.
On retrouve la fine équipe en train de préparer un lit de contention pour A..
A. est sur son lit, immobile, elle a enlevé le pyjama bleu. Un peu plus tard elle s’est entièrement rhabillée « en civil ».

Dans la chambre d’isolement, l’infirmière : « Vous n’allez pas bien du tout !
– Si!
– Non, vous n’allez pas bien du tout ! Vous n’allez pas bien du tout, Mlle A. ! »

L’infirmière et un infirmier la déshabillent et lui remettent le pyjama de malade.

A. : « Pourquoi vous faites ça ?
– Parce que, Mlle A., vous vous mettez en danger. Vous vous mettez en danger, Mlle A., parce que vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit, et parce que vous faites n’importe quoi.
– J’ai envie de m’habiller, c’est pas n’importe quoi de s’habiller.
– Effectivement, c’est pas n’importe quoi ; seulement je vous ai expliqué, Mlle A., qu’il y avait un règlement et qu’il fallait le respecter. Vous m’avez dit : je vais déchirer le pyjama, prendre l’élastique pour faire vous allez voir quoi… Et on ne peut pas vous laisser vous promener en petite culotte, vous êtes à l’hôpital et il y a des hommes. On ne peut pas vous laisser faire n’importe quoi !
– On va m’étrangler.
– Non, on ne va pas vous étrangler, personne ne va vous étrangler ici.
L’infirmier : – Ça va vous aider la contention, un petit peu, parce que vous êtes dispersée…
– Je ne suis pas dispersée, c’est vous qui êtes dispersés.
L’infirmière : – Et je pense que ça va vous permettre aussi de vous reposer un petit peu…
– Mais qu’est-ce que vous me faites ? Pourquoi vous me faites ça ? Pourquoi vous me faites ça ? Pourquoi ?
– Mlle A., on n’est pas en train de vous faire du mal, on est en train de vous protéger de vous-même là…
– Mais qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai rien fait !
– Vous n’allez pas bien, Mlle A., et vous vous mettez en danger. On ne peut pas vous laisser faire n’importe quoi, c’est pas possible.
– Mais j’ai rien fait. Et votre principe de précaution, il est où ?
– Justement, c’est ça, Mlle A..
– Et ben non, il est totalement faux, votre principe de précaution !
– Justement, c’est ça, le principe de précaution.
– Je voulais juste vous montrer c’est quoi votre problème [avec] l’élastique ; l’élastique, c’est votre peur !
– C’est mon cœur ?
– Peur!
– Oui, et alors pourquoi ?
– Pourquoi ? Parce que je peux m’étrangler !
– Ah ben voilà!
– Mais moi j’ai essayé de m’étrangler, je ne re- commencerai jamais.
– Ah bon, quand est-ce que vous avez essayé de vous étrangler ?
– En Bulgarie.
L’infirmier : – Ah, c’est nouveau, ça.
L’infirmière : – Pourquoi ?
– Parce que… C’est une bêtise.
– Et pourquoi vous avez fait ça ?
– Parce que c’était une bêtise… parce que je voulais mourir, je voulais… y fallait que je teste le moyen de bon pour mourir et…
– Et là vous voulez tester quoi ? Vous vouliez tester la solidité de l’élastique, là ? Est-ce que vous voulez boire ? [Mlle A. est maintenant attachée au lit]
– Moi, je veux mourir !
– Ah ben voilà ! Comme en Bulgarie, quand vous avez essayé ?
– Moi, je veux voir mon mari d’abord. Je veux voir mon mari, c’est la première chose.
– Mlle A., vous allez voir le médecin tout à l’heure. Je pense que ça va vous faire un petit peu de bien d’être contenue, parce que vous allez pouvoir dormir un petit peu et vous reposer…
– Je veux pas voir le médecin encore, je veux voir mon mari.
– C’est le médecin qui vous autorisera ou non à voir votre mari, donc il va falloir le voir, le médecin…
– En plus une autorisation de médecin de voir mon mari ? Je suis désolée, c’est…
– Mlle A., je pense que vous aurez un petit peu de Tercian tout à l’heure, parce que je crois que ça vous calme un peu…
– Vous vous croyez tout permis !
–Non!
– Si ! Imaginez-vous à ma place !
– Oui justement, j’imagine. Et je pense que vous n’allez pas bien du tout. Et je pense que juste- ment si vous étiez à la mienne, c’est ce que vous auriez fait !
–Non!
–Si, si!»

Capture d’écran 2014-05-28 à 14.43.00
Très probablement A. vient d’arriver dans ce service. Au commencement, elle est tranquille et son comportement est conforme aux critères de normalité. Survient l’injonction vestimentaire, à laquelle A. répond intelligemment par un compromis : à la fois l’uniforme et le « civil ». Résultat elle est déshabillée et rhabillée de force, moralement blessée. Et a échappé de peu à une injection de neuroleptique. Les choses auraient très bien pu en rester là.
Mais A. s’engage pleinement dans la voie de la résistance en utilisant l’objet pyjama et en le retournant contre ses agresseurs. Elle répond au dispositif médico-disciplinaire qui lui est imposé en investissant le registre médical contre la force disciplinaire qui l’a agressée : je n’en veux pas de votre pyjama car il m’est tout à fait possible d’en prendre l’élastique pour tenter de m’étrangler ! Cette séquence s’est très probablement déroulée, puisque l’infirmière y fait référence par la suite, mais soit elle n’a pas été filmée, soit n’a pas été retenue au montage. Cela redéclenche la mécanique disciplinaire, sous l’alibi du médical cette fois : c’est la chambre d’isolement et la contention qui se préparent… Et A. poursuit dans le même registre : vous invoquez mes soi-disant
symptômes et plus particulièrement ma tendance suicidaire en répétant bêtement « vous vous mettez en danger, vous vous mettez en danger » eh bien je vais vous servir ça en grand sur un plateau ! Je vais vous faire la totale ! Écoutez ça : « Moi, je veux mourir ! »
En fabriquant ainsi – mais au seul niveau du discours – le symptôme demandé, A. donne à voir le mécanisme aberrant de l’intrication médico-disciplinaire qui du côté de la discipline veut faire disparaître les signes d’anormalité et du côté médical tend à fabriquer du symptôme. Mais le plus remarquable est que A., qui là pour l’essentiel maîtrise ce qu’elle fait, révèle le sens de son action en même temps qu’elle agit (!) : « Je voulais juste vous montrer c’est quoi votre problème [avec] l’élastique ; l’élastique, c’est votre peur ! » Autant donner du caviar à un cochon, le pouvoir psychiatrique ne peut l’entendre, d’où le lapsus : « – C’est mon cœur ? » Il ne peut l’entendre, car ce serait reconnaître que cette bataille, il l’a perdue, réduit au seul rôle de manutentionnaire dans une contention orchestrée par la soit-disant patiente! Manutentionnaire manipulé. Mis devant l’évidence que sa pratique médicale, intriquée à celle disciplinaire, marche sur la tête ! Qu’elle est éminemment pathogène ! Magnifique démonstration par l’absurde. Remarquable résistance. Mais la plupart du temps l’affrontement, imposé par un pouvoir qui, à l’intérieur des murs, utilise des armes d’un autre temps, ne tourne pas à l’avantage des psychiatrisé-e-s. Ce pouvoir reste donc inacceptable.

J.