Une forme d’illumination comme une autre

Ce texte est issu d’un entretien avec un ami ayant vécu un « délire » il y a plusieurs années. Il revient ici sur les prémisses de son état dit délirant.

J’ai commencé par dormir très peu, c’était à l’époque où je fumais pas mal de joints avec des amis. Ça a débuté avec de l’euphorie : quelque chose s’est emballé. Euphorie, je ne sais pas si c’est le mot. Enthousiasme, en tout cas. De l’exaltation, ajoutée au fait de ne pas dormir.
illuminationC’est arrivé en février, si je me souviens bien. À l’époque, je suivais des cours dans une école de jazz, depuis 4 ou 5 mois déjà. J’étudiais le piano et je me suis mis à découvrir une nouvelle façon de jouer. Ça a été un des premiers éléments déclencheurs. Il y a un moment, comme tu as pratiqué des accords, des thèmes différents, tu commences à avoir ça dans les mains, tu as emmagasiné un peu de connaissances. Et ce qu’il y a, c’est que j’ai pris conscience de ça en un coup. Du jour au lendemain, littéralement. La première fois j’avais décidé, pour voir, de jouer sans cadre prédéterminé, sans partir d’un morceau ou de quoi que ce soit. Juste s’asseoir à son piano et commencer à pianoter sans se soucier de l’harmonie ni d’autre chose. Et en fait ça donnait des choses vrai- ment intéressantes. Je prenais conscience de nouvelles possibilités. C’était vraiment chouette. Je me rendais compte que je pouvais improviser totalement pendant une longue période, une heure par exemple, et y prendre plaisir. En plus comme c’était une nouvelle découverte, c’était très enthousiasmant. Ce dont je me souviens, c’est que j’ai montré ça à mon prof, et il était très enthousiaste lui aussi. Il m’a fait une liste des compositeurs que je devais écouter.
C’est ce jour-là, le jour du cours de piano, que ça a commencé à s’emballer. Je pensais à plein de choses ! Enfin oui, c’est des bouffées maniaques. Tu passes tellement de temps à te poser des questions sur le monde, la vie, tout ça… A un moment il faut que ça sorte. Ça peut sortir de plein de manières, ça dé- pend. Si tu crées, si tu composes des morceaux, ça peut sortir comme ça petit-à-petit, et parfois ça peut aussi sortir de façon plus dangereuse, parce que tout sort en même temps. D’ailleurs je me souviens que théoriquement, il y avait des idées intéressantes. On peut expliquer les choses rationnellement, le fait que je n’avais pas assez dormi et tout ça, le fait que je suis entré dans un état reconnu cliniquement comme délirant, mais ça reste une forme d’illumination comme une autre.
Je me souviens que je lisais un livre qui m’avait marqué, Les Chimpanzés et Moi de Jane Goodall, une femme qui a étudié les chimpanzés dans les années soixante. Elle décrit bien cette société, tout à fait complexe comme n’importe quelle société. Et quelque chose m’avait frappé. Elle observe que les jeunes chimpanzés sont toujours occupés à jouer, et tout ce temps qu’ils pas- sent à jouer les rend familiers avec la jungle, avec les lianes, avec le fait de sauter, de s’accrocher : très vite ils deviennent complètement à l’aise. Ce serait impossible que l’un d’eux rate une liane. C’est cette idée du jeu qui m’a tout à coup… en me mettant tout à coup à jouer du piano sans… en jouant, comme ça, sans me poser de questions, ça rejoignait l’idée qu’il fallait tout prendre dans le sens du jeu. Une espèce de légèreté. Une nouvelle façon de voir les choses.

C’est par le plaisir que l’on apprend. Les enfants jouent, ils ont du plaisir à jouer, et c’est justement par là que les choses se passent. C’est par là qu’ils vivent le monde. C’est tout à fait à l’opposé de l’idée de travailler pour apprendre, pour devenir bon. En plus, c’est une idée que tu subis beaucoup quand tu étudies un instrument. Tu vois des gens qui jouent mille fois mieux que toi, tu te dis oh putain, toutes les heures de pratique qu’il me reste à faire… Comme on est beaucoup dans une société comme ça, tu penses toujours que tu ne pratiques pas assez, que tu pourrais passer plus de temps devant ton piano. Et là tout d’un coup, c’est passé de l’autre côté. La question ce n’était plus de travailler pour progresser, mais bien de jouer. Le fait de jouer du piano me procurait déjà immédiatement du plaisir. Il n’était donc plus question de pratiquer une seconde. Ce que je veux dire, ce n’est pas qu’arrivé à un certain niveau de connaissance de l’instrument j’étais enfin capable de prendre du plaisir à en jouer. C’est plutôt l’inverse : la conversion s’est faite sur le plan théorique d’abord. C’est en partant de la notion de jeu telle qu’elle est abordée dans Les Chimpanzés et Moi, et en la confrontant à mon expérience d’apprenti musicien, que j’ai été capable de comprendre que plus jamais je n’aurais à pratiquer, que plus jamais je n’aurais à m’entraîner, qu’il n’était plus question que de jouer. Le fait qu’on dise jouer du piano tombait bien, évidemment. Ça confirmait de façon extérieure et donc inattaquable la théorie. Je me souviens d’ailleurs m’être mis à délirer là-dessus.

Je crois que c’est à partir de ce jour- là, du cours de piano, que j’ai commencé à ne plus dormir. Ou alors… si je me souviens bien… oui, j’avais déjà très peu dormi la veille … genre deux heures ou quoi. (J’avais été à une soirée chez des amis). Quand tu as peu dormi, tu fais les choses de façon beaucoup plus directe. Le temps que tu réalises que tu veux faire quelque chose, tu es déjà en train de le faire. Du coup il y a une sorte d’assurance et d’évidence dans ce que tu fais. Et aussi dans ce que tu dis : tu as l’impression que ça tombe plus juste, doté exactement de la bonne nuance métaphorique. C’est le geste juste qui s’impose à toi, sans que tu n’aies rien à faire.

Alors ça, ajouté au fait que je venais de trouver une nouvelle façon de jouer qui m’enthousiasmait, et au fait que je développais une théorie sur l’idée que tout n’est que jeux et improvisation, tu penses que j’avais de quoi commencer à m’envoler…

Donc, le jour du cours de piano, en même temps il y avait cet enthousiasme d’avoir découvert un nouvel angle, une autre approche du monde, et en même temps je me suis mis, soudain, à avoir peur qu’il m’arrive quelque chose, à avoir peur de mourir. Comme tout était improvisation, il fallait du coup faire très attention : n’importe quoi pouvait m’arriver. Donc je commençais à avoir cette hantise qu’il m’arrive un accident, que je me fasse renverser par une voiture par exemple. En plus, comme je venais de découvrir quelque chose d’intéressant, c’était vraiment pas le moment. C’est comme si, étant conscient pour la première fois d’une nouvelle dimension de la vie, (sa dimension immédiate), la mort m’apparaissait tout à coup comme quelque chose de vraiment inquiétant. On voit que, à marcher en rue (je rentrais du cours de piano) et à être obsédé par la crainte qu’il m’arrive quelque chose à tout moment, j’étais déjà en plein délire. C’est intéressant parce que le fait de se braquer sur la mort était déjà un signe de délire, et en même temps on peut voir ça comme le signe de la conscience, à un certain niveau, de mon état délirant : tu es dans un état dangereux, fais attention à toi. C’est-à-dire que les signaux d’alerte sont effectivement envoyés, mais déjà à travers la moulinette du délire.

Du coup la nuit suivante j’ai été incapable de m’endormir, cette idée d’une mort possible m’étant insupportable. Ce n’est pas du tout l’éventualité que je ne me réveille pas qui m’effrayait (la question n’était pas là, il n’y avait pas spécialement d’analogie entre dormir et mourir). C’est simplement que je n’arrivais pas à m’endormir : l’idée de la mort était trop effrayante pour trouver le repos. Donc je suppose qu’à partir de ce moment, avec deux heures de sommeil sur quarante huit heures et dans l’état où j’étais, la machine était emballée.
J’ai commencé à développer des idées plus franchement délirantes. Des théories maniaques. Tu imagines que tout est centré autour de toi. Des gens que tu vois sont en fait des acteurs. Leur rôle apparent n’est qu’une façade. Ils font en réalité partie d’une grande confrérie internationale et ils t’ont repéré comme un des leurs. Ou sans doute que tout ça est prévu depuis très longtemps. Tu as été préparé, éduqué, même à l’insu de tes parents, pour un jour entrer dans leur cercle. Et ce jour est proche. Bientôt tu recevras un signe ; ils t’appelleront et tu seras initié.

H.

Parole de chamelle

Ce texte est issu d’un entretien avec H., nous avons discuté, à partir du titre « Sans Remède », de la prise de médicaments et échangé sur son expérience.

chamelleLes Chamelles, c’est un groupe de trois femmes qui ont un passé plus ou moins récent en psychiatrie, on se voit depuis le printemps 2009. On a des parcours très différents. On se rencontre de manière irrégulière, et informelle.
Au départ, à la Case de Santé (1), il y a une salle qui sert de cantine occasionnelle, de lieu de réunion… J’ai eu un jour une discussion avec une femme qui était comme moi patiente de la Case, c’est là qu’est arrivée l’idée de constituer un groupe de patient-es. J’ai un peu écrit ce que pourrait être ce groupe, et je l’ai envoyé à des usagers de la Case qui pourraient être intéressés. J’ai eu leurs adresses par des soignants de la Case qui soutenaient la démarche ; ils ont obtenu l’accord des gens pour que je les contacte. Sur environ dix personnes, deux ont répondu présent pour la première rencontre.
On m’a parlé des Groupes d’Entraide Mutuelle, mais ça me semblait trop structuré, et trop avec des encadrants professionnels. J’avais envie de parler librement sans regards extérieurs qui viendraient comme au zoo voir qui sont ces fous… Moi, j’avais pas envie d’un groupe de parole où on se prendrait la violence des discours de ceux qui ont un avis sur les médocs, sur les médecins… sans être directement concernés. C’est pour ça qu’on s’est montées en groupe « d’auto-support », pour se préserver des préjugés et des soignants. C’est pas évident parce qu’il y a en a que la présence des soignants rassure, ce qui explique peut-être qu’on est que trois. Nous, ce qu’on a trouvé comme avantage, c’est l’évidence de notre commun né de l’expérience des médocs, des effets secondaires, des rapports avec les infirmiers, de nos délires, mystiques ou pas, des délires de complots… C’est pas que de la souffrance. C’est drôle aussi. On s’imite les psys… On échange nos expériences et nos avis. Y’a toujours ce truc de l’absence de jugement qui est hyper important.

On ne prétend pas que notre groupe est thérapeutique. Comme il n’y a pas de regard extérieur, rien n’est interprété, c’est pas performatif. Par exemple, dans un groupe d’art thérapie, si je fais un dessin, un soignant va en faire une lecture. Je fais une jolie maison : ça veut dire ci ou ça… Ça pervertit l’intérêt du processus de la parole, qui doit être libre, et pas chercher à satisfaire une autorité présente. Au début, je voulais faire beaucoup plus, mais j’avais pas réalisé que c’était déjà faire de parler. Ça nous a déjà pris un an de nous renconter, nous raconter nos parcours…

On a pas toutes l’habitude d’écrire des textes collectifs. Mais on a de quoi faire un bouquin. Maintenant on a pour projet d’écrire un texte sur les effets secondaires des médocs, avec des trucs et astuces pour atténuer les effets, informer… C’est pris à la légère par les psys les prises de poids, comment les médocs jouent sur les hormones, comment aussi, une personne qui a des troubles depuis vingt ans se connaît, connaît les ajustements pour les dosages, ce qu’il lui faut, ce qu’elle supporte mal…

Refuser le médicament ou le gober, ça suffit pas, il faut affiner. Je me suis pas mal mis la pression toute seule quand s’est posée pour moi la question : si je prends ce médoc, est-ce que je vais être mal vue par les squatters militants ? (dont je cherche la reconnaissance), est-ce que je vais passer pour une faible, qui abandonne, consentante, son cerveau au système ? qui va désormais s’employer à casser sa vraie personnalité… Ça veut dire quoi ma vraie personnalité ? Pour moi, on se constitue dans des rapports, par la socialisation, quand ton délire te coupe complètement de ça et te fait partir en vrille dans un sous-bois pour vivre le délire à fond, parce que le délire et sa solitude sont très attirants aussi, qu’est-ce qui reste de ta personnalité, coupé de tous les autres et réduit au délire ? J’ai parlé du regard des autres comme une peur, mais le regard de quelqu’un peut aussi être l’hameçon qui t’em- pêche de partir dans les sous-bois.
Aujourd’hui j’ai arrêté le médoc depuis un an et demi, avec l’accord d’un psychiatre, après cinq ans sans épisodes délirants.

H.

Notes :

(1) La Case de Santé est un centre de santé de quartier ouvert à tou-te-s, quelle que soit la condition sociale. (retour au texte)

On va leur taper sur les nerfs nous aussi

J’ai rencontré V. en 2008 à “L’Établissement Public de Santé Mentale” de St Venant (62). Les récits ci-dessous sont issus d’entretiens et prises de notes choisis ensemble.

HP

tapersurlesnerfsQuand je suis arrivée j’ai vu le médecin-psychiatre. Elle a dit qu’il me fallait un traitement.
Elle avait une seule feuille, d’un côté le traitement, de l’autre côté, les activités.Elle m’a mis de l’atarax, du valium, du dipiperan en gouttes, et du xanax. Au début je voulais pas les pren- dre, mais on m’a dit “c’est pour votre bien”.
J’ai eu la tête qui tournait, tout le corps qui tremble, des suées alors j’ai dit à la psy “ça va pas c’est insupportable”, elle a dit que c’était normal, que c’était le début du traitement, que ça allait durer quelques semaines, c’est tout !

Quand je suis arrivée, je pesais 56 kilos, en quelques semaines j’ai pris 7 kilos. Le dipiperan ça donne faim et soif, ça fait grossir.
Y’a aussi un médoc qui fait des montées de lait, et y’en a un autre qui fait trembler.
Fais gaffe aux médicaments qu’on te donne, faut savoir ce que ça te fais et à quoi ça sert.

À l’étage

Je voulais pas les prendre et j’ai foutu le bordel.
Alors ma psy m’a mise à l’étage. A l’étage, ça veut dire on descend pas avec les autres, on fait pas les activités, on reste dans la salle télé, on a pas le droit de faire de relaxation, pas le droit de fumer.
Le soir j’ai mis mon briquet dans ma chaussure, j’ai fumé dans les toilettes de ma chambre mais je me suis fait attraper, ils m’ont mise en isolement.

Isolement

Au début ils m’ont attachée sur un fauteuil, j’avais des fourmis dans les jambes, j’ai cassé le fauteuil. Ils m’ont injecté un produit qui faisait dormir, ils m’ont enfermée pendant une semaine. Le lit il est accroché par terre avec des vis tu peux rien casser. Y’a une fenêtre mais ils ont mis du collant avec des carrés et des petites croix on peut pas voir dehors.
Une fois j’ai vu un camion de flics arriver avec un détenu qu’ils ont mis en isolement. Il a demandé à fumer une clope il en pouvait plus.
Ils l’ont fait attendre longtemps, et quand ils l’ont fait descendre, il a mis un énorme coup de tête dans la porte en verre. Il a rien eu, la porte en verre elle a explosé.

Foyer “ espoir et vie ”

C’est tous les jours pareil :
Au matin, 6h debout, 6h30 dans la douche, petit déjeuner avant 8h. A midi, 11h, le traitement, 11h30 on mange, de 13h à 14h, temps calme.
De 14h à 17h, ateliers.
Entre 17h et 18h30 on a le droit de sortir.
Le soir, traitement à 18h30, 19h repas.
Au lit à 22h, 23h maximum.
On est tous majeurs, mais on a pas le droit d’avoir des rapports sexuels, ni d’avoir un copain, et on peut pas faire visiter notre chambre.On est par chambre de deux ou trois filles, on est neuf filles.
On a pas le droit d’inviter une copine d’une autre chambre pour écouter de la musique ou discuter…
Un coup on s’est dit venez les filles on va se voir quand même. Y’a une éduc qui vient : “Vous sortez ou vous serez interdites de sortie.”( ! )
Elle nous a obligé à être chacune dans notre chambre alors on s’est dit : “On va leur taper sur les nerfs nous aussi, on va merder leurs activités en faisant rien”.
On a fait ça pendant une semaine, quand ils nous demandaient pourquoi : “Vous êtes pas au courant, on fait grève !”
Le directeur a levé l’interdiction de sortie, mais on peut toujours pas s’inviter dans nos chambres.

A l’assiette !

Une fois j’avais acheté six paquets de chips ils ont dit : “ On va te mettre à l’assiette ”.
A l’assiette, ça veut dire on est assis, on va chercher le traitement, et quand ils nous appellent, on va à la cuisine chercher notre assiette qu’est déjà servie. Y’a une infirmière, elle m’a dit devant tout le monde : “ T’es à l’assiette, faut bien comprendre, c’est fini les petits pains, les merveilleux…”.

Les “ activités ”

-Y’a quoi comme activités au foyer ?
-Y’a menuiserie, peinture en bâtiment, jardinage, maths, français, cuisine, truc pour les traitements, truc pour les budgets, repassage, couture, hôtellerie, musique, caméra, hygiène de vie, encartage et distribution.
– Hygiène de vie ?
-Ouais, on doit vider toute notre armoire, on nettoie toutes les planches avec le spray et un chiffon, et on remet le linge…
-C’est quoi encartage et distribution ?
-Y’a un hangar à côté du foyer c’est pour le journal gratuit, on est payés pour mettre les pubs dans le journal, plier puis on distribue.
-C’est obligatoire ?
-Ils disent que non, mais quand on fait rien au bout de plusieurs fois on a un fax.
-C’est quoi un fax ?
-Ben ils notent sur un papier ce qu’on a fait et quand on en a trois, on a pas le droit de sortir.

Je crois en rien, mais la mort ça c’est réel.
En Septembre c’est l’anniversaire de la mort de ma mère, ils veulent pas que je sois triste, mais j’ai encore le droit d’avoir de la peine.