Retour sur le S.P.K.

Nous n’avons pas la prétention ici de décortiquer un mouvement, mais d’en présenter quelques lignes, dont le caractère offensif nous a plus. Nous joignons la préface écrite par Jean-Paul Sartre du livre du S.P.K. Faire de la maladie une arme qui nous semble éclairer les propos très théoriques du S.P.K. (Sozialistisches PatientenKollectiv / Collectif socialiste de patients). Nous ne reprenons pas à notre compte l’intégralité de l’analyse théorique de ce groupe marxiste. Il nous semble que la part de gestion sociale assurée par le pouvoir psychiatrique n’est pas assez prise en considération dans leurs analyses. C’est un exemple allemand d’antipsychiatrie dont la singularité est de replier complètement la critique du psychiatrique sur celle des rapports de production capitalistes.

Le S.P.K. est un collectif qui s’est constitué au début de l’année 1970 dans la clinique psychiatrique universitaire de Heidelberg, et ce autour du psychiatre Huber. Ils ont mené un certain nombre d’actions, notamment ils occupèrent leur clinique, qui devint leur local. Ce groupe s’inscrit dans les mouvements diffus qui traversaient l’Europe et qui visaient à critiquer la psychiatrie. Ce mouvement, dans sa forme primitive, a duré jusqu’à la fin de l’année 1972 et l’arrestation de Huber, qui fut condamné à 4 ans et demi de prison pour « association criminelle ». Le S.P.K. lui-même n’a été à aucun moment ni condamné ni interdit. Pour autant ça n’a pas empêché une répression violente (1) de s’abattre sur ses membres. Le mouvement perdura et existe encore actuellement sous une autre forme.

Chers camarades,
cerveauJ’ai lu votre livre avec le plus grand intérêt. J’y ai trouvé non seulement l’unique radicalisation possible de l’anti-psychiatrie mais une pratique cohérente qui vise à se substituer aux prétendues « cures » de la maladie mentale.

Ce que Marx appelait l’aliénation, fait général dans une société capitaliste, il semble que vous lui donniez le nom de maladie, à prendre les choses en gros. Il me paraît que vous avez raison. En 1845, Engels écrivait dans Situation de la classe laborieuse : « (l’industrialisation a créé un monde tel que) seule une race déshumanisée, dégradée, rabaissée à un niveau bestial, tant du point de vue intellectuel que du point de vue moral, physiquement morbide peut s’y retrouver chez soi. » Comme les forces atomisantes s’appliquaient à dégrader systématiquement une classe d’hommes en sous-hommes, de l’extérieur et de l’intérieur, on peut comprendre que l’ensemble des personnes dont parle Engels aient été affectées de la « maladie » qui peut se saisir à la fois et tout ensemble comme un dommage qu’on a fait subir aux salariés et comme une révolte de la vie contre ce dommage qui tend à les réduire à la condition d’objet. Depuis 1845, les choses ont profondément changé mais l’aliénation demeure et elle demeurera aussi longtemps que le système capitaliste car elle est, comme vous le dites, « condition et résultat » de la production économique. La maladie, dites vous, est la seule forme de vie possible dans le capitalisme. Du coup, le psychiatre, qui est un salarié, est un malade comme tout le monde. Simplement la classe dirigeante lui donne le pouvoir de « guérir » ou d’interner. La « guérison », cela va de soi, ne peut être, dans notre régime, la suppression de la maladie: c’est la capacité de continuer à produire tout en restant malade. Dans notre société il y a donc les sains et les guéris (deux catégories de malades qui s’ignorent et observent les normes de la production) et, d’autre part, les « malades » reconnus, ceux qu’une trouble révolte met hors d’état de produire contre un salaire et qu’on livre au psychiatre. Ce policier commence par les mettre hors la loi en leur refusant les droits les plus élémentaires. Il est naturellement complice des forces atomisantes: il envisage les cas individuels isolément comme si les troubles psychonévrotiques étaient des tares propres à certaines subjectivités, des destins particuliers. Rapprochant alors des malades qui paraissent se ressembler en tant que singularité il étudie des conduites diverses – qui ne sont que des effets – et les relie entre elles, constituant ainsi des entités nosologiques qu’il traite comme des maladies et soumet ensuite à une classification. Le malade est donc atomisé en tant que malade et rejeté dans une catégorie particulière (schizophrénie, paranoïa, etc.) dans laquelle se trouvent d’autres malades qui ne peuvent avoir de rapport social avec lui parce qu’ils sont tous considérés comme des exemplaires identiques d’une même psycho- névrose. Vous, cependant, vous vous êtes proposés, par delà la variété des effets de venir au fait fondamental et collectif: la maladie « mentale » est liée indissolublement au système capitaliste que transforme la force de travail en marchandise et par conséquent, les salariés en choses (Verdinglichung). Il vous paraît que l’isolement des malades ne peut que poursuivre l’atomisation commencée au niveau des relations de production et que dans la mesure où les patients, dans leur révolte, réclament obscurément une société autre, il convient qu’ils soient ensemble et qu’ils agissent les uns sur les autres et par les autres, bref, qu’ils constituent un collectif socialiste. Et puisque le « psychiatre » est lui aussi un malade vous vous refusez à considérer le malade et le médecin comme deux individus organiquement séparés: cette distinction, en effet, a toujours eu pour effet de faire du « psychiatre » le seul signifiant et du malade isolé et mis hors la loi le seul signifié donc le pur objet. Vous considérez, au contraire, la relation patient-médecin comme une liaison dialectique qu’on trouve en chacun et qui, selon la conjoncture, une fois les malades réunis, manifestera surtout l’un ou l’autre de ces deux termes dans la mesure où les patients insisteront davantage sur les éléments réactionnaires de la maladie ou dans celle où ils prennent davantage conscience de leur révolte et de leurs vrais besoins, niés ou défigurés par la société. Il devient nécessaire puisque la maladie, par-delà les divers effets, est une contradiction commune et puisque chaque individu est un signifiant-signifié, de mettre les malades ensemble pour qu’ils dégagent les uns par les autres les éléments réactionnaires de la maladie (p.ex. idéologie bourgeoise) et les éléments progressistes (exigence d’une société autre dont la fin suprême soit l’homme et non plus le profit). Il va de soi que ces collectifs ne visent pas à guérir puisque la maladie est produite en tout homme par le capitalisme et que la «guérison» psychiatrique n’est qu’une réintégration des malades dans notre société mais qu’ils tendent à pousser la maladie vers son épanouissement c’est-à- dire vers le moment où elle deviendra, par la prise de conscience commune,une force révolutionnaire.

Ce qui me paraît saisissant dans le SPK c’est que les patients sans médecin individuel – c’est-à-dire sans pôle individué des significations – établissent des relations humaines et s’aident les uns les autres à une prise de conscience de leur situation en se regardant dans les yeux, c’est-à-dire en tant que sujets signifiants-signifiés alors que dans la forme moderniste de la psychiatrie, la psychanalyse, le malade ne regarde personne et que le médecin est placé derrière lui pour enregistrer ses propos et pour les grouper comme il l’entend, cette détermination spatiale du rapport patient-médecin mettant le premier dans la situation d’un pur objet et faisant du second le signifiant absolu, déchiffrant le discours de la maladie par une herméneutique dont il prétend avoir seul le secret.

Je suis heureux d’avoir compris le progrès réel que le SPK constitue. En appréciant vos recherches je comprends aussi qu’elles vous exposent à la pire répression de la société capitaliste et qu’elles doivent déchaîner contre vous, outre les représentants de la « culture », les politiques et les policiers.Il vous faudra lutter par tous les moyens car les dirigeants de notre société prétendent vous empêcher de poursuivre vos travaux pratiques. Fut-ce en vous accusant gratuitement de conspiration. Ce n’est pas sur des emprisonnements imbéciles qu’on vous jugera mais sur les résultats que vous aurez obtenus.

Jean-Paul Sartre
17 avril 1972

Onze fois la maladie

  1. La maladie est la condition et le résultat des rapports de production capitalistes.
  2. En tant que condition de rapports de production capitalistes, la maladie est force productive pour le capital.
  3. En tant que résultat des rapports de production capitalistes, la maladie est, sous sa forme développée de protestation de la vie contre le capital, force productive révolutionnaire pour les hommes.
  4. La maladie est la seule forme possible de « vie » sous le capitalisme.
  5. Maladie et capital sont identiques : l’intensité et l’étendue de la maladie augmentent à mesure que s’accumule le capital mort, – mouvement qui va de pair avec la destruction du travail humain, appelée destruction du capital humain.
  6. Les rapports de production capitalistes impliquent la transformation du travail vivant en matériau mort (marchandise, capital). la maladie est l’expression de ce processus en perpétuelle extension centrifuge.
  7. En tant que chômage voilé et sous la forme des charges sociales, la maladie est le tampon des crises dans le capitalisme développé.
  8. La maladie sous la forme non développée, l’inhibition, est la prison intérieure de l’individu.
  9. Si on retire aux instances de l’appareil de santé l’administration, l’utilisation et la conservation de la maladie, et si celle-ci prend la forme de la résistance collective des patients, l’état doit alors passer à l’attaque et remplacer l’absence de prison intérieure des patients par de « éritables » prisons extérieures.
  10. L’appareil de santé peut s’occuper de la maladie à la seule condition que le patient n’ait aucun droit.
  11. La santé est une chimère biologico-fasciste qui a pour fonction de voiler la nécessité sociale de la maladie et sa fonction aux yeux des abrutisseurs et des abrutis de ce monde.

in SPK, Faire de la maladie une arme, Champ libre, 1973, p.17

Notes:
(1) « Le 21 juillet 1971, plusieurs centaines de policiers armés, transportés par hélicoptères, faisaient irruption dans les locaux du S.P.K. qui alors regroupait environ cinq cents patients. Onze d’entre eux étaient emprisonnés, huit seulement allaient être remis en liberté… ».
SPK, Faire de la maladie une arme, Champ libre, 1973. (retour au texte)

Paroles de retenus…

arton996Paroles de retenus depuis la prison pour étrangers de Vincennes, est une brochure publiée en 2012 par un groupe de personnes qui ont décidé d’appeler les cabines publiques du Centre de rétention administratif (CRA) suite à une manifestation. Ils expliquent leur démarche: « Il nous semblait important d’avoir le ressenti des retenus par rapport à la manif’, savoir ce qui c’était passé à l’intérieur à ce moment-là. Nous avons par la suite entretenu un contact régulier avec des retenus pendant plusieurs mois. (…)
Être régulièrement en contact avec les retenus permet tout d’abord de faire sortir leur parole de ces lieux d’enfermement, sans la médiation des associations qui collaborent à l’intérieur ou de celle des flics.(…)Relayer la parole des retenus est un moyen d’estomper le flou entretenu autour de ces lieux et d’être au courant des luttes à l’intérieur, nous laissant la possibilité de les soutenir. C’est donc une source de motivation réciproque, qui brise le mur entre l’intérieur et l’extérieur et permet de se sentir moins isolés, dedans comme dehors. »
La démarche des auteurs de la brochure nous a particulièrement touché-e-s car nous estimons crucial de publier des témoignages de personnes directement soumises à un pouvoir sans que ceux-ci ne soient médiés ou filtrés par ceux qui l’exercent sur elles.
Mais surtout à la lecture de ces Paroles de retenus, nous avons été interpellés par le fait que près d’un témoignage sur deux fait mention d’un rapport avec le corps médical. « Sur 30 détenus y en a 25 qui sont cachetonnés. En fait même si on essaie de discuter avec les nouveaux arrivants pour qu’ils refusent de prendre certains médicaments, les médecins incitent la plupart des gens à en prendre. Ils leur donnent du Valium, du Semesta et des substituts de drogues. Certains veulent arrêter les médicaments, les médecins les laissent tranquilles un jour, puis leur redonnent un rendez-vous le lendemain pour leur refaire prendre des médicaments. Y’a rien à faire à part dialoguer entre nous. » On voit que, dès l’arrivée au CRA, les soignants prennent en charge les retenus.
« J’ai vu le médecin, il m’a donné des médicaments, je suis pas malade, mais il m’a donné des trucs pour être tranquille. »
« L’infirmière… bah franchement les infirmières elles donnent des cachetons, les mecs ils sont comme desf ous.Tout le monde réclame des cachetons, ils prennent des cachetons pour dormir, pour ça, pour ça, pour
ça…Ils sont fous ils sont accrocs à des… On dirait on est à la Colombie ou j’sais pas. Tous les jours les mecs ils avalent n’importe quoi, des cachetons rouges, des cachetons bleus, des cachetons jaunes… J’sais pas. »
« Le Valium tu vois, y’a des gens ils sont drogués avec le Valium, ils deviennent des toxicos… »
On constate, sans trop de surprise, que les médecins ont pour rôle d’écraser toute révolte potentielle en assommant les retenus, ce qui a pour conséquence d’en rendre certains dépendants aux somnifères, aux calmants, aux antidépresseurs… Alors que ceux dont l’état de santé nécessite un traitement, ne l’obtiennent pas automatiquement.
« Moi par exemple j’ai une grippe, je tousse très fort. J’ai demandé des médicaments, ils m’en ont pas donné, ils disent qu’y’en a pas, qu’il faut se les faire amener de dehors.Par contre si tu veux des drogues et des somnifères,là y’a pas de problème ils te les donnent très facilement, tout comme les calmants. En fait y’a pas de Doliprane, Aspirine, Fervex, tout ça pour soigner un rhume, mais y’a des trucs pour te calmer, pour que tu t’énerves pas, quand tu prends ça t’es sur une autre planète. »
« J’ai vu le médecin car moi j’ai une maladie, j’ai une hépatite B. Normalement il faut que je me soigne dehors, parce que j’ai mon docteur dehors, mais non ils veulent pas me libérer, c’est comme ça. En plus j’ai un régime alimentaire, parce que cette maladie elle attaque le foie, il me faut un régime alimentaire mais ils en ont rien à foutre de moi, ils me laissent ici crever, voilà. J’ai les preuves, j’ai les ordonnances, les prises de sang, j’ai toutes les preuves. Ils me donnent pas les médicaments, ils m’ont dit « on n’a pas ton traitement ». Alors je lui ai dit « tu peux me libérer pour que je me soigne, pourquoi je reste ici ? » Il m’a rien répondu. Ici y’a que des cachets, que des calmants, c’est tout. Si t’as besoin de calmants, de drogues, des anti-stress et tout, d’accord, si t’as besoin de ça, sinon à part ça y’a rien. » Pourtant les médecins ont le pouvoir de faire sortir les retenus sur simple avis médical:
« Moi deux fois j’ai été libéré par le médecin pour cause médicale, j’ai une broche au pied. Ça arrive souvent qu’il libère des gens sur avis médical. »
Mais ce que l’on constate c’est qu’en toute conscience, le plus souvent, les médecins ramènent les détenus dans leur prison : « Y’a trois mecs qui ont fait des tentatives de suicide en deux jours, ils les ont amenés à l’hôpital et ils les ont ramenés ici après une journée à l’hôpital. »
Alors que, comme le dit très bien un retenu, quand les conditions de vie sont aussi épouvantables que dans un CRA, la médecine n’y peut rien: « Moi, je vais pas voir le médecin, moi j’ai pas besoin de cachets, moi j’ai besoin de liberté, moi j’ai besoin de voir ma fille dehors. »
Que ne se montre-t-elle sous son vrai visage, collaboratrice active de la rétention d’individus qui sont enfermés pour la simple raison qu’ils ne possèdent pas de papiers d’identité…

L’intégralité de cette brochure, qui ne parle pas que du pouvoir médical, est lisible et téléchargeable sur ici.

Contre les implants auditifs…

arton1027Contre les implants auditifs et la loi sur le dépistage ultra précoce de la surdité. Cette brochure nous aide à comprendre la problématique de la communauté sourde, son histoire, sa bataille permanente pour faire admettre sa différence linguistique et les nombreuses tentatives des pouvoirs publiques et médicaux de la réduire au seul statut de minorité d’ »handicapés ».

Cette brochure a été écrite par une interprète bilingue Français-Langue des Signes Française (LSF). Nous- mêmes, sommes entendants et non-signants, donc nous ne prétendons pas comprendre l’intégralité des enjeux des revendications de la communauté sourde française, mais un certain nombre de leurs critiques liées au pouvoir médical nous paraissent importantes à relayer. Et notamment les écrits du groupe OSS2007, « Opération de Sauvegarde des Sourds et de leur langue la LSF », qui entre autres, a écrit une lettre aux députés, au président de la République de l’époque (Sarkozy) et pour cinq de ses membres, se sont mis en grève de la faim, pour faire entendre leur voix contre l’implant cochléaire et le dépistage ultra précoce de la surdité (1). Profitons en pour redire que les Sourds ne sont pas muets mais que lorsqu’ils écrivent le français, ils s’expriment dans une langue étrangère.

Et voilà ce qu’ils disent dans leur « Lettre aux députés » (2) pour leur demander de s’opposer au projet de loi les concernant:
« Vous, presque tous, nous regardez comme des malades ! Parce que nous sommes malades, nous ne pouvons pas nous penser de manière saine. Forcément, puisque nous sommes malades, notre pensée est malade. Heureusement, devez-vous penser, que vous, qui êtes sains de corps et d’esprit puisque vous n’êtes pas handicapés, êtes là pour bien penser sur nous et agir sur et pour nous dans notre meilleur intérêt! Ce qui nous rend malades en fait,ce n’est pas notre déficit auditif mais VOTRE REGARD! Un regard qui pense sur nous, mais qui ne se confronte pas à nous, à notre réalité. (…)
Ceux qui, parmi nous, ont hélas grandi dans l’acharnement thérapeutique et éducatif centré sur la vocalisation et dans la privation de la langue visuelle sont loin des résultats attendus comparativement aux moyens investis.(…) Le résultat est qu’ils ne sont pas pour autant devenus entendants et en plus ils ont perdu la possibilité d’être bien-Sourds. Une double perte en somme… (…) Nous n’acceptons pas votre mépris sur notre langue ! (…) Le devenir des « têtes blondes » sourdes est au centre de nos préoccupations. Des vôtres sûrement. Elles, ces têtes qui rêvent, qui souffrent, qui aspirent au meilleur de la vie, ce n’est pas d’un bistouri, ni du lourd casque de la cabine de rééducation, qu’elles auraient besoin. (…) »

La lecture de la brochure nous a donné envie de chercher de plus amples informations sur la manière dont les Sourds jugent le sort qui leur est fait. Le groupe OSS2007 de Rennes publie sur internet un texte de soutien aux grévistes de la faim dont voici des extraits:
« Ce n’est pas de ne pas entendre que nous souffrons.
Notre souffrance est de ne pas être entendus.
Vous voulez nous faire entendre, nous faire parler.
Vous vous acharnez sur nos oreilles et nos cordes vocales.
Que n’inventez-vous pour chasser notre surdité ?
Depuis le premier cornet acoustique jusqu’aux manipulations génétiques, en passant par l’implant cochléaire, votre génie n’a d’égal que votre haine de notre surdité. (…)
NOUS EXISTONS !
Notre vie serait bien plus simple et plus heureuse si vous nous laissiez suivre le cours de la nature… (…) Car le monde nous apparaît hostile puisque nous ne sommes pas désirés. L’intégration nous prive de la joie bien humaine d’être ensemble, de nous retrouver entre semblables et d’être portés par le tissu vivifiant de la Communauté Sourde internationale qui compte 7 millions de membres. (…)
Pourquoi nous refusez-vous le droit d’exister non pas avec notre handicap qui en fait est une vue de votre esprit, mais avec notre différence linguistique et culturelle porteuse de mille possibles? (…) Nous savons ce qui est bon pour nous et vous n’avez pas à vous targuer de savoir ce qui est bon pour nous !
Nous n’acceptons plus de souffrir de votre bêtise, de votre aveuglement, de votre entêtement, de votre refus de nous entendre ! (…) Nous refusons d’être refusés ! »
Et quand le groupe breton appelle à la manifestation c’est dans des termes on ne peut plus clairs.
Extraits :
« NON les sourds ne veulent pas être soignés contre leur gré
OUI les sourds sont en bonne santé
OUI les médecins ORL sont des spécialistes de l’oreille
NON les médecins ORL ne sont pas des spécialistes de la vie des sourds
NON l’implant cochléaire n’est pas un miracle
NON les sourds implanté n’entendent pas normalement
OUI de nombreux sourds implantés ont besoin de la LSF
NON les parents de sourds ne sont pas bien informés
NON les professionnels de la surdité ne leur donnent pas une information totale et non orientée
OUI les sourds ont l’expérience de la surdité
OUI les sourds peuvent informer et rassurer les parents (…)
NON les sourds ne veulent pas que les entendants continuent à prendre leur place pour tout décider »

Sans en être très étonné-e-s, nous avons, par cette brochure,pris la mesure de la force destructrice d’un regard normalisant sur une communauté quand il est étayé par des justifications médicales: « bien- vivre », « épanouissement » des individus selon les normes dominantes. En revanche, nous avons été très agréablement surpris par la radicalité et la force de la critique des Sourds d’OSS2007, et leur proximité « camarade » dans l’analyse qu’ils portent sur le pouvoir médical. Nous affirmons avec eux qu’il n’y a pas lieu de réparer des individus qui ne se vivent pas comme déficients. Les Sourds ne sont pas cassés, quand bien même leur différence linguistique les posent comme de pures altérités pour nous les entendants non-signants. Restons attentifs avec l’auteur de la brochure à ce que nos regards n’imposent pas qu’une « personne (doive) être réparée pour accéder au statut supposé enviable d’ « entendant »« , ou à un quelconque autre statut que nous jugerions indispensable : être travailleur, vivre en couple, faire des enfants… Si « Pour vivre dans ce monde, il faut se conformer à la norme quitte à se transformer en homme bionique » nous ré-affirmons que dans un tel monde, nous ne nous sentirons jamais « épanouis« .

La brochure est téléchargeable ici.

Notes :
(1) Tiré de la brochure « L’opération consiste à ouvrir la boite crânienne, y installer un aimant sur lequel se pose un récepteur extérieur. L’intervention porte aussi sur l’oreille interne (on remplace des éléments déficients de la cochlée). Siemens, entre autres, fabrique ces appareils. Ces interventions se sont massivement répandues depuis. L’enfant et l’adulte sont condamnés à repasser régulièrement sur le billard pour changer les appareillages. » Et voilà comment Siemens, le fabriquant des appareils conçoit le dépistage: il « doit être réalisé quelques jours après la naissance, avant que l’enfant ne sorte de l’hôpital. Le test ne prend que quelques minutes et peut être réalisé pendant le sommeil du bébé ». C’est net, aucun enfant ne pourra plus y échapper et plus aucun parent ne pourra rencontrer son enfant sans être préalablement informé de toutes ses supposées déficiences. (retour au texte)
(2) Cette lettre est reproduite dans son intégralité dans la brochure. (retour au texte)

En contrepoint à ma vie d’anonyme

Le délire.
contrepointDans le jargon médical, B.D.A : Bouffée Délirante Aiguë. On parle aussi beaucoup d’ »épisode ». épisode délirant, épisode psychotique. Il s’agit du moment où l’on « pète un plomb », où l’on largue tout – quotidien, rationnel, normalité – pour voguer, en général à vive allure, vers l’irrationnel. Vers ce qui nous manque, sur nos territoires vidés de toute idée de magie, débarrassés de tout mysticisme, sur nos territoires cherchant à éradiquer toute idée de collectif, de cohésion, abjurant tout projet de révolution ; alors on s’en charge, on s’en charge si fortement que l’on arrive à genoux, pliés sous le poids des symboles, à la porte des hôpitaux. Souffrant terriblement, ou euphorisant jusqu’à la lumière, ne demandant qu’à parler, qu’à se vider, qu’à être suivis, ne demandant rien d’autre que de partager toute cette nouvelle science. Seulement, le docteur n’est pas là pour nous suivre. Il est là pour nous ramener dans son désert.

Selon ma psychiatre « commis d’office » de l’hôpital, mon diagnostic fut celui-là : « épisode psychotique aigu ». Personne ne m’a donné de drogues, de champignons, je n’ai rien fumé, rien pris. J’ai commencé par faire des insomnies ; j’avais entrepris de tout regarder, de tout remettre en question. Je me sentais neuve. C’était l’été, il faisait beau, les gens étaient ouverts, souriants, détendus. Prêts à partager avec moi ces découvertes. Au fur et à mesure de mes nuits presque blanches, je me sentais de mieux en mieux, désinhibée. J’étais quand même bien consciente qu’il me fallait me reposer : je suis allée acheter des capsules de valériane, qui puaient la mort – mais qui étaient censées me faire dormir. J’ai remplacé le café par de la tisane, le thé de l’après- midi par du tilleul : rien n’y a fait. J’essayais de calmer ce sentiment que je qualifiais déjà d’« euphorie », mais j’étais allée trop loin. Après quelques nuits où je ne dormais plus que trois ou quatre heures, je n’ai plus dormi du tout. Un ami était avec moi, m’écoutait : je commençais à monologuer, tout m’inspirait, tout prenait du sens. Le délire avait commencé.

En contrepoint à ma vie d’anonyme, d’inconnue sans importance diluée dans la ville, au fait que « rien ne change que je sois ici ou pas », j’ai opposé ma soudaine et cruciale nécessité. Cette fois, je compte, je suis venue sauver le monde, pas moins que ça. L’égocentrisme éclot brusquement dans le délire. Le symbole, le rite retrouve son importance.
Je ne vais pas chercher à résumer ici ce délire qui fut le mien. Trop complexe, touffu, et trop de détails ne renvoient qu’à ma propre histoire. Néanmoins, je peux tenter d’en livrer une petite photographie, un « flash ». Non pas un morceau de cet éclair qui m’électrisa plusieurs jours, car l’éclair a disparu, l’orage est passé. Mais un essai de reconstitution de sa lumière.

Le jour se lève sur la Nationale 20. Je suis de la nuit, comme ceux que je croise. Il y a les gens de la nuit, et les gens du jour : ceux qui nous empêchent de vivre sont ceux du jour. Ceux de la nuit les font vivre : ce sont des Noirs, des Arabes, qui vont ou qui reviennent du travail. Je croise un laveur de carreaux, avec qui je ris beaucoup et qui me dit que j’ai raison, en tout. Il prend mon téléphone, le réseau est en train de se faire. La révolution est en marche. Je sens que bientôt, je conduirai la révolution à travers les rues de Paris, je chante les slogans que tous se réapproprieront, je marcherai nu-pieds ; et si j’étais la messie ? Je me sens infiniment bien, je suis en train de TOUT comprendre. Tout s’enchaîne, je ne mange plus, je ne bois plus, je vais bientôt donner naissance à une nouvelle race, sans estomacs ni viscères, une race sans dedans visqueux, sans trace de sang poisseux, une masse de chair. J’ai des pouvoirs, que je vais apprivoiser, je me sens légère ; je m’allonge par terre et guette l’avion qui explosera, chargé de mon père : est-ce pour cela que j’ai si mal ? La terre va brûler ; l’Afrique a déjà commencé. Je lance un appel à tous ceux que je connais – effort de mémoire inimaginable – pour venir me rejoindre dans la maison, dans la cour : seul espace épargné. Pour sauver l’humanité, ne voyez- vous pas que j’empêche le soleil de toucher la terre, en ne m’arrêtant plus de parler ? Nous vivons plusieurs vies, nous les gens de la nuit, d’ailleurs, la mienne se termine ce soir. Je vais mourir tout à l’heure, frappée par le virus, et j’ai peur.

Je suis surveillée. Ils me veulent, ces révolutionnaires, je brûle leur Appel avec mes fiches de paie, je broie mon téléphone. Des éclairs d’une folle lucidité me traversent : une douleur immense… je lance mes affaires par la fenêtre. Me crois épiée. Me crois violée. Me crois investie d’une terrible mission.
J’attends Uranus, tous mes livres sont passés par la fenêtre, attendent avec moi sur l’herbe. L’étoile viendra.

contrepointJe m’allonge, j’attends tous ceux qui doivent me rejoindre. Ils vont assister à ma transformation, je vais grandir. Je dois évacuer sous leurs yeux un morceau de moi, probablement un morceau de merde. Chier sous les yeux des gens, même s’il s’agit de gens que l’on a choisis, qu’y a-t-il de plus horrible aujourd’hui ? à moins que je ne me mette à accoucher, je ne sais pas. Mais quelque chose va sortir de moi, sous leurs yeux, et j’ai honte d’avance. Le temps passe, et rien n’arrive : la transformation n’a pas l’air d’être pour ce soir. Je suis comme une voiture lâchée sans frein dans une pente. Le sol se dérobe sous mes pieds, je sais qu’il faut dormir, je sais qu’il faut manger : je n’ai plus le temps, il y a trop de choses à penser.
Un taxi arrive, ça tombe bien, j’ai à parler. Que l’on m’amène l’homme que j’aime au plus vite, on parlera politique après. C’est avec lui que tout est possible, avec lui que la révolution va se faire. En route !
Je ne comprends rien, où m’amène-t-on ? Je pensais arriver à la maison de la radio, dans ses grands bâtiments de verre. Certes, trop petits pour refléter tous mes propos, mais ç’aurait été un bon début, et au lieu de ça, j’arrive dans un lieu bizarre, en pierre. Ce sont tous des acteurs, des acteurs qui jouent très bien ; c’est une grande mise en scène faite à mon intention, on n’attend que moi : déjà ailleurs, hors de ces murs, on me fête.
Ce grand jeu-là n’est qu’une étape, une étape à franchir, pour le retrouver. Il va venir. On cherche à me tromper : on m’en amène plusieurs, des hommes, tous en blouse blanche, et on voudrait me les faire prendre pour lui. On veut que je l’oublie. Mais où suis-je, ici ? Je m’assoie dans un coin de la pièce où l’on m’a mise, avec ma mère, assise sur une chaise en face de moi. Un type, déguisé en docteur, prend des notes. Ma mère me regarde d’un air… paniqué. Elle a peur de ce que je vais dire, de ce que je vais faire, elle sait qu’elle n’est pas allée assez loin, sait que je vais la dépasser. Elle a peur de moi, elle m’a confiée à des médecins. Je la croyais plus forte, reine des sorcières ; elle non plus ne comprend rien, elle aussi veut m’étouffer. L’homme en blouse blanche me demande de parler : je lui raconte ce que je peux, ce qui sort de ma bouche. Shéhérazade des journées, pour empêcher le soleil de nous tuer, en parlant, je retiens la lumière ; ici, on ne sent déjà plus la chaleur. Ici, il n’y aura bientôt plus d’air. Je sens que les infirmières sont touchées par ce que je raconte, l’accouchement par le rire, l’accouchement dans le bonheur : elles sentent que j’œuvre pour « notre sexe », nous nous pénétrons par les regards. Mais les hommes sont fermés. Ils ont tous les yeux marron, comme lui. Ils lui ressemblent tous ; ils l’ont mélangé. Ils cherchent à me le faire oublier, mais tant que je m’en souviendrai, ils n’y parviendront pas. Son regard, je le tiens entre mille. Je veux sortir ; on me bouscule, on me ramène, je cherche à me laisser tomber : on me soulève. Je me retrouve allongée sur le ventre, tenue de tous côtés, je me débats, je crie, je ne peux plus bouger ; et dans la fesse, une douleur inouïe.
Juste avant cette piqûre, je l’ai vu écrire. Il a noté les 6 pathologies qu’il croyait discerner, les symptômes. Il a cherché à faire entrer la nouvelle patiente que j’étais dans une cas, afin de savoir quelle pilule, de la blanche ou de la jaune, il me faudra avaler. J’aurais aimé que les soignants m’écoutent, qu’ils me racontent ensuite, « revenue à moi », ce que je racontais alors. Peut-être achètent-ils de la poésie : bien rangée sur des étagères, elle ne leur fait pas peur. Quand elle se propulse dans la rue, qu’elle remue la vie bien ordonnée de leur hôpital, ils la rentrent au plus profond de la chair avec des seringues de fer. On assèche les racines à coups de produits puissants, car on ne connaît pas cette sorte de plante, on a peur de ce mystère.
Sortie, devant le mur de l’hôpital, j’observe les voitures qui glissent le long de la route. À cet instant, je ne pense pas, je suis vide. Mais maintenant, je me vois : un arbrisseau auquel on a coupé ses racines, et que l’on jette dans la pente, lui ordonnant d’aller aussi vite que ces machines bruyantes.

P.

Contre les professionnel-le-s

[attention je suis véner… je vais… oups]

« Je dois souffrir d’un refus pathologique de l’autorité qui doit certainement provenir d’une absence de la figure du père parce que j’ai le sentiment qu’aucun-e professionnel-l-e fût-il ou elle le meilleur de sa profession ne peut quoi que ce soit à mon problème. Mon problème est le suivant : je souffre de vivre dans un monde en guerre où des professionnelsprofessionnel-le-s participent quotidiennement au maintien de normes qui m’empêchent — de vivre. Ces professionnel-l- e-s du simple fait de leur position de détenteur d’une profession me renvoient au fait que je dois être quelqu’un qui fait quelque chose, qui s’emploie pour pouvoir exister. Dans le pire des cas je devrais au moins tenir dans une case : accepter un diagnostic… De ce fait ils m’empêchent d’être qui je suis. Car je ne suis pas seulement « sans profession », ni seulement « fou » , ni seulement « révolutionnaire », ni seulement « con » je suis aussi celui qui ne supporte aucune étiquette et qui ne peut pas accepter de vivre dans un monde où tu crèves la gueule ouverte si tu n’en as pas ou si tu n’as pas la bonne. Je suis aussi celui qui refuse d’être « moi » et qui affirme que personne d’où qu’il soit n’a d’autorité ni de légitimité pour analyser, juger ou soigner ce « moi ». La seule thérapie que je réclame est un soin complet, holistique et en profondeur de toute la société malade qui m’a engendré ! Autrefois on appelait ça une révolution, aujourd’hui on ne dit plus rien et on cherche chacun-e de son côté comment on va continuer à sous-vivre un peu plus long- temps… Comment on va faire pour trouver le-la bon-ne professionnelle qui va arranger notre problème d’existence ? Quel est le meilleur traitement qui me serait adapté ? Et pour empêcher que quiconque s’échappe de cet en- fer que nous consolidons chaque jour, on ira taxer d’extrémiste le premier qui voudra crier « finis- sons-en ! » et de « fou » le premier qui tentera d’une manière ou d’une autre d’en finir par lui-même. On l’enfermera et on le traitera avant qu’il puisse faire du grabuge, ça servira d’exemple aux autres et s’il y en a beaucoup d’autres on les parquera aussi : enfants, vieux, chômeurs, malades, in- curables, improductifs, inactifs, hyperactifs, handicapés, anormaux, psychotiques, né- vrosés, normosés, déviants, délirants, délinquants, décadents, dépressifs, criminels, sectaires, terroristes, coupables, marginaux, migrants, mendiants, bipolaires, borderline, parano, skizo, tarés, vagabonds et totos en tutu… Il y aura des étiquettes pour tout le monde et non seulement tu porteras les tiennes mais tu penseras avec elles et tu verras les autres à travers les grilles que nous avons dé- finies et toi aussi bientôt en croisant ton semblable tu diras « ho le pauvre ! » et tu voudras l’aider, le soigner même et tu lui diras « tu sais il y a des bonnes professionnel-le-s… » Puis bientôt tu t’apposeras tes étiquettes toi-même et tu deviendras ton propre psy, ton propre juge et ton propre flic, tu pourras enfin t’autolimiter librement tu seras devenu le rouage parfait de notre machine, TA machine, la machine parfaite et bien huilée de ce monde. Un monde parfait où les bonnes malades posent les bonnes questions aux bonnes professionnel-le-s ! »

[Haaa ça va mieux excusez moi…]

A.

Marge

Dans les années 60 et 70, ont existé en Europe plusieurs mouvements différents pouvant être qualifiés d’anti-psychiatriques. En France la thérapie institutionnelle, développée par François Tosquelles et Jean Oury, semble avoir occupé le terrain de la contestation de la psychiatrie traditionnelle et empêché le mouvement antipsychiatrique de pleinement se développer, comme par exemple en Grande-Bretagne, avec David Cooper.

Un mouvement radical contre la psychiatrie a tout de même existé dans l’effervescence post 68, avec entre autres le Groupe Information Asiles (GIA), et son journal Psychiatrisés en lutte, et Marge. Dans ce dernier, se sont retrouvés « délinquants », psychiatrisé-e-s, « toxicomanes », « prostituées », féminist-e-s, homosexuel-le-s… « On y a vu aussi des intellectuels, psychiatres, psychanalystes, psychologues, sociologues, journalistes, philosophes et écrivains. C’est une auberge espagnole et un melting-pot in- vraisemblable. » (J. Lesage de La Haye, La mort de l’asile). Les idées étaient libertaires, la critique de l’asile radicale et les actions nombreuses. Marge a publié un journal qui a eu seize numéros. La plupart étaient centrés sur un thème : prison, « délinquance », « toxicomanie », homosexualité, féminisme, psychiatrie, littérature, musique… La psychiatrie était un des objets investis par un combat politique exaltant la révolte des « marginaux ».

Le n°6 (avril-mai 1975) s’appelait Pourriture de Psychiatrie, nous avons choisi d’en reprendre un texte intitulé « Le désir de psychiatrie ». Pour autant, cela ne signifie pas que nous sommes d’accord avec tout ce qu’il contient. Mais il nous semble incontournable de se confronter à l’histoire des différents mouvements ayant existé, aux ouvrages et publications, afin d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : quelles étaient les composantes liées spécifiquement à cette époque, à son contexte politique ? Quelles idées, réflexions et formes d’action pourrions-nous reprendre, partiellement ou totalement ?

orthopedie-andry.2Le désir de psychiatrie

Assez de mensonges, messieurs les spécialistes et que cela soit bien clair dans l’esprit de tous, à savoir que nos objectifs sont :

  • la destruction de la psychiatrie,
  • la libération de tous les « malades mentaux »,
  • la suppression de tous les asiles.

Il faut crier, hurler qu’il n’y a pas d’autre alternative à la psychiatrie que celle de sa destruction.
C’est pourquoi il est nécessaire de dénoncer le discours anti-psychiatrique qui n’est que le retour du même. L’anti-psychiatrie, c’est encore et toujours la psychiatrie et son discours, la répétition sans la différence. Le temps n’est plus à dire mais à faire, non pas l’action pour l’action, mais bien l’intervention généralisée sur les lieux mêmes de la répression sauvage et aveugle qui demain peut tous nous frapper, car nous sommes tous des malades mentaux en puissance et nous savons trop ce qui nous attend si nous ne faisons rien. Là est le seul discours qui peut fonder notre pratique contre l’institution psychiatrique.

Nous affirmons tranquillement que la maladie mentale, ça n’existe pas et que ce n’est qu’une invention de psychiatres. De plus nous sommes persuadés qu’il s’agit bien là d’un phénomène racial, d’une négation de l’autre qui passe par le refus de cette différence qu’est le comportement du « malade mental ».

Il n’est plus nécessaire de démontrer qu’en plus de son caractère profondément répressif, la machine psychiatrique est un immense instrument (et de premier ordre S. V. P. !) aux mains de la bourgeoisie, de qui les psychiatres, libéraux, gauchisants, pseudo- révolutionnaires ne sont que des alliés objectifs qui norment, encadrent, codent, gardent, emprisonnent, lobotomisent, normalisent, neuroleptisent, classifient, électrochoquisent, analysent ces dits « malades mentaux ».

La vérité, c’est qu’on appelle la folie maladie mentale, parce que la folie fait peur, qu’elle dérange, qu’elle décode et court-circuite tout le système. C’est ça l’investissement politique inconscient ou conscient du champ social. Ce que nous disons, c’est que la folie est politique, que ses origines sont politiques et que, comme la délinquance, elle est une fantastique révolte de l’homme contre le pouvoir de cette société de misère, que tous les « malades mentaux » sont des prisonniers politiques et que c’est pour des raisons fondamentalement politiques qu’on les enferme, que la folie ça existe bel et bien et que ça fonctionne très bien, mais que ça n’a rien à voir avec une maladie et qu’il s’agit de tout autre chose que ce que les spécialistes en question voudraient bien y voir.

Alors voilà, on peut se demander ce que ça veut dire, ce désir de psychiatrie ? Qu’est-ce que ça signifie et à quoi ça sert un psychiatre ? Coureur de vacations, de chimères ou de fantasmes ?

L’extraordinaire, c’est que nous avons même rencontré des psychiatres heureux, qui aiment leur travail, en sont fiers et défendent l’institution. Ils ont bonne conscience, ils répondent à la demande, on peut d’ailleurs se demander laquelle puisque c’est eux qui la créent, ils aident et soulagent. On croit rêver, eux les complices des flics, des juges, des patrons, eux qui utilisent leur pouvoir à enfermer, eux qui se déchargent du sale travail sur ces larbins, les leurs, que sont les infirmiers psychiatriques. Que dire ? Que faire ? Chaque année de brillants médiocres petits cons d’étudiants en médecine font leur entrée en psychiatrie. Ce qu’ils veulent, c’est voir les fous de près, les étudier, comprendre pourquoi ils sont fous et comment ils ont pu en arriver là, ces malheureux… Ça ne risque pas de leur arriver. Qu’on se souvienne de ces mots de Cooper qui, parlant des psychiatres, disait « qu’ils ne sont en fait que des médecins médiocres, des gens qui n’ont pas pu « réussir » en médecine générale ».

Mais après tout qu’importe, « la violence qui crève les yeux, continue Cooper, c’est cette violence subtile et masquée que les autres, les hommes normaux, exercent sur ceux qu’on a baptisés fous ».
Ce qu’il se passe, c’est qu’il existe une catégorie d’hommes qui n’acceptent pas la différence, c’est alors que leur soif de rationnel les conduit au sadisme.

Gérald Dittmar

L’extension de la contrainte

La loi de juin 2011 sur les soins sans consentement

Retour sur l’élaboration d’une « petite loi » renforçant la répression, le contrôle et la surveillance exercés depuis des lustres par le pouvoir psychiatrique. Avec toujours cette volonté d’imposer les « soins » partout : dans les murs et hors les murs.

Genèse d’une loi

loijuin2011Il y eut le fameux discours du Pr. Sarkoz le 2 décembre 2008, quelques jours après le meurtre commis à Grenoble par un psychiatrisé qui avait fugué de l’hôpital psychiatrique de Saint-Egrève (1). Dans ce chapitre supplémentaire de la propagande sécuritaire, étaient annoncés un plan immédiat de sécurisation des hôpitaux psychiatriques – avec notamment la création d’unités fermées et de 200 chambres d’isolement – et une réforme sanitaire des procédures de l’hospitalisation d’office, donc l’écriture d’une nouvelle loi.
Deux ans plus tard, le constat suivant était fait : les caméras de surveillance et les chambres d’isolements ont envahi les hôpitaux psychiatriques, des grillages ont été installés, des protocoles de neutralisation physique des internés ont été mis en place.
Cette loi a été élaborée pendant deux ans mais pas votée. Avant son vote, deux recours ont été soumis au conseil constitutionnel sur la question de la conformité à la constitution des modalités d’enfermement des personnes en hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) et en hospitalisation d’office (HO) (2). En effet, les interné-e-s en HDT et en HO pouvaient rester hospitalisé-e-s aussi longtemps que les médecins le voulaient en ayant pour seul recours le juge des libertés et de la détention (JLD) ou le tribunal administratif. Ce dispositif a été jugé inconstitutionnel, ce qui a provoqué une réécriture de la loi. Désormais, les deux statuts HO et HDT doivent être confirmés systématiquement par le JLD au bout de quinze jours d’hospitalisation.

Le 22 juin 2011, cette loi sécuritaire est adoptée, malgré l’opposition, entre autres, du collectif des 39 contre la nuit sécuritaire (3) et du collectif Mais c’est un Homme… (4) qui n’auront pas réussi à la bloquer, contrairement à ce qui s’est passé récemment à deux reprises en Espagne.

La loi, ce qui va changer

  • La notion d’hospitalisation sous contrainte est remplacée par celle de « soins sans consentement », plus large, qui rend possible les prises en charge sans consentement en ambulatoire (c’est-à-dire hors de l’hôpital).
  • Le suivi ambulatoire des « patients » sans leur consentement est institué, ce qui signifie, entre autres, à domicile. Cette disposition, sous prétexte d’améliorer la continuité des soins, vise à surveiller étroitement certains « patients » dont le comportement peut, selon la formule consacrée, présenter un danger pour eux- mêmes ou pour les autres, avec toujours présente la possibilité d’une (ré)hospitalisation sous contrainte.
  • Une garde-à-vue de santé publique est mise en place : instauration d’un délai, ne pouvant excéder 72 heures, pendant lequel on pourra maintenir l’hospitalisation complète sans son consentement d’une personne sans statuer son état, sans se poser la question de la nécessité de son enfermement. Cette période est censée permettre l’observation du « malade », afin de déterminer « le mode de prise en charge le plus adapté ».
    Dans les 24 heures, un certificat médical doit être établi, en cas d’HO ou d’HDT (ou en HO un simple avis médical sur la base du dossier).
  • L’entrée dans le dispositif de « soins sans consentement » en HDT est simplifiée. L’exigence d’un deuxième certificat médical est supprimée : « en cas d’urgence », « à titre exceptionnel », une personne pourra être internée « au vu d’un seul certificat médical émanant, le cas échéant, d’un médecin exerçant dans l’établissement ».
    De plus, est créée la possibilité d’une admission sans consentement lorsqu’il est décidé, par un psy comme par un médecin de ville, qu’une personne nécessite des soins, sans qu’un tiers en ait formulé la demande et sans pour autant « causer un trouble grave à l’ordre public » (ex HO).
    L’HDT sans la demande d’un tiers mais pour cause de « péril imminent pour la santé de la personne » est donc rendue possible !
  • Dans tous les cas, le maintien de l’hospitalisation sans consentement ne peut être poursuivi au-delà d’un délai de quinze jours sans l’intervention du JLD.
  • Lorsque le juge n’a pas statué dans le délai mentionné, la mainlevée est acquise.
    Au cours de cette période, un certificat médical doit être établi après le cinquième jour et au plus tard le huitième jour. Le défaut de ce certificat entraîne la levée de la « mesure de soins ».
  • Dans le cas d’une hospitalisation sous contrainte supérieure à un an, une « évaluation approfondie de l’état mental de la personne » est prévue, par un collège composé de trois membres (dont deux psychiatres) appartenant au personnel de l’établissement.
  • Enfin, la loi prévoit la création d’un collège de soignants chargé de fournir au préfet un avis sur la levée éventuelle de l’internement des « patients » en HO à la suite d’une décision d’irresponsabilité pénale ainsi que ceux qui ont été placés en unité pour malades difficiles (UMD). En plus de l’avis du collège, deux psychiatres, choisis par le préfet ou sur une liste d’experts, doivent émettre des avis concordants.

En finir avec l’internement : ni psychiatre, ni préfet, ni juge

Dans un communiqué de presse (5), le collectif Mais c’est un homme…, considérant – avec justesse – que la loi du 27 juin 1990 n’est qu’un simple toilettage de celle du 30 juin 1838, réclame son abrogation en faveur d’une loi de droit commun. Et il critique la décision du 26 novembre 2010 du conseil constitutionnel parce qu’elle « rejette le placement de l’intégralité de la procédure d’hospitalisation sous contrainte sous l’autorisation et le contrôle du juge ».
Ce collectif affirme que « la psychiatrie gagnerait en dignité, en légitimité, en éthique de la responsabilité, à ce que l’autorité judiciaire remplisse son rôle de « gardienne de la liberté individuelle » dans ce domaine »(6).
Très attaché aux droits de l’homme et du citoyen, ce collectif répète que « le patient psychiatrique est un citoyen », qu’il « doit conserver ses droits », qu’il « doit bénéficier d’un droit de recours périodique et effectif (y compris sur les traitements) ». Sauf que, à nos yeux, les soi-disant citoyens au-dehors le sont déjà très peu et que ce vernis est soluble dans la psychiatrie : sous le pyjama bleu, vous trouvez quelqu’un-e qui subit le pouvoir psychiatrique, un-e psychiatrisé-e, pas quelqu’un-e qui a encore les moyens de se fantasmer citoyen-ne.
Jouer la carte du pouvoir judiciaire, contre le pouvoir psychiatrique et le pouvoir étatique, est une stratégie qui, outre les magistrats, ne peut séduire que les adorateurs des droits de l’homme et du citoyen. Bien que toute remise en question du pouvoir psychiatrique nous paraisse, dans un premier temps, bienvenue, si elle n’amène que la proposition du renforcement du pouvoir judiciaire, elle nous semble politiquement totalement vaine. En matière d’enfermement psychiatrique, penser que l’introduction d’un troisième pouvoir et l’équilibrage des forces qui en résulterait protègeraient le désigné usager de tout
excès de pouvoir est un pari hasardeux. La loi de 1838, loi de l’aliénisme, relookée 1990, reste une excellente base pour attenter à ce qui nous reste de liberté. Bientôt deux siècles… les années passent, elle demeure, convenant à tous les pouvoirs politiques et défendue par la psychiatrie en tant que socle de son
exorbitant pouvoir à l’intérieur des murs.
Mais avec cette mini-loi de 2011, nous sommes loin du bouleversement de la législation réclamé ci-dessus. Concrètement, il faudra voir si cette introduction partielle d’un juge bénéficie aux psychiatrisé-e-s. Ces derniers temps, dans un contexte de désignation frénétique de responsables, on a vu des psychiatres peu enclins à demander des levées d’HO, relayés par des préfets ne les accordant pas ! L’avis obligatoire du JLD après quinze jours d’internement et la saisine automatique de ce même juge en cas de refus du préfet de lever une HO auront-ils pour conséquence une diminution significative de la durée globale d’HO, sur un an par exemple ?
Il faudrait déjà que la mini-loi puisse être appliquée : rien que sur l’« avis des quinze jours » qui va nécessiter à peu près 80.000 décisions par an, il y a un gros doute…

J.

Notes :
(1) Discours qui en a réveillé certains, qui ronronnaient dans leur pratique d’une psychiatrie prétendument désaliéniste… (retour au texte)
(2) Le Conseil constitutionnel, sur décision du 26 novembre 2010 a déclaré contraire à la Constitution l’article L. 337 du code de la santé publique qui prévoyait que l’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) pouvait être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d’une juridiction de l’ordre judiciaire. Et il a fixé au 1er août 2011 la prise d’effet de cette déclaration d’inconstitutionnalité afin de permettre au législateur d’y remédier.
Et le 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les articles L. 3213-1 et L. 3213-4 du code de la santé publique sur les instaurations et les maintiens de l’hospitalisation d’office (HO), tout en conservant la même date de prise d’effet de la déclaration, à savoir le 1er août 2011. Les prises en compte de ces deux décisions ont été ajoutées au projet de loi, mais pour la seconde dans la précipitation, à cause du délai très court.
(retour au texte)
(3) Le collectif des 39 se définit comme un collectif de défense de la psychiatrie constitué presque essentiellement de professionnels. Défendre du sécuritaire la psychiatrie ne peut que rassembler la plupart des forces. Mais en profiter pour tenter de se refaire une virginité en pronant une psychiatrie humaniste qui n’a jamais existé relève du tour de passe-passe. (retour au texte)
(4) Le collectif « Mais c’est un Homme… » regroupe diverses orgas, syndicats et partis politiques, tel le Syndicat de la magistrature, l’Union syndicale de la psychiatrie, la LDH, ATTAC, Advocacy France, etc. (retour au texte)
(5) « Décision du Conseil constitutionnel à propos des internements psychiatriques : petit pas ou premier pas ? », 02/12/2010, voir ici. (retour au texte)
(6) Diable ! Tout discours évoquant la dignité, la légitimité et l’éthique de la responsabilité de la psychiatrie ne peut que nous écorcher gravement les oreilles… (retour au texte)

Du bancal dans nos rapports

Soin : ensemble des moyens par lesquels on s’efforce de rendre la santé à un malade moyennant rétribution.
(déf. du Larousse 1930)
Aider : porter secours, seconder, assister. Prêter son concours en prenant soi-même une partie de la peine. (ibid.)

Dans ce témoignage, il est question de la difficulté énorme de construire une relation attentive à ne pas reproduire des mécanismes de domination et de pouvoir avec quelqu’un-e qui est psychiatrisé-e. (1)
Si les souffrances psychiques ont tout l’air de difficultés intimes, voilà (encore) un lieu où « l’intime est politique ». Et les rapports que nous entretenons avec celles et ceux qui font face à ces difficultés sont sans cesse contaminés par le mode opératoire des institutions qui les « prennent en charge » : on en vient vite à prendre une place de soignant-e, à infantiliser l’autre ; à la-le culpabiliser ; à la-le réduire à une seule identité, celle de malade ; à lui interdire un certain nombre de pensées et d’actes ; à la-le contenir physiquement et-ou psychiquement. Même quand on veut « aider »..

bancalrapportsJ’ai rencontré il y a plus d’un an V., psychiatrisée en HDT (2). Je travaillais comme intervenante artistique à l’hôpital, cette femme participait aux ateliers que j’animais. J’avais pas mal de présupposés bienveillants et pourris, des questions aussi. Quelque chose comme : les pauvres, ils ont pas de bol (comme si tous les participants de l’atelier allaient être hypersympas et un peu neuneus), et puis aussi, est-ce qu’on va réussir à se comprendre ? (tiens, je ne me pose même pas la question avec d’autres gens). Les médocs, ça fait dormir, ils vont être mous sûrement. Et s’il y a une crise ?
J’arrive avec un projet de poésie. Elle prend la parole pour dire que mon truc est à côté de la plaque parce qu’elle n’arrive plus à lire avec les médocs. C’est une jeune nana, plu- sieurs fois elle est absente aux séances parce qu’elle est « en gayole (3) », ou privée d’activités. Elle pourrait être ma petite sœur. Je crois que le premier truc que j’aime chez elle, c’est son côté direct sans politesse, sa mauvaise humeur, et son rire qui cascade ; rare, et fort.
Ce lieu et tous ses agents me débectent. On a beau m’expliquer, je ne me rends pas à l’évidence des blouses, des mesures d’enfermement, d’hygiène et de distance. Dans cet endroit sensé être conçu pour des gens qui ne se sentent pas bien, je n’arrive pas à tenir plus d’une de- mi-journée sans avoir envie de faire un truc violent ou spectaculairement débile pour habiter le vide tonitruant des pièces-couloirs à la mode morgue. J’ai la rage de voir ce qu’on fait vivre à ces gens. Il faut que je fasse quelque chose, je ne sais foutrement pas quoi. J’ai un peu de temps libre, je décide d’aller rendre visite à V. au pavillon « mimosas » (évidemment, il n’y a à peu près aucun mimosa, mais beau- coup de gens traités comme des plantes vertes). Le parloir ressemble à une salle d’attente, magazines de droite en moins, interphone et surveillance en plus. Elle me raconte son histoire. Peut-être comme elle le ferait à une blouse blanche. Noire de noire depuis la naissance. Je n’arrive pas à penser, j’entends les horreurs de son passé, puis de son « ordinaire ». Je suis touchée par cette avalanche, encore plus par la lutte que ça suppose de vivre avec. On a une violence en commun. Désir très fort de la sauver de cet endroit mortel. Je cherche un moyen d’ouvrir une brèche dans sa fatalité, convaincue qu’elle est que s’il y a une suite à sa vie elle sera de la même couleur merdique. Bleu flic, blanc hosto, rouge pompier et gris partout même dans l’alcool. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Je lui tchatche dans le temps trop court qu’on a une suite en vrac de conneries pleines d’espoir, que la vie n’est pas si moche, que les gens ne sont pas tous atroces. Je mélange tout, je lui parle à elle et à moi, puisque c’est à moi que c’est insupportable qu’elle ait envie de mourir. Et puis ça me concerne aussi de chercher des raisons de continuer. De colère en tristesse, mon impuissance se retourne souvent contre moi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire que je me raconte que je pourrais la sauver des merdes dans lesquelles je vis aussi, ou la sauver d’elle-même ? L’empathie, j’en ai, et j’ai une idée de mes désespoirs mais je n’ai pas vécu d’être psychiatrisée. Pour sûr je ne peux pas me mettre à sa place, mais la mienne, c’est quoi en fait ?

On vit ensemble d’autres moments à l’atelier, et je repars chez moi, à des kilomètres, amère. Trop tard, je la connais, et sans lui faire de promesses je lui en fais plein. Elle me demande de croire en cette autre partie d’elle, « capable de se tirer et de vivre ».

Des semaines plus tard, je l’appelle, j’ai promis. Elle n’essaye plus de mourir tout le temps, et j’entends des sourires, des bouts d’envies fragiles dans sa voix. Elle a fracassé la gueule d’un gars qui l’a insultée, sa main est en vrac. J’ai envie de la féliciter, et aussi de lui dire de faire gaffe… Finalement, je ne dis pas grand chose, pour n’être ni sa mère, ni celle qui l’encourage à tout faire pour se faire virer, vu qu’à part la rue y’a pas d’endroit où elle peut aller. Et personne d’autre à appeler. On se téléphone.
La plupart du temps, comme on ne se connaît pas bien, on n’a pas grand chose à se dire. Moi, je lui raconte ce que je fais… Souvent je ne suis pas là quand elle appelle, parce que j’ai le droit de me balader.
Elle, enfermée, se fait chier terriblement. On l’a mis dans un « foyer vers l’autonomie ». Je pense que c’est une blague, mais je suis contente pour elle, c’est plus petit, j’ai l’impression, moins pire. Une promesse d’institution vers un appart, une vie un peu plus à elle, elle veut ça et elle veut y croire. Sauf que… Quand je réussis à lui obtenir une perm de trois jours pour son anniversaire, je vois la gueule de la promesse. Ce foyer est pire que l’HP. Au moins, dans le nombre à l’HP, il arrive que t’échappes au flicage cinq minutes ; là, impossible : ils sont juste une dizaine d’adultes pour quatre surveillants. Rien n’est fait pour leur « autonomie » : les relations sexuelles sont interdites, on ne peut inviter personne dans sa chambre, il y a un système de punition, et un travail obligatoire payé à la pièce, les activités sont dans le style « hygiène de vie », sans parler des caméras et autres matons-éducs.
On passe trois jours ensemble. On se marre. Je redécouvre par sa présence ce que c’est de prendre le métro, aller à des concerts, manger des fallafels, aller boire des verres, passer chez des potes… Et elle, à 22 ans, elle n’a jamais fait ça de sa vie. Je jongle entre ne pas me censurer, ni en faire trop, ni devenir une éduc. Elle me raconte un projet dont je ne sais pas si c’est le sien, de travailler avec des enfants ou des animaux. J’ai envie de lui dire que le travail, c’est de la merde. N’importe quoi, je me prends pour la grande initiatrice depuis qu’elle a appris à prendre le métro avec moi.
Et puis je la ramène. J’ai l’estomac troué de la remettre là-dedans.
D’un coup de fil quelque temps plus tard, j’apprends qu’elle a foutu le feu, ce qui la rend tricard de tous les foyers de la région. Pour avoir allumé une boule de PQ dans les chiottes du foyer. Elle est à la rue. A mille bornes, je fais quoi ? Elle me demande de venir la chercher, avec une urgence énorme. Je lui dis que je ne peux rien faire, j’ai pas de thunes, je n’arrête pas ma vie pour aller chercher quelqu’un, et surtout, je flippe. Moi, seule, vivre avec elle ? Pas moyen. La laisser dehors ? Pas moyen non plus. Je fais le lien avec la seule personne de sa famille. Je me retrouve à faire le taf d’une pétasse d’assistante sociale (celle qui a décidé de ne plus la supporter et de la « punir » en lui empêchant un placement) : je joins tout le monde, je récupère l’ordonnance… Ça marche un temps, mais V. se sent trop fragile, et ne veut pas rester chez sa tante, elle décide de retourner à l’HP. Un des seuls « choix » qui lui appartienne. Aujourd’hui, elle est encore à l’HP, vu qu’elle a passé sa vie en foyer, et qu’elle n’est pas assez « autonome », le seul projet qui lui reste est de trouver une place en famille d’accueil. En attendant, depuis six mois, elle demande à aller souvent en isolement, tellement elle pète les plombs de subir le collectif obligatoire (inter- diction d’aller dans sa chambre la journée en HP), et du coup, bizarrement, son traitement a ré-augmenté. Mais attention, ce n’est pas l’absence d’avenir ou la surenchère de « soins » qui y est pour quoi que ce soit, non, tout ça c’est sa « maladie ». Comme dirait l’infirmière.
Je ramène V. après une perm, l’infirmière se tourne vers moi : « ça s’est bien passé ? », sans regarder V. une seconde.
J’ai comme l’envie de lui démolir sa gueule et celle de ses collègues, mais je ne le fais pas.

Pour V., je suis la personne « alternative » à l’institution, car je ne suis ni de sa famille, ni du métier, et j’ai la possibilité sur simple courrier de lui obtenir des permissions de sortie. Du coup, c’est compliqué, parce que je suis un bricolage de tout ça et c’est surtout pas ce que je souhaite, parce que je me sens égoïste quand je ne peux ou ne veux pas. Pourtant le pire serait que je me sacrifie, que je lui offre un mensonge en amitié.
En tous cas, c’est là, toujours : elle est enfermée. De mon côté, je lutte contre ma volonté de me changer pour elle (autocensure et surveillance de mes paroles surtout) de la porter, de la considérer avant tout comme fragile, d’anticiper ses comportements, d’avoir peur d’une crise, de la sortir des médicaments, de lui im- poser mon rapport au monde…
De son côté, elle a tendance à se fliquer quand elle est avec moi, parce qu’on lui a appris que si elle veut obtenir quelque chose, elle doit « bien se comporter », c’est-à-dire se soumettre aux propositions d’activités, ne pas se mettre en colère, ne pas causer de problèmes…
Bref, on joue nos putains de rôles.

Pourtant, aucune identité ne peut tout-à-fait nous contenir : elle n’est ni résumable à une psychiatrisée ou une véner, ou une « jeune fille dé- favorisée »… Ni moi résumable à un soutien, ou une calme, ou une éducation bourgeoise… Il n’y a aucune case sociotruc qui raconte ces mélanges qui nous constituent, parfois dictés par l’extérieur, parfois choisis. Je préfèrerais multiplier mes appartenances par affinités, et me choisir des mots à moi. Elle est considérée comme malade, enfermée, c’est son quotidien et elle se vit souvent comme ça (être malade, c’est une affaire de survie de le reconnaître au moins un peu à l’HP), moi je suis considérée comme normale et dehors, et je ne me vis pas vraiment comme ça.
On essaye de construire du commun, et y’en a, dans le refus de la tenue comportementale exigée par exemple. Mais l’asymétrie de nos vies fait du bancal dans nos rapports. Je suis là, parfois, pas toujours. Les potes me prêtent leurs voitures, leurs apparts et leurs oreilles… Sans quoi, se voir serait impossible.
On bricole.
Je ne te sauverai de rien, c’est mon cadeau à nous deux.
Mais si tu veux te battre, on se bat ensemble.

O.

Notes :
(1) Ce terme est issu de l’antipsychiatrie, je l’utilise ici pour nommer autrement que le médical une personne ayant été soumise au pouvoir psychiatrique. (retour au texte)
(2) Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (signée par sa tante). (retour au texte)
(3) Les psychiatrisé-e-s de cet HP utilisent ce mot du patois picard qui signifie « geôle ». (retour au texte)

Sainte‐Anne, hôpital psychiatrique, de Ilan Klipper

Nous avons choisi de revenir sur ce documentaire, sorti en mai 2010, car il présente à nos yeux un très grand intérêt. Filmant pendant plusieurs mois dans les services fermés des secteurs 15 et 17 de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, Ilan Klipper a manifestement réussi à se faire oublier dans des murs où, entre blouses blanches, pyjamas bleus et quelques visites de proches, il n’y a personne. Le résultat est là : la réalité quotidienne de l’enfermement blanc. Un premier texte propose une analyse globale du film, tandis qu’un second reprend une « scène » particulièrement significative.

sainte‐Anne, asile du XXéme siècle, ou comment le pouvoir psychiatrique fonctionne intra-muros, comment les médecins-psychiatres et les infirmier- e-s exercent ce pouvoir, comment ils en jouissent. On voit le traitement réservé aux désigné-e-s malades, les neuroleptiques massivement prescrits, les électrochocs, l’isolement et la contention. On voit à quoi est réduite la condition de psychiatrisé-e. On voit ce qui résulte des procédés employés. Mais quelques lumières dans ce sinistre tableau : des résistances se manifestent !

 

Chimiothérapie avec usage massif des neuroleptiques

sainte-anneIci la chimie est le seul moyen utilisé, la seule arme. La quasi-totalité des hospitalisé-e-s qui apparaissent dans le documentaire sont sous l’artillerie lourde des neuroleptiques : Tercian, Haldol, Largactil, Risperdal, Loxapac.

L’exemple le plus révélateur est celui de E.. Quand on le voit pour la première fois, il est plutôt excité et tient des propos délirants, il va se retrouver attaché (sauf un bras) sur son lit, avec un traitement supplémentaire, sans avoir apparemment commis la moindre violence. Le diagnostic est « schizophrénie affective ». En réunion de synthèse, on apprend qu’il est là depuis dix jours, avec un traitement lourd : Largactil 200 mg, Haldol 200 mg, avec en plus du Loxapac et du Valium. Le chef de service s’énerve : « Vous ne l’avez pas calmé ! », « Traitez- les, ces patients-là, enfin ! Ça se voit… moi je le vois à la fenêtre, il gueule comme un putois ! » Il reproche à l’équipe médicale de ne pas avoir procédé à des injections et de ne pas avoir utilisé les neuroleptiques les plus sédatifs. Quelque temps après, E., qui a fait des incidents – non-violents – dans la cour de promenade, est enfermé dans sa chambre avec une heure de sortie le matin et une heure l’après-midi. Autre réunion de synthèse (une semaine plus tard ?) : E. est maintenant sous Tercian (600 mg) et Haldol (400 mg) mais toujours pas « sédaté », comme ils disent. Le chef de service s’étonne : « Là où il est quand même très singulier, c’est que avec un traitement injectable correct, sédatif, le mec il est insomniaque complet… ça interroge, quand même… » et il prescrit scanner et EEG (1)… Dernière image du film : E., qui s’est énervé – verbalement – avec d’autres psychiatrisés, est attaché sur son lit, assommé par une injection. Encore une fois, la chimie a mis provisoirement fin à l’excitation et aux propos incohérents. Mais le spectateur ne verra pas l’issue de cet affrontement entre le pouvoir psychiatrique, qui n’a d’autre objectif que de casser le symptôme, et la vie d’un être qui n’a eu d’autre solution que d’emprunter une voie particulière. Le symptôme résiste, semble- t-il, docteur.

Electrochocs

Sur D. nosographié (2) dépression sévère. Être humain réduit à une pathologie. Être humain réduit au symptôme le plus récent « n’a pas mangé depuis plusieurs jours ». Être humain réduit à une signature au bas d’un document autorisant le pouvoir médical psychiatrique à pratiquer des séances d’électrochocs. Être humain réduit à un corps choqué à coups de décharges électriques. Être humain réduit à une réaction cérébrale à une décharge électrique : le médecin ayant pratiqué l’électrochoc commente avec une collègue le tracé de l’électroencéphalogramme sur le ruban de papier… « À chaque fois, il fait de très belles crises ! … – Là elle est pas belle, sa crise… elle démarre… ça va, la phase de recrutement… mais tu vois l’amplitude n’est pas…
– Je vais diminuer un peu…
– Non non non, tu diminues pas… Maintenant elle commence à monter, mais c’est pas très joli… – C’est pas comme au début… je peux vous montrer, au début ça a été trois fois de très belles crises, avec un arrêt brutal.
– Là, tu vois là, ça se termine bien… »
Notons qu’à cette occasion, les collaborateurs du dispositif électrochoquant ne nomment pas ce qu’ils font : l’un parle de « séance », l’autre – infirmier – d’« examen »…

Isolement et contention

Une des réussites de ce documentaire est de montrer que, dans l’asile du XXIème siècle, la contention et la chambre d’isolement sont devenues un soin à part entière ! Non point que, depuis les années 50 et l’invention du premier neuroleptique, elles aient disparu… Pas morte, la camisole ! Mais ces dernières années, les chambres d’isolement se sont multipliées et les prescriptions de la contention ont grimpé en flèche…
Et depuis le début de l’asile, ces pratiques ont été justifiées par un discours médical, y compris lorsqu’elles se situaient clairement dans le registre de la punition. « Sainte-Anne, HP » donne pleinement à entendre la version actuelle de ce discours, un alibi médical que tout le personnel, du plus haut au plus bas de la hiérarchie, peut reprendre en chœur et les « patients » gober avec leur traitement médicamenteux. Bien évidemment ce discours – quelque peu adapté – est proposé à l’extérieur : aux proches et – très rarement – aux « honorables citoyens », usagers potentiels du système de soins. Morceaux choisis : « Mlle A., je pense que ça va vous faire un petit peu de bien d’être contenue, parce que vous allez pouvoir dormir un petit peu et vous reposer… (…) Mlle A., je pense que vous aurez un petit peu de Tercian tout à l’heure, parce que je crois que ça vous calme un peu… » (3).
Mais parfois le punitif parle à ciel ouvert, cherchez bien le médical, il en reste peu : « Ne manquez pas de respect aux gens, sinon on va vous rattacher avec des piqûres aux fesses, c’est ça que vous voulez ? (…) vous n’allez pas rester longtemps détaché… vous voulez mon avis, moi j’vous l’donne ! (…) On vous a déjà attaché à deux reprises, je crois qu’il va y en avoir une troisième et ça va pas être demain ! Vous avez déjà été attaché deux fois, visiblement le problème c’est que vous n’avez pas compris ; en général une fois ça suffit aux gens pour qu’ils comprennent, pour qu’ils se calment… »
Discours téléphonique d’un médecin au père d’un « patient » mis sous contention : « Vous savez, les patients, je vais vous dire… euh… actuellement… et en même temps je crois qu’il est rassuré d’être contenu, comme toujours dans ces cas-là les patients… Nos patients à nous n’aiment pas être violents, n’ont aucun plaisir dans l’agressivité, ils se protègent, ils se défendent mais… donc il est, d’une certaine manière, mécontent évidemment d’être comme ça mais soulagé d’être contenu et d’être protégé de sa propre agressivité (…) C’est pour l’aider, hein, et surtout au niveau de l’équipe pour qu’on puisse mettre en place un traitement efficace et le plus rapidement possible on lèvera cette solution thérapeutique… ». Notons de plus que le pouvoir psychiatrique ne se contente pas de ne pas entendre les paroles des psychiatrisé-e-s – quand ils ou elles ont encore la force de les proférer – il s’autorise à parler à leur place.

Survivance du régime disciplinaire

Ce que met en lumière le film d’Ilan Klipper, et cela a peut-être échappé à la volonté de l’auteur, c’est la survivance du régime disciplinaire asilaire dans certains services fermés de l’hôpital psychiatrique du XXIe siècle. Mise sous neuroleptiques, injections de force, contentions, mise en chambre d’isolement, électrochocs, traitements-punitions : les psychiatrisé-e-s sont réduit-e-s à des symptômes identifiés par la nosographie psychiatrique et soumis-e-s à des traitements destinés à les éradiquer. La désignée maladie doit céder. Foucault parle ainsi des fonctions de l’hôpital psychiatrique du XIXe siècle, de l’asile : « lieu de diagnostic et de classification, (…) mais aussi espace clos pour un affrontement, lieu d’une joute, champ institutionnel où il est question de victoire et de soumission ». (4) N’avons-nous pas affaire au même type d’affrontement, même si les stratégies et les moyens ont changé ?
Le comportement normal doit être rétabli, le « retour des conduites régulières » évoqué par Foucault, ne fût-il qu’un ensemble – provisoire – de signes de normalité. Et cela fonctionne efficacement pour certains « patients » : D., après les électrochocs, a un discours totalement stéréotypé, en accord avec tout ce que peut dire le médecin. Quant à N., il conseille l’intendante à propos des vis de sa fenêtre pour que les « patients » ne s’évadent pas ! Et il téléphone comme s’il était infirmier : « On a un petit problème avec un monsieur qui pète les plombs… » !

Pour finir

On peut lire dans le texte officiel de présentation du docu : « Le manque criant de moyens financiers et humains implique une cadence infernale, un flux permanent de malades, qui ne permettent pas au plus consciencieux des soignants de faire correctement son métier. » Problème, et éventualité d’un commentaire artificiellement plaqué, car rien de tel n’apparaît dans ce film, sauf au niveau de l’entretien : lit cassé que l’on entoure de sparadrap, poignée de porte cassée et jamais réparée (5)…

Qui pourrait prendre l’appel au service voisin demandant quelques hommes en renfort en vue d’une injection à un patient prétendument agité pour une illustration du « manque criant de moyens humains » ? Si un tel manque apparaît de façon flagrante dans le documentaire des « Infiltrés » (6), ce n’est pas le cas dans les services filmés ici. Quant à la fin de cette tirade, elle renvoie à une question qui n’est pas mince : qu’est-ce que faire correctement le métier de « soignant » dans de tels services ? Et si le « plus consciencieux des soignants » était celui qui choisit de ne pas exercer ce métier, ni là, ni ailleurs ?…

J.

Notes :
(1) Electroencéphalogramme. (retour au texte)
(2) Nosographie : description et classification des troubles et maladies. (retour au texte)
(3) Voir aussi le texte, « La bataille du pyjama ». (retour au texte)
(4) Le pouvoir psychiatrique, Seuil/Gallimard, 2003, p. 345. (retour au texte)
(5) Mais pas de problème avec le matériel de contention, toujours présent en abondance… (retour au texte)
(6) « Hôpital psychiatrique : les abandonnés », diffusé le 18 mai 2010 dans le cadre de l’émission les Infiltrés sur France 2. (retour au texte)

La bataille du pyjama

Retour sur une scène du film « Sainte-Anne, hôpital psychiatrique ». Le récit d’une résistance remarquable.

labatailledupyjamaUn infirmier : « A., après le repas tu remets un pyjama, d’accord ? Parce que tu sais que t’as pas le droit d’être habillée en civil, hein ? » A. se remet en bleu, mais elle a gardé son pantalon « civil » sous celui du pyjama. Elle argumente, expliquant qu’elle l’a mis pour sortir fumer une cigarette, parce qu’elle a froid.
L’infirmier : « Ah non, non. Le truc, c’est qu’à l’intérieur il fait bon, t’as pas besoin d’avoir double épaisseur de pantalon et si tu veux sortir fumer, tu te les gèles dehors ! Fumer, c’est pas un dû.
A. : – C’est une punition, c’est ça ? »
Quelques instants plus tard :
A. : « J’aurai froid, je suis sortie déjà comme ça et j’ai eu froid.
L’infirmier : – Ben tu fumeras plus vite et t’au- ras moins froid, mais tu ne gardes pas ton pantalon civil. On ne discute pas, tu l’enlèves !
– Si, on discute !
– Non, non, non. Y en a marre de discuter, d’accord ?
– On m’a demandé de mettre un pyjama, je vous
ai mis un pyjama pour vous faire plaisir.
– Non, non, je t’ai dit d’enlever les habits civils. » L’infirmier et une infirmière commencent à enlever la veste de pyjama, car A. a aussi gardé un pull dessous.
A. : « Je vous ai mis un pyjama pour vous faire plaisir, arrêtez de me faire chier ! Arrêtez de me
faire chier !
L’infirmier : – OK, je vais préparer l’injection, y aura plus de soucis, t’iras pas
fumer, on va te mettre en pyjama nous-mêmes, allez hop ! »

Deux infirmières et un autre infirmier baraqué enlèvent le pantalon « civil » de A. et lui remettent l’uniforme bleu. L’infirmier du début revient avec l’injection, mais ne participe pas.

A. : « J’ai pas compris pourquoi vous faites ça… L’infirmière plus âgée : – Mlle A., y a un règle- ment ici qu’il faut respecter.
– Oui, mais j’ai pas envie d’être ici !
– C’est pas comme ça que vous allez sortir d’ici,
hein ! C’est pas comme ça que vous allez sortir
d’ici, hein ! »
A. ne parle plus. Tournée contre le mur, elle pleure.
L’infirmière plus âgée change de comportement, elle se tourne vers l’infirmier avec l’injection : « Bon écoute, laisse tomber, je crois qu’on va la laisser…
– Ouais, mais j’ai l’air de quoi, moi maintenant ? J’ai plus de crédibilité, moi !
– Non non, ce n’est pas une question de crédibilité…
–Mais si!
– On n’en discute pas devant les patients. Tu la trouves agitée, là ? Là elle n’est pas agitée, monsieur, elle est angoissée. » Fin de la scène.

Notons au passage qu’il n’est pas non plus permis à un individu hospitalisé d’éprouver des émotions « civiles », telle par exemple que la tristesse. Celle-ci devient de l’angoisse, ou alors une humeur dépressive. La peur elle aussi devient de l’angoisse, et la colère de l’agressivité. Quant à la joie, un trouble de l’humeur ? Voilà un indicateur de plus du processus de falsification médicale qui règne intra-muros.
On retrouve la fine équipe en train de préparer un lit de contention pour A..
A. est sur son lit, immobile, elle a enlevé le pyjama bleu. Un peu plus tard elle s’est entièrement rhabillée « en civil ».

Dans la chambre d’isolement, l’infirmière : « Vous n’allez pas bien du tout !
– Si!
– Non, vous n’allez pas bien du tout ! Vous n’allez pas bien du tout, Mlle A. ! »

L’infirmière et un infirmier la déshabillent et lui remettent le pyjama de malade.

A. : « Pourquoi vous faites ça ?
– Parce que, Mlle A., vous vous mettez en danger. Vous vous mettez en danger, Mlle A., parce que vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit, et parce que vous faites n’importe quoi.
– J’ai envie de m’habiller, c’est pas n’importe quoi de s’habiller.
– Effectivement, c’est pas n’importe quoi ; seulement je vous ai expliqué, Mlle A., qu’il y avait un règlement et qu’il fallait le respecter. Vous m’avez dit : je vais déchirer le pyjama, prendre l’élastique pour faire vous allez voir quoi… Et on ne peut pas vous laisser vous promener en petite culotte, vous êtes à l’hôpital et il y a des hommes. On ne peut pas vous laisser faire n’importe quoi !
– On va m’étrangler.
– Non, on ne va pas vous étrangler, personne ne va vous étrangler ici.
L’infirmier : – Ça va vous aider la contention, un petit peu, parce que vous êtes dispersée…
– Je ne suis pas dispersée, c’est vous qui êtes dispersés.
L’infirmière : – Et je pense que ça va vous permettre aussi de vous reposer un petit peu…
– Mais qu’est-ce que vous me faites ? Pourquoi vous me faites ça ? Pourquoi vous me faites ça ? Pourquoi ?
– Mlle A., on n’est pas en train de vous faire du mal, on est en train de vous protéger de vous-même là…
– Mais qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai rien fait !
– Vous n’allez pas bien, Mlle A., et vous vous mettez en danger. On ne peut pas vous laisser faire n’importe quoi, c’est pas possible.
– Mais j’ai rien fait. Et votre principe de précaution, il est où ?
– Justement, c’est ça, Mlle A..
– Et ben non, il est totalement faux, votre principe de précaution !
– Justement, c’est ça, le principe de précaution.
– Je voulais juste vous montrer c’est quoi votre problème [avec] l’élastique ; l’élastique, c’est votre peur !
– C’est mon cœur ?
– Peur!
– Oui, et alors pourquoi ?
– Pourquoi ? Parce que je peux m’étrangler !
– Ah ben voilà!
– Mais moi j’ai essayé de m’étrangler, je ne re- commencerai jamais.
– Ah bon, quand est-ce que vous avez essayé de vous étrangler ?
– En Bulgarie.
L’infirmier : – Ah, c’est nouveau, ça.
L’infirmière : – Pourquoi ?
– Parce que… C’est une bêtise.
– Et pourquoi vous avez fait ça ?
– Parce que c’était une bêtise… parce que je voulais mourir, je voulais… y fallait que je teste le moyen de bon pour mourir et…
– Et là vous voulez tester quoi ? Vous vouliez tester la solidité de l’élastique, là ? Est-ce que vous voulez boire ? [Mlle A. est maintenant attachée au lit]
– Moi, je veux mourir !
– Ah ben voilà ! Comme en Bulgarie, quand vous avez essayé ?
– Moi, je veux voir mon mari d’abord. Je veux voir mon mari, c’est la première chose.
– Mlle A., vous allez voir le médecin tout à l’heure. Je pense que ça va vous faire un petit peu de bien d’être contenue, parce que vous allez pouvoir dormir un petit peu et vous reposer…
– Je veux pas voir le médecin encore, je veux voir mon mari.
– C’est le médecin qui vous autorisera ou non à voir votre mari, donc il va falloir le voir, le médecin…
– En plus une autorisation de médecin de voir mon mari ? Je suis désolée, c’est…
– Mlle A., je pense que vous aurez un petit peu de Tercian tout à l’heure, parce que je crois que ça vous calme un peu…
– Vous vous croyez tout permis !
–Non!
– Si ! Imaginez-vous à ma place !
– Oui justement, j’imagine. Et je pense que vous n’allez pas bien du tout. Et je pense que juste- ment si vous étiez à la mienne, c’est ce que vous auriez fait !
–Non!
–Si, si!»

Capture d’écran 2014-05-28 à 14.43.00
Très probablement A. vient d’arriver dans ce service. Au commencement, elle est tranquille et son comportement est conforme aux critères de normalité. Survient l’injonction vestimentaire, à laquelle A. répond intelligemment par un compromis : à la fois l’uniforme et le « civil ». Résultat elle est déshabillée et rhabillée de force, moralement blessée. Et a échappé de peu à une injection de neuroleptique. Les choses auraient très bien pu en rester là.
Mais A. s’engage pleinement dans la voie de la résistance en utilisant l’objet pyjama et en le retournant contre ses agresseurs. Elle répond au dispositif médico-disciplinaire qui lui est imposé en investissant le registre médical contre la force disciplinaire qui l’a agressée : je n’en veux pas de votre pyjama car il m’est tout à fait possible d’en prendre l’élastique pour tenter de m’étrangler ! Cette séquence s’est très probablement déroulée, puisque l’infirmière y fait référence par la suite, mais soit elle n’a pas été filmée, soit n’a pas été retenue au montage. Cela redéclenche la mécanique disciplinaire, sous l’alibi du médical cette fois : c’est la chambre d’isolement et la contention qui se préparent… Et A. poursuit dans le même registre : vous invoquez mes soi-disant
symptômes et plus particulièrement ma tendance suicidaire en répétant bêtement « vous vous mettez en danger, vous vous mettez en danger » eh bien je vais vous servir ça en grand sur un plateau ! Je vais vous faire la totale ! Écoutez ça : « Moi, je veux mourir ! »
En fabriquant ainsi – mais au seul niveau du discours – le symptôme demandé, A. donne à voir le mécanisme aberrant de l’intrication médico-disciplinaire qui du côté de la discipline veut faire disparaître les signes d’anormalité et du côté médical tend à fabriquer du symptôme. Mais le plus remarquable est que A., qui là pour l’essentiel maîtrise ce qu’elle fait, révèle le sens de son action en même temps qu’elle agit (!) : « Je voulais juste vous montrer c’est quoi votre problème [avec] l’élastique ; l’élastique, c’est votre peur ! » Autant donner du caviar à un cochon, le pouvoir psychiatrique ne peut l’entendre, d’où le lapsus : « – C’est mon cœur ? » Il ne peut l’entendre, car ce serait reconnaître que cette bataille, il l’a perdue, réduit au seul rôle de manutentionnaire dans une contention orchestrée par la soit-disant patiente! Manutentionnaire manipulé. Mis devant l’évidence que sa pratique médicale, intriquée à celle disciplinaire, marche sur la tête ! Qu’elle est éminemment pathogène ! Magnifique démonstration par l’absurde. Remarquable résistance. Mais la plupart du temps l’affrontement, imposé par un pouvoir qui, à l’intérieur des murs, utilise des armes d’un autre temps, ne tourne pas à l’avantage des psychiatrisé-e-s. Ce pouvoir reste donc inacceptable.

J.