Être une non-personne

Amanda Baggs est une psychiatrisée à la prose directe et lucide, souvent présentée comme une militante autiste. La portée politique de certains de ses textes est à l’origine de l’intérêt que nous leur portons. Nous avons connaissance d’une polémique outre-Atlantique autour de son diagnostic, mais cela nous indiffère en l’espèce. À partir de son expérience en tant que psychiatrisée ayant vécu en institution et connu de nombreuses hospitalisations pour divers problèmes de santé, elle nous parle de situations que nombre d’entre nous ont connu, connaissent, ou pourraient avoir à connaître dans les cadres psychiatrique, médical, familial, carcéral ou autres.

Ceci est tiré d’un document que j’ai distribué en prenant la parole lors d’une formation de professionnels qui travaillent avec des personnes présentant des troubles du développement. Il est question de ce que cela signifie d’être déshumanisé, et cela s’adresse à un groupe beaucoup plus large de personnes que le public d’origine. Il s’agit, que cela soit clair, de quelque chose qui nous est fait par d’autres personnes, et non pas de quelque chose d’intrinsèque à qui nous sommes.

Être une non-personne (1) signifie que les gens parlent en face de vous comme si vous n’étiez pas là. S’ils savent que vous les comprenez, cela signifie que vous n’êtes pas assez une personne pour que cela leur importe. Cela signifie écouter les commérages du personnel, disant des choses qu’il n’oserait pas dire en face de vraies personnes. Cela signifie entendre, à votre sujet, leurs points de vue les plus brutaux, prononcés à voix haute, devant vous, sans que la personne en face d’eux ne soit reconnue comme telle. Cela signifie entendre des informations confidentielles au sujet d’autres non-personnes.

Être une non-personne signifie que votre vie n’est pas une vraie vie. Cela signifie être moins bien traitée en comparaison à la façon dont la plupart des gens traitent leur gerbille de compagnie, et avec moins de culpabilité. Cela signifie que votre existence semble emplir les personnes de dégoût et de peur. Les gens vous voient et vous décrivent comme une coquille vide, un corps sans âme, une créature fantastique (2), ou un légume. Ou bien ils idéalisent votre vie, vous désignant comme un petit ange sur terre. Quelle que soit leur manière de vous désigner, les gens refusent totalement de voir que vous existez.

Être une non-personne signifie être considérée comme non-communicative. Si d’une quelconque façon, une fois tous les trente-six du mois, vous réussissez à communiquer par la parole, ces mots seront perçus sur le registre de la pathologie plutôt que de la communication. Si vous communiquez par écrit, les gens douteront de votre qualité d’auteur.e. Si vous communiquez par votre comportement, vous serez punie, contenue, droguée, ou placée dans un programme de traitement comportemental. Quelles que soient l’intelligence et la complexité du système de communication que vous échafaudez, vous serez décrite comme étant incapable de véritable communication.

Être une non-personne signifie que l’on chasse de votre esprit toute véritable communication. Cela signifie avoir votre comportement, et vos mots, si vous en employez, moulés pour s’adapter à ce que les gens veulent ou attendent de vous. Cela signifie avoir ce moule posé sur vous comme une camisole. Cela signifie crier et crier à l’intérieur de votre tête que vous êtes une vraie personne, mais rien ne sort. Dans les rares moments où quelque chose sort – une action qui vient de vos désirs plutôt que de votre dressage, l’affirmation orale ou écrite que vous êtes vraiment une vraie personne et que vous vous sentez piégée – vous serez punie, ridiculisée ou ignorée.

Être une non-personne signifie être traitée comme un enfant (ce qui devrait vraiment faire réfléchir les gens sur la façon dont ils voient les enfants), ou, au mieux, comme un animal de compagnie bien-aimé. Cela signifie que si vous faites quelque chose de vrai, important et significatif pour vous, les gens penseront que c’est mignon. Ils ont un rire spécial réservé pour ça. Cela signifie que l’on s’adresse à vous d’une voix généralement utilisée pour les enfants.

Être une non-personne signifie être brutalisée. Une non-personne ne peut pas parler de coups, de viol, de torture et de meurtre. Si elle le fait, elle ne sera pas crue. Une non-personne sait que la loi ne viendra jamais à son aide, pas de la façon dont elle le fait pour les vraies personnes. Si elle meurt, ici, aujourd’hui, entre les mains d’un autre, cela ne sera pas considéré comme un meurtre.

Être une non-personne signifie être négligeable, et interchangeable avec toutes les autres non-personnes dans le monde.

Être une non-personne signifie n’attendre que peu de chose de la vie. Cela signifie être punie ou couverte de honte pour avoir exprimé vos émotions, de l’intérêt pour votre environnement, ou de l’originalité de pensée. Cela signifie que, une fois que vous n’exprimez plus ces choses ouvertement (excepté peut-être à quelques autres non-personnes qui savent ce que vous faites), les gens jettent un œil à votre apparence la plus superficielle et déclarent que vous êtes encore plus une non-personne.

Être une non-personne signifie être haï. Pas toujours de manière manifeste et émotionnelle. Cela signifie que les gens veulent que vous soyez une vraie personne. Ce qui semble une bonne chose, jusqu’à ce que vous réalisiez qu’ils ne croient pas que vous soyez d’ores et déjà une personne. Ils veulent vous façonner en quelqu’un d’autre, ou bien vous utilisent comme un écran de projection pour leurs fantasmes. Parfois, ils vous disent qu’ils veulent retrouver le vrai vous, comme si vous n’étiez pas là. Être une non-personne signifie que votre existence telle que vous êtes est déniée au plus profond niveau par ceux qui vous entourent. Et ceci, être annihilée, constitue la vraie nature de la haine. La rage n’est rien en comparaison de l’annihilation.

Être une non-personne signifie que si vous mobilisez toutes vos capacités, tout ce que vous avez appris au fil des ans, et tentez de défendre vos intérêts par tous les moyens possibles dont vous ayez connaissance, vous serez étiquetées comme manipulatrice, en demande d’attention, ou comme une mauvaise ou difficile cliente. Vous apprenez que les gens aiment travailler avec les bons clients, ceux qui ont été tellement déformés (3) par le fait d’être traités comme des non-personnes qu’ils sont complètement passifs et dociles. Vous souvenant d’avoir été comme ça, vous réalisez que personne au monde ne devrait jamais être déformé à ce point. Mais lorsque vous tentez de vous défendre, d’échapper à cette soumission terrifiée, alors vous êtes étiquetée comme agressive et hostile et êtes traitée en conséquence.

Être une non-personne signifie que vous n’avez pas le droit de vouloir ce que n’importe qui d’autre dans votre situation voudrait.

Être une non-personne signifie être à la merci des théories que d’autres ont sur vous. Cela signifie qu’un jour, peut-être le premier de votre vie, on vous offre la possibilité de communiquer. Et puis on vous la confisque le lendemain une fois cela considéré comme une lubie ou une imposture ou tout simplement comme trop gênant pour la routine du personnel. Cela signifie être jetée dans de grandes et affreuses institutions lorsque c’est considéré protecteur, puis séparée de vos amis et envoyée dans de plus petites mais tout aussi affreuses institutions lorsque c’est considéré progressiste, enfin isolée de tout le monde dans votre propre appartement lorsque c’est considéré radical, et ceci quels qu’aient été vos désirs dans toute cette affaire. Cela signifie être torturée et tuée comme une créature démoniaque, exhibée comme un phénomène de foire, médicalement utilisée comme un animal de laboratoire, et puis torturée et tuée au nom du traitement, de la médecine, ou de la protection, suivant l’époque et la culture.

Ce texte a été transcrit puis traduit et annoté par nos soins à partir de sa vidéo en anglais, Being an Unperson, mise en ligne en novembre 2006. La mise en page (paragraphes, gras, italiques, etc.) est également de notre fait.

Amanda Baggs anime sur le web un blog ainsi qu’une chaîne de vidéos.

Notes:

(1) Les termes originaux unperson ainsi que non-person ont été traduit par non-personne tout au long du présent texte, l’auteure les utilisant sans distinction. (retour au texte)
(2) Les changeling child en version originale sont des créatures fantastiques présentes dans plusieurs mythes et contes. Ce sont des simulacres d’enfants, par exemple des êtres féeriques ou même de simples morceaux de bois, laissés par les fées en remplacement de ceux qu’elles ont enlevé aux humains. (retour au texte)
(3) Twisted en version originale qui signifie littéralement tordu. (retour au texte)

En allumant des feux

Ce texte est une traduction. Il a été écrit par des psychiatrisé.es en lutte de Madrid. Les membres de ce groupe d’auto-support – auto-ayud – se filent des plans en terme de médication, empêchent des internements, publient des textes et des affiches et bientôt un livre.… Qui a dit que le soutien mutuel entre psychiatrisé.es et une approche radicalement critique de la psychiatrie étaient incompatibles ?

cracheurdefeuCette société rend les gens fous, chaque jour de plus en plus. Ceci est notre point de départ. Il ne semble pas insensé d’affirmer que dans l’environnement dans lequel nous vivons, qui n’expérimente pas personnellement quelque problème en rapport avec la santé mentale (de différente nature, qui peuvent aller d’une dépression à une psychose, en passant par tous les types de pétages de plombs, comme on dit), connaîtra très probablement quelqu’un de proche en train de souffrir psychiquement. Le mal-être et les pathologies mentales augmentent de manière exponentielle. La consommation de psychotropes se généralise à tel point qu’on considère comme normal le fait que des enfants, adultes et personnes âgées ingèrent quotidiennement des substances chimiques pour s’adapter aux exigences et à l’urgence de ce monde. Nous survivons, certains sont plus chanceux que d’autres. Certains d’entre nous deviennent fous. L’existence de l’être humain a été réduite à une compétition adaptative, à une danse des images dans la quelle personne ne sait qui est qui. Cette société qui nous rend fou ne connaît qu’une logique et c’est la logique mercantile : nous produisons des marchandises et nous sommes produites par elles. Le besoin lucratif dégrade la vie, et finalement, la tue. En Espagne, les statistiques démontrent une moyenne de neuf suicides par jour. Si les libertés qui sont inhérentes à l’être humain ont été remplacées par le besoin d’accumuler des biens et de la reconnaissance une fois qu’on les a obtenus, si le bonheur se chiffre à la quantité de matière acquise et l’amour, l’affection, la créativité ou l’intelligence se réduisent à des images grotesques avec lesquelles la publicité nous frappe à chaque instant… est-il si difficile de comprendre que dans un contexte si hostile les têtes arrivent à se casser ? Pourtant, l’ordre social a su protéger ses arrières, en nous faisant vivre une guerre dans laquelle ceux qui commandent traitent comme de la merde ceux qui obéissent et ceux qui sont en bas se traitent comme de la merde entre eux, celui qui tombe est considéré comme coupable. De sa propre faiblesse et de sa propre nature. Cette opération de stigmatisation et de nettoyage est mise en place par la psychiatrie. Une discipline qui à ce moment de l’histoire ne veut rien savoir des différences sociales, des vécus personnels ou des rapports familiaux. Elle se limite à dicter des sentences et en appel à l’organisme de chaque individu pour innocenter la société de la douleur qu’elle provoque. Le plus curieux est que ses prétendues bases biologiques continuent à être aussi faibles que lors de ses premiers pas. Nous disons « dicte » précisément parce qu’elle est incapable d’émettre un diagnostic basé sur des preuves objectives, de laboratoire. Et si les psychiatres ne sont pas capables de dire précisément ce que sont nos maladies, leurs médicaments ne peuvent pas non plus nous soigner. C’est-à-dire qu’ils sont incapables de rétablir une santé qui, en effet, a été perdue. C’est la raison pour laquelle vous, chers lecteurs, ne connaissez personne qui ait été “soigné” par des drogues psychiatriques, et c’est aussi la raison pour la quelle ces drogues ont des effets secondaires si dévastateurs que nous qui les prenons les arrêtons souvent.

Nous en sommes là. Les psychiatres affirment catégoriquement que pour la plupart des pathologies mentales qu’ils nous assignent il n’y a pas de guérison possible et que la seule façon d’atteindre une certaine “qualité de vie’’ passe par la prise de médicaments. Et souvent nous n’avons pas le choix et nous le faisons, sachant que nous pourrons pallier quelque symptômes mais que la cause de la douleur nous devrons aller la chercher. Pour cela nous disons que nous sommes en lutte, parce que nous pensons que l’autonomie c’est la santé et que nous n’avons d’autre choix que de nous battre pour elle. Les sorties que nous offrent les agents de cette société sont murées et nous laisser traiter comme un problème d’ordre publique n’est pas autre chose qu’attenter contre ce que nous sommes, et surtout, contre ce que nous pouvons être. Dénoncer les injustices d’un système qui provoque la folie est évidemment une nécessité, mais plongés dans une situation où les conditions de vie se dégradent à un rythme vertigineux (et avec le contexte économique actuel, plus encore), nous pensons que la principale urgence doit être celle de construire des stratégies qui nous permettent non seulement de résister aux attaques de ce monde, mais aussi qui reflète ce à quoi nous aspirons. Personne ne va venir nous sauver, donc nous sommes en train d’apprendre à nous rencontrer au milieu de l’obscurité, nous allumons des feux et nous reconnaissons entre égaux à la chaleur des flammes. Ceux qui en savent le plus au sujet de la folie, du traitement ou du stigmate social sont ceux qui vivent avec. Nous parlons en assemblées horizontales, sans hiérarchie. Nous partageons des expériences, des peurs et des désirs. Nous nous formons et mettons en commun chaque savoir qui peut nous être utile. Nous essayons d’organiser et de socialiser tout ce que nous apprenons et vivons. Nous cherchons la liberté – dans la plus radicale de ses acceptions – parce que nous savons que c’est dans la pratique que coïncident le changement des situations que nous vivons et le changement dans nos têtes. Nous connaissons les risques et les conséquences de ce pari, et nous essayons que la peur ne nous paralyse pas ni ne nous fasse sentir coupables. C’est cela la véritable maladie qui traverse la société, celle qui maintient les hommes paralysés, ancrés à des simulacres et des certitudes qui en réalité leur sont étrangers, diminuant toute autonomie et empêchant n’importe quelle expérience personnelle, et partant de là, d’une santé réelle. Nous avons la volonté de vivre une vie dans laquelle personne ne commande et personne n’obéit, ce qui suppose de sortir de soi-même et de s’ouvrir aux autres, ce qui suppose en définitive une autre manière d’être dans le monde, mais avec l’intention précisément de le faire couler.

Psychiatrisés en Lutte / Groupe de Soutien Mutuel de Madrid