Préambule n°5

  • preambuleimageSans remède est composé d’ anti-professionnel.les de la santé et du social.
  • Sans remède est un journal sur le pouvoir psychiatrique et la médicalisation et l’administration de nos vies, alimenté par des vécus, des confrontations et des points de vue, dans une perspective critique.
  • Sans remède ne reprend pas à son compte les termes de malade, d’usager, de soigné. Nous sommes des individu.es avec leurs histoires, leurs aliénations, leurs contradictions, leurs souffrances, leurs plaisirs, leurs combats, irréductibles à des symptômes.
  • Sans remède n’est pas a priori contre la prise de médicaments et le recours aux professionnels de la santé, mais refuse l’injonction systématique au soin et à la médication.
  • Sans remède parle d’enfermements, d’emprises médicale et médico-sociale et de leurs effets, autant dans les murs qu’en dehors. L’exercice de ces pouvoirs n’est pas le seul fait des médecins et autres experts, il nous implique toutes et tous. Il requiert notre acceptation douce ou violente.
  • Sans remède ne propose pas de critique constructive pour penser un nouveau système de santé. N’importe quel soutien apporté à l’autre ou rapport de soin devient critiquable dès lors qu’il s’institutionnalise. Il ne s’agit pas ici de réinventer l’hôpital ou un quelconque autre lieu de soin.
  • Sans remède n’est pas qu’un journal papier, c’est aussi une tentative, avec les moyens du bord, de s’organiser ensemble pour éviter le plus possible d’avoir recours à l’institution.
  • Sans remède ne laisse pas de tribune aux membres de l’institution médicale, car d’autres moyens d’expression sont à leur disposition, au service de ce pouvoir.

Face aux emprises de la psychiatrie et de la médecine, il s’avère nécessaire de poursuivre la critique, dans la perspective de se défendre et de s’organiser.

Ouverture

sansremedecinq8L’équipe qui a conçu la revue que vous avez entre les mains s’est considérablement étoffée. De nouvelles plumes et sensibilités ont rejoint le projet, contribuant à élargir son propos, une orientation déjà amorcée dans le numéro 4.

Sans remède garde pour vocation de diffuser et susciter des paroles que tout condamnait à rester confinées derrière les murs ou dans la solitude des parcours psychiatriques. De tisser du commun entre des vécus, pas aussi singuliers et peu partageables que l’institution voudrait nous le faire croire. De souligner à quel point l’HP reste le lieu d’antagonismes irréconciliables entre les personnes qui y exercent leur pouvoir, qui sont considérées comme en possession du savoir et sont libres d’y circuler et d’en sortir, et celles qu’on y enferme et sur lesquelles ce pouvoir et ce savoir s’exercent. Et ainsi, de penser la psychiatrie en termes politiques et contribuer à en refaire un terrain de luttes.

Le terme psychiatrisé.es s’inscrit pour nous dans cette perspective. Il témoigne de notre volonté de nous défaire des mots de la psychiatrie : se reconnaître comme psychiatrisé.es nous permet de nous définir contre la psychiatrie plutôt que de nous laisser définir par elle. Nous subissons toutes et tous le pouvoir psychiatrique, que ce soit de la manière la plus abjecte dans ses murs ou de façon plus pernicieuse hors les murs. La psychiatrie de secteur, la banalisation de la prescription de psychotropes, la psychologisation à chaque instant dans les espaces institutionnels ou informels, la présence à chaque coin de rue de psychothérapeutes et coachs en tout genre, participent de cette emprise. Mais nous ne sommes pas seulement les objets de cette domination psychiatrique, nous en sommes aussi les agent.es en ce sens que nous véhiculons toutes et tous cette distinction, qu’elle fabrique entre le normal et le pathologique.

sansremedecinq6Il est évident que la psychiatrie contribue au maintien de l’ordre social. Ne s’intéresser qu’à elle seule laisserait entendre que nous avons à faire ici à un objet séparé.
En la critiquant, nous avons appréhendé des processus de gestion, d’infériorisation, d’avilissement, d’expertise, d’administration qui nous semblent être efficients pour construire une critique du pouvoir médical, entre autres.
De même, ce que la psychiatrie révèle de la gestion sociale et de l’administration du « cheptel humain » nous paraît pertinent pour élaborer une critique du système médico-social. Un dispositif qui se resserre de plus en plus fortement à mesure qu’il s’applique sur les classes les plus pauvres, les plus dominées de la population.

Le journal ne dérogera pas à certains principes. Nous conserverons une attention particulière à ce que les témoignages des personnes confrontées ou ayant été confrontées aux institutions médicales et médico-sociales gardent une place majeure. Nous tenons à ce que seule la parole de psychiatrisé.es, médicalisé.es ou administré.es (entendre personnes soumises à l’autorité d’une administration) ait sa place dans le journal, afin qu’aucune parole de soignants ou d’institutionnels – aussi sympathiques et/ou critiques soient-ils – ne vienne réduire leur portée. L’antagonisme est réel. Les paroles de noirs.es ou de blancs ne peuvent pas être mises sur le même plan quand on parle de racisme. Idem pour les paroles de femmes et d’hommes quand on parle de sexisme ; de prolétaires et de patrons lorsqu’on parle d’exploitation.

Nous réalisons l’objet-journal à plusieurs. Pour ce numéro, nous avons été une dizaine à écrire ensemble ou séparément, à relire nos textes collectivement, à les affiner au cours de discussions. Ainsi, c’est en commun que nous élaborons une critique des pouvoirs psychiatrique, médical et médico-social. C’est ce qui nous permet de porter collectivement les textes écrits pendant le temps de rédaction. Chacun.e restant libre évidemment de conserver les termes et tournures qui lui tiennent à cœur, de féminiser ses écrits (Cf. À propos de la féminisation des textes) ou de préférer contourner les règles grammaticales et orthographiques que l’on nous a enseignées.

sansremedecinq2Nous publions aussi des textes de personnes qui ne sont pas présentes pendant la fabrication du journal. Nous ne retouchons pas ces textes. Nous choisissons de les passer parce qu’ils nous plaisent pour bien des raisons, même s’ils ne correspondent pas exactement à la manière dont nous nous positionnons.

Après vous avoir invité.es dans nos coulisses, nous vous laissons découvrir notre joyeux bordel, un peu éclairé.es sur nos intentions et nos exigences.

Bonne lecture.

Mon panache

bloodletting-2J’ai perdu 10 ans de ma vie à l’école, je me suis pas vue grandir, je me verrai pas vieillir non plus. Mes potes verront bien que mes cheveux blanchissent et que mon corps flétrit. Je verrai bien que j’ai des trous de mémoire et un fatras de souvenirs. Mais je n’aurai pas le temps de m’y appesantir, occupée chaque jour par l’écrasante nécessité de vivre.

Parfois je me réveille la nuit, je me dresse dans le plumard, en disant d’une voix endormie: « J’ai encore fait un cauchemar« .
Combien de personnes qui partagent mes nuits ont pu voir cette scène, et entendre ce récit…
« J’ai rêvé que je tentais d’échapper à mon père mais qu’il finissait par m’attraper et me mettre en HP. »
Et toujours je constate la présence d’un(e) ami(e) ou d’un lieu sûr, et me rendors, ou alors je me blottis contre mon compagnon, comme pour élargir les parois de la nuit en diluant, dans sa chaleur, l’impact.
C’est un rituel étrange et bref, une mort et une renaissance, un passage de la terreur à la tendresse qui m’échoit parfois par surprise, et que j’accomplis de bonne grâce. Il est doux d’avoir du temps et des amis auprès desquels panser ses plaies. C’est le sens premier que je donne à ma vie, c’est pour ça que je me réveille chaque matin : pour constater que je suis loin des lieux de mes cauchemars, entourée d’êtres qui m’ouvrent un présent plus supportable.
Et puis le temps passe, la nuit s’en va, le jour se lève et j’essaie d’y graver autre chose.
Le rêve revient pourtant, et ma peur inquiète parfois ceux qui en sont témoins.

C’est que moi, l’HP, je suis pas sûre d’en sortir vivante : je tombe déjà dans les pommes si je tire sur un joint, comment pourrais-je tenir le coup sous neuroleptiques ?
Et si je vivais, dans quel état ? Que resterait-il de moi, moi qui fonds en larmes si on me colle une baffe, moi qui me débats et me sauve dès qu’on prétend me séparer trop longtemps des gens que j’aime ? Que resterait-il de moi si je ne pouvais plus dessiner, serrer ma peluche contre moi la nuit, si je ne pouvais plus lire, ni avoir sous mes yeux les quelques objets auxquels je tiens ?
Que vivrais-je, lorsque mes amis me verraient en pyjama hideux, défoncée et impuissante, moi qui aime tant
être super sapée et faire mon intéressante ? Et s’ils ne peuvent me sauver, que leur laisserais-je, que resterait-il de nous ?
Comme si je n’étais pas déjà assez pauvre, assez frustrée, qu’il faille tout me retirer.
Car ce n’est pas juste moi qu’on retirerait du monde. C’est le monde qu’on me confisquerait. C’est moi-même qu’on me retirerait. C’est toute mon histoire, mes rêves, mes espérances, et la façon dont je m’accommode
de moi. C’est les petites cachotteries que j’ai mis en place pour supporter le monde, comme le rêve, la poésie, l’humour.
C’est le mot de la fin, celui que je dois prononcer avec mon dernier souffle, et qui dit : « Mon panache ».
C’est tout ça dont je peux être privée un jour, si j’ai escaladé un mur de trop, si j’ai eu le malheur de tomber à genoux en larmes devant un cheval roué de coups, si j’ai mordu un flic, si j’ai trop souri, trop pleuré, trop ri, si j’ai eu du mal à contenir des choses qui n’auraient pas à l’être.
Je vis sous cette menace, en apnée sous la tranquillité des autres, chaque seconde m’est sursis.
Mes projets tiennent du luxe fantasque.
Il me semble plus réaliste de m’imaginer des épitaphes.
J’en veux des splendides! Quand j’en trouve des bien, je rêve de me les faire tatouer sur la peau.
Ainsi, quand ils m’auront chopée, je pourrai, dans l’interminable corridor du néant, faire faire les cent pas à mon enveloppe charnelle, comme on exhibe obstinément une œuvre à jamais incomprise du public.
Elle sera ma propre sépulture, dernière demeure chimiquement vidée de ma présence.
Mon père me l’a promis, ce dénouement. Il a passé des années à m’apprendre des choses et me donner à manger, pour ça.
Pour l’examen final où je refuse de rentrer dans l’ordre.
Jean-Marie, prends ta fille, ta fille unique, et si elle veut pas bosser pour le système, porte-la sur l’autel de la science.

Et cette fois, on mettra pas un mouton à sa place, ça rigole plus, c’est pour de bon. On a des médicaments qui font passer l’envie de rire.
Je rêve de m’écrire sur les fesses un poème indiquant à quel point j’en ai fait bon usage.
Pour quand ils y planteront l’aiguille.
Mais finalement je n’écris rien sur mon corps. Je ne veux pas porter sur ma vie l’ombre de ma mort.
Je pense des fois à la perplexité des brebis qu’on couche sous une lame. À leurs questions.
« Ne suis-je qu’une viande ? Qu’une fille ? Qu’une main d’œuvre ?
Comment ai-je pu faire taire mes doutes, ne rien dire, ne rien faire, ne tuer personne, jusqu’à ce moment où il est trop tard ?
Comment n’ai-je pas mis le monde en branle, pour donner le change à une telle mesure d’horreur inexplicable, comment ai-je pu laisser mon destin entre ces mains intéressées, et croire à leur bienveillance, pour qu’en ce jour tant de haine nous incombe et me réduise au silence ? Ne suis-je pas un peu jeune, encore, après tout ? » L’amour des parents pour les jeunes, tout ça… Ces concepts que je n’ai jamais vraiment dépassés… Ces concepts que j’ai mis toute une vie à remettre en question envers et contre tout, par amour de la logique…
Ces barrières mentales qu’on appelait des roses et sur lesquelles je me suis déchirée…
Dans quelle faille spatio-temporelle s’évanouissent-elles dans le crâne de mon père, dès lors qu’une autorité prétend se charger de mon cas ?
Je fuis l’imaginaire de cette fin tragique, qui me visite pourtant dans mon sommeil, sous ses formes les plus baroques.
En attendant, j’aménage ma peine. Je sème ma vie de points de suspension, consciente que chaque mot peut
être le dernier. C’est ennuyeux car la vie, pour moi, c’est pas ça, c’est un grand brouillon, un perpétuel réajustement.
Ça devrait être: prendre le temps d’être tout (en passant s’il le faut par n’importe quoi). Pas craindre sans cesse de n’être plus rien.
Je suis l’aboutissement de plusieurs millénaires de civilisation. Je suis la possibilité d’éliminer discrètement de la progéniture qui ne correspond pas aux besoins de son corps social, sans avoir à se donner la peine d’en penser quelque chose.
Quel épilogue apporter à 25 ans d’existence ? Et que dire aux personnes auprès desquelles j’essayais compulsivement de me rendre irremplaçable ?
Dans cette vie au futur conditionnel, j’aurai aimé.
Dans l’hypothèse où mon père ne m’attrape jamais (ou se décide à se faire oublier, seule chose saine dont il soit encore capable), je pense vraiment que je pourrais, moi, faire des trucs géniaux.
Je sais pas encore quoi.
Un truc qui me distingue, un machin merveilleux qui dépasse du couvercle de l’absurde, comme un pantin joyeux qui surgit de sa boîte.
Un truc évident.

Célie.

Pour toi toubib

Ce texte a été écrit en 2004, soit trois ans après un internement d’office sur la demande d’un tiers et sur les conseils d’un médecin des urgences. Pour faire court, un soir de profond malaise je me suis mis minable pour ne plus rien ressentir et je me suis endormi… pour me réveiller je ne sais combien de temps après dans un lieu inconnu : une chambre blanche, attaché à un lit. C’est sûrement l’expérience la plus angoissante que j’ai connue. J’ai vécu cela comme une véritable injustice, j’étais simplement triste, malheureux et profondément déprimé et la seule solution qu’on m’ait apportée a été de m’enfermer. C’est ainsi que j’ai découvert le monde merveilleux des hôpitaux psychiatriques. Le premier dans lequel j’ai été interné d’office et duquel j’ai pu sortir à la seule condition d’accepter d’être envoyé dans une clinique privée. Et c’est dans cet établissement que j’ai fait la rencontre de ce psychiatre qui m’a pourri la vie en me déclarant schizophrène. Ce texte s’adresse à lui.

Un jour quelqu’un m’a dit :
« Tu dois entendre ce que j’ai à te dire : tu as une maladie qui touche un jeune sur cent. »
Je l’interrompis :
« Ah bon ? Non mais ça va mieux maintenant, je parle avec tout le monde, je connais l’histoire de chacun ici. Je crois même que je commence à aimer les gens, c’est dire ! »
Et cet homme, indigne individu, continua son discours, sans prêter la moindre attention à ce que je pouvais lui dire, sans savoir que ce qu’il allait dire me tourmenterait durant des années.
« Tu es schizophrène ! »
Trou noir… J’étais anéanti. Je ne connaissais pas la définition exacte de ce terme mais je savais que cela n’augurait rien de bon. Tandis que je restais immobile et silencieux, il quitta la pièce sans plus d’explications.
Qui es-tu, sombre individu, pour que briser la vie de tes semblables soit pour toi un moyen de gagner la tienne ?
Ainsi, par ce diagnostic, cette sentence, tu m’as fait entendre que j’étais en dehors de la réalité.
Tu m’as ainsi signifié que ma façon de voir et de comprendre les choses et les événements était erronée par un quelconque défaut psychologique. Alors que je t’expliquais que c’était cette société pourrissante et avilissante qui gâtait nos âmes, tu me disais qu’il fallait que je me rase et que je retire mes piercings pour pouvoir trouver du travail, et alors, alors à moi les joies d’une vie sociale épanouie.
As-tu seulement écouté ce que j’avais à dire ou attendais-tu simplement que ça soit à ton tour de parler et de me gerber à la face tes cours de psychologie et ton amour de ce système qui fait ta richesse et moi ma misère ?
Car finalement, que connais-tu de la misère humaine, laquelle pour toi se soigne à coups d’injections de neuroleptiques et autres stupéfiants, qui, soit dit en passant, n’arrangent en rien notre mal-être ? Au contraire, cela nous sépare de notre souffrance, nous la rendant étrangère et ainsi encore moins compréhensible. Tu prépares simplement nos cerveaux, les rendant malléables et réceptifs à tes propos abêtissants.
serresJe dis « nos cerveaux », car si je suis en dehors de la réalité, c’est de la tienne mais certainement pas de celle de toutes ces personnes que j’ai côtoyées dans les couloirs de ton établissement. Je suis certain de mieux les comprendre que toi toubib.
Là où tu vois des pathologies, je vois simplement des personnes brisées, souffrantes d’être victimes d’un système que tu défends et postules comme base de toute guérison.
Alors, il faudrait nous adapter à une vie non choisie et inhumaine, subir ses coups sans faillir plutôt qu’essayer d’adopter un mode de vie plus proche de ce que nous sommes, c’est-à-dire des femmes et des hommes, et non des bêtes de somme servant uniquement à enrichir une minorité dont tu fais partie.
Toi tu as de la chance toubib, car ta bêtise te protège de toute souffrance. Tu es bête au point de ne pas saisir le monde qui t’entoure. Car comprendre ce monde, c’est souffrir. Le décrire, c’est le haïr. Tu prouves ton manque d’intelligence en te faisant son défenseur, et par là-même tu plonges dans un désarroi encore plus profond quantité d’âmes perdues qui passent entre tes mains et à qui tu fais subir ta psychologie de bas-étage. D’ailleurs, n’est-ce pas plus de l’idéologie que de la psychologie ?
Je te retourne une question que tu m’as posée cent fois toubib, comme si la réponse que je te fournissais ne te convenait pas !
– Te sens-tu différent ?
Ce à quoi tu répondrais sans doute, comme je l’ai fait :
– Différent de quoi ?
Et là, je préciserais :
– Différent de nous, tes patients, tes cobayes ? Pour mieux dire.
Mais quelle question idiote que celle-ci. Comment toi, un homme respectable, bardé de diplômes, avec ta culture, pourrait-il se comparer avec des êtres tels que nous, misérables et incultes ?
Que je suis bien candide de te poser cette question.
Nous ne sommes que les faire-valoir de ta supposée intelligence, que tu sais très bien placer au-dessus de la nôtre, nous rappelant sans cesse que nous sommes incapables de nous comprendre par nous-mêmes.
Mais sais-tu que la plupart de tes victimes reconnaissent que la seule thérapie efficace dans ta clinique venait des discussions que nous avions les uns avec les autres ? Et sais-tu pourquoi ?
Parce que nous nous parlions d’égal à égal. Aucun de nous ne se sentait supérieur à un autre. Nous partagions simplement notre souffrance sans émettre de jugement.
Penses-tu vraiment que c’était en faisant de la poterie, du vélo, des puzzles ou autre activité de ce genre, et en parlant une fois par semaine avec toi, pendant un quart d’heure, que tu nous « guérissais » ?
Ah oui ! J’oubliais nos rassemblements du mardi, dignes de réunions d’entreprise, avec tes fameuses séances de résolution de problèmes. Tu veux que je te dise toubib, c’était toi, notre plus gros problème. Je te laisse imaginer comment moi je l’aurais résolu…
Tu es encore plus stupide que ces curés ou autres gourous qui promettent un paradis à leurs dupes s’ils se plient à leur morale. Mais il est vrai, et je le conçois fort bien, qu’il est plus gratifiant pour toi de penser que c’est tes explications, tes conseils et ton jargon de psychiatre qui apaisent nos pauvres petites psychés si durement malmenées par la vie.
Entre parenthèses, ton manque de modestie affecte ton jugement. Car tu devrais reconnaître qu’il t’est bien facile d’épater avec ton verbiage, et de convaincre du bien-fondé de tes propos un patient sous Valium ou autres drogues que tu prescris. Remarque, maintenant que j’y pense, tu en es peut-être conscient. Cela expliquerait la colère que tu as manifestée à mon égard lorsque je t’ai expliqué que je refusais de prendre ma dose, pour cause de pulsions suicidaires exacerbées, et là pour le coup, de réelles pertes de contact avec la réalité.
Je me souviens encore de tes explications vaseuses :
– Je ne comprends pas. On ne te donne pourtant que 15 gouttes de neuroleptique par jour.
Tu oubliais mes antidépresseurs et les antipsychotiques. Oh ! Que c’est joliment choisi ces noms de psychotropes. C’est sûr que ça sonne plus « médical » pour des drogues.
Tu continuais donc en m’expliquant, tout fier de ta métaphore, « qu’un bon traitement, c’est comme une paire de chaussures, il faut qu’il soit bien adapté. » Et là, je revois encore, et non sans un certain plaisir, ta mine déconfite lorsque je t’ai rétorqué qu’à ce moment-là je préférais avancer pieds nus. C’est à partir de cet instant que notre communication est devenue orageuse, car tu as bien compris que, me débarrassant de ma camisole chimique et donc de ton emprise sur moi, j’allais être moins réceptif à tes honteuses manipulations. Mais je m’égare, recentrons-nous sur le sujet.
Je disais donc que c’est entre nous autres, tes patients (car il est vrai qu’il en faut de la patience avec toi), que l’on trouvait le plus de réconfort. Élément que tu réfutais, nous mettant même en garde de croire que cela nous aidait. Évidemment, si on suit ta logique, comment veux-tu qu’un mec malade aide un autre malade ? Forcément qu’ils se trouvent tous les deux normaux, vu qu’ils sont anormaux, tu me suis toubib ?
Enfin bref, toujours est-il que tu as dû faire de bien brillantes études toubib, pour douter autant des bienfaits d’une bonne discussion.
serres2Mais encore une fois, c’est sûr que c’est bien plus gratifiant pour toi de penser que nous faire subir tes monologues (ô combien chiants et démoralisants pour moi) était bien plus salvateur que ce que nous pouvions nous apporter les uns les autres.
De plus, non content de nous abrutir, il te fallait bien asseoir définitivement ton autorité en nous imposant une discipline digne d’un pensionnat, d’une usine, ou d’une prison, au choix. Juste histoire de nous infantiliser encore un peu plus que ce que nous ne l’étions déjà. Voici ce dont je me souviens :
– Interdiction de sortir du bâtiment après 19 h ou 20 h, je ne sais plus précisément, car il arrivait que le surveillant de garde décide de fermer les portes plus tôt. À partir de là, on pouvait se carrer dans le cul notre dernier bol d’air, qui pourtant nous était fort agréable.
– Obligation de se lever tous les jours à 8 h, y compris les week-ends, et gare à celui qui traîne au lit. Ah bah oui gamin, il faut être à l’heure pour prendre ses premières petites pilules de la journée. Et puis si tu traînes au lit tu vas rater les merveilleuses activités qu’on te propose pour la journée : puzzle, poterie, fabrication de collier ou de bracelet, etc… Youpi ! Je sens déjà la joie m’envahir, ah non, autant pour moi ça doit être l’effet de la petite pilule bleue. « Euh toubib ! Excuse-moi de t’importuner, mais là, je me fais un peu chier quand même. » « Ah écoute je n’ai pas le temps là, et puis il y a plein de choses à faire, tu vas bien trouver une activité qui te plaît ! » « Oui, j’ai bien une idée, mais j’aurais besoin d’une corde… »
– J’ai entendu un infirmier psychiatre expliquer que la blouse blanche était là pour nous rappeler notre condition de malade, et qu’il ne fallait pas nous proposer d’activités trop ludiques pour éviter que nous pensions être en vacances. Aucun risque, fais-moi confiance. Car si ça avait été le cas, crois-moi que nous n’aurions pas mis longtemps pour aller trouver le gentil organisateur et lui coller notre pied au cul en lui faisant bouffer ses colliers de nouilles, vilains garnements que nous sommes.
– Autre obligation, celle d’être dans nos chambres respectives à 22 h précises, sans bien sûr oublier au préalable de prendre tes dernières petites pilules de la journée. Et là, attention si tu ne dors pas. Un surveillant passe et te fait bien comprendre qu’il faut que tu fasses un gros somme.
– Dernier point du règlement que j’évoquerai ici : l’interdiction de rentrer dans la chambre d’un autre patient. Bah oui ! Il pourrait y avoir contact charnel. Oh mon dieu ! Surtout pas ! Car les relations entre patients sont strictement interdites, alors si en plus ce sont des relations sexuelles ! Manquerait plus que l’on se comporte en êtres humains. Rappelle-toi, compagnon, que tu es un malade et plus vraiment un individu. Résiste à tes envies que diable ! Enfin ceci dit s’il t’en reste des pulsions, car les médocs que nous ingurgitons ne sont pas connus pour leurs effets aphrodisiaques mais plutôt l’inverse.
Sur ce point de règlement, je tiens tout de même à remercier un des surveillants qui nous laissait circuler librement dans la clinique et même aller dans la chambre d’un autre patient. Ce surveillant avait gagné notre respect car il nous respectait également, et ne nous traitait pas comme de vilains enfants qu’il fallait sermonner en cas de désobéissance.
Alors que toi, méprisable merde, tu ne m’inspires que du dégoût. Pour aider les gens, il faut d’abord les comprendre, mais ça je doute que tu en sois capable. J’ai bien vu comment tu traitais les personnes qui pouvaient encore, l’espace d’un instant, avoir des réactions humaines. Comme cette femme que tu as virée de ta clinique, parce qu’elle avait laissé éclater sa colère. Et pourquoi ? Parce qu’en plus d’être hospitalisée, ce qui n’a déjà rien de réjouissant en soi, elle avait appris qu’on lui retirait la garde de ses deux enfants. (Remarque, dans un autre hôpital que j’ai malheureusement fréquenté, on l’aurait attachée à un plumard et hop une injection.) Mais dis-moi toubib, comment voulais-tu qu’elle réagisse à cette nouvelle ? En l’acceptant calmement et en restant prostrée ? Et toi qui prétends nous aider. Nous ne sommes pas du même monde toubib. Et entre toi et moi, je ne sais pas qui est le plus schizophrène des deux. Mais une chose dont je suis sûr, c’est que tu ne vis pas dans la réalité de tes patients. Et j’espère qu’un jour tu te prendras en pleine face cette réalité sociale qui t’est étrangère.
Il faut quand même que je te remercie pour une chose toubib : maintenant, je touche une pension d’adulte handicapé et on m’a classé en incapacité de travail. Je suis donc libre d’employer mon temps comme bon me semble, échappant ainsi à l’aliénation et la prostitution du travail. Et c’est ainsi grâce à toi que j’ai pu lire tous ces auteurs qui m’ont rassurés sur ma santé mentale, et que tu diagnostiquerais certainement schizophrènes, vu leur vision de la réalité, si éloignée de la tienne.

Caouèt.

On a reçu…

Dans sa vie elle avait eu tant de galères
Elle aurait pu en devenir très amère
Puis elle comprit que cet initial duel
était la cause de tout son fiel

elle a envie, elle rit, elle sait qu’elle va encore se tromper

D’abord maintenus dans la dépendance
par les obscurs liens de son enfance
elle a choisi de tenter sa chance
et sur cette mascarade mettre du sens

elle a envie, elle rit, elle sait qu’elle va encore se tromper

Elle essaye chaque jour d’avancer
vers une vie plus glamour
sans chou cabus ni tablier
et au matin elle recrée son amour

elle a envie, elle rit, elle sait qu’elle va encore se tromper

ça lui donne la force d’avancer
car elle à l’espoir de danser
sans oublis ni pardon
mais de ses souffrances elle fait l’abandon

elle a envie, elle rit, elle sait qu’elle va encore se tromper

S.T.

Ce texte a été écrit lors d’un atelier d’écriture pendant une journée contre les violences faites aux femmes.

Le joli monde de l’expertise

Les lignes qui suivent ont été écrites à la suite du procès en appel de Philippe Lalouel, jugé pour trois braquages dans des agences postales, avec une arme volontairement non chargée, et au cours desquels il a dit à chaque guichetière « je ne vous veux aucun mal, je suis là pour l’argent. » (pour plus d’infos à son propos, voir ici)
À l’issue de ce procès, Philippe a été recondamné à dix-sept années de prison, une peine extrêmement sévère au vu des faits qui lui sont reprochés. Pour avoir assisté à cette exécution publique, nous avons la conviction que les expertises psychiatriques et médico-psychologiques ont pesé lourdement dans la balance et nous avons jugé utile de revenir sur leur rôle au sein du tribunal, ce qu’elles sont censées éclairer et ce qu’elles rendent possible.

Dans le cadre d’un procès, le juge d’instruction a « les pleins pouvoirs pour procéder à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité« . C’est dans ce cadre qu’il fait appel à toutes sortes d’experts, sélectionnés sur une liste nationale établie par la magistrature, afin de résoudre toutes les questions d’ordre technique que peut poser l’affaire en jugement. C’est donc avec l’alibi de la rigueur et la neutralité scientifiques que se prononcent les psy, dont les analyses et opinions seront considérées comme relevant de la pure technique et non de l’interprétation (des faits, des mobiles, du comportement de l’accusé au moment de l’examen, etc.).

L’expertise psychiatrique

Distinguons l’expertise psychiatrique et l’expertise médico-psychologique. Ces deux-là se complètent dans le processus judiciaire mais ne font pas appel aux mêmes intervenants et ne remplissent pas la même fonction.
L’expertise psychiatrique n’a qu’un seul rôle : déterminer si la personne mise en cause est « accessible à la peine », c’est-à-dire si elle était en possession de tous ses moyens au moment de l’acte qui lui est reproché et si elle est capable de comprendre le sens de la sanction qui va lui être opposée. Si son jugement était considéré comme totalement aboli, ce qui n’arrive quasiment plus de nos jours, l’accusé ne relèverait plus de la justice pénale et de la prison mais de la psychiatrie et de l’HP, selon un partage des tâches qui date du début du 19ème siècle (voir ici). Ne perdons pas de vue que, à en croire la mythologie que produit à propos d’elle-même l’institution judiciaire, la peine qui est infligée au condamné est censée le faire réfléchir sur ce qu’il est et sur ses actes. Il est donc indispensable qu’un psychiatre valide la capacité de l’accusé à comprendre ce qui se joue. C’est ainsi que, dans le procès de Philippe, ce « spécialiste » est intervenu en chemisette à travers un écran de visioconférence pour affirmer que l’accusé ne souffrait pas de trouble psychiatrique majeur. Pour rendre son diagnostic, le psychiatre s’était contenté de s’entretenir une demi-heure avec lui trois ans avant sa comparution au tribunal… Un rien léger tout de même quand on songe que des années de prison sont en jeu, mais la lecture du dossier d’instruction (incomplet et partial puisque par définition à charge) agrémenté d’une bonne dose de préjugés suffisent apparemment à un expert psy digne de ce nom pour venir à bout de sa périlleuse mission.

breccia_Perramus_NNUne fois que l’expert a validé que l’accusé était en pleine possession de ses moyens, ce dernier est considéré comme « accessible à la peine » et la justice a les mains libres pour le punir autant qu’elle le veut. L’idée, c’est qu’il aurait pu agir différemment puisqu’il possède son discernement et jouit de son libre arbitre. Faute de penser que l’acte a été commis sous l’emprise de la folie, de l’aliénation ou autre pathologie moderne, la cour peut se persuader qu’elle a à faire au mal réel, moralement choisi en connaissance de cause. Et faire abstraction de tout déterminisme social et des contraintes extérieures, comme si rien de cela n’avait d’incidence sur nos choix et sur ce que l’on est. L’avocat des parties civiles le répétera trois fois aux jurés « je ne crois pas au déterminisme ». Voilà ce qui donne au tribunal son mandat : il s’assure d’abord qu’on ne juge pas un animal qui, lui, serait mû par ses instincts et passions, et qui ne serait donc pas libre de ses choix. L’accusé ne peut être condamné que s’il était libre de ses actes. Il n’y a bien que dans un procès qu’on serait libre de nos choix, il n’y a pas de réel dans cette enceinte.

L’expertise médico-psychologique

L’expertise médico-psychologique arrive à point pour résoudre la question suivante : qui est cet homme ? Et d’ailleurs, est-ce un homme ? L’expert est chargé de fournir des éléments sur la « psychogénèse de la personnalité du criminel ». La « psychogénèse » est le récit qui prétend éclairer les motivations du crime à travers la construction psychologique de celui ou celle qui l’a commis. En réalité, il s’agit plutôt de juger la vie toute entière de l’accusé à l’aune du crime, comme si celle-ci n’était qu’une tragédie toute tendue vers le passage à l’acte.
À travers ce récit est réintroduite la notion de déterminisme, mais cette fois pour mieux accabler l’accusé. Si nos contraintes sociales expliquent bien mieux que d’autres paramètres nos histoires et nos vies, elles seront toujours ici invoquées à charge. Ces déterminismes sont travestis en révélateurs de la nature profonde du criminel. C’est là le tour de force que fabriquent psychiatres et psychologues, de relire la biographie d’une personne, non pas comme la preuve qu’elle est l’objet d’une multitude de contraintes extérieures, mais comme la validation d’une identité criminelle. Lors du procès de Philippe, cela donne, en jargon psy : il a commencé à voler très jeune. Il porte donc en lui cette opposition aux règles. Il n’a jamais voulu changer. Il ne changera jamais. Alors même qu’on pourrait dire : il a grandi seul, dans un milieu pauvre. Très tôt, par nécessité, il a dû se démerder pour trouver des moyens de ramener de la nourriture chez lui.
Le rôle de l’expertise médico-psychologique dans un procès est bien de fabriquer, de produire de toutes pièces une identité qui soit cohérente avec la peine qui va être prononcée. Il serait difficile de dépeindre un pauvre bougre, agi par des réalités sociales qui le dépassent et qui l’écrasent, pour dire ensuite : bon bah, ce sera dix-sept années de prison pour votre origine sociale. Dans le cas de Philippe, il était impératif de construire l’image d’un monstre irrécupérable, pour lequel il ne ferait pas de doute que la seule réponse sociale viable soit la prison à vie – et encore il a bien de la chance que la peine de mort ait été abolie – puisque, de toutes façons, il récidiverait. En effet, l’autre question qui est posée sempiternellement à l’expert psychologue, c’est de savoir s’il y a risque de récidive. Question cruciale, on s’en doute, qui va énormément jouer sur la longueur de la peine. Mais même s’ils sont flattés d’être pris pour des prophètes, il s’avère que les psychologues ne connaissent rien au maniement de la boule de cristal. Ici encore, ils répondent à l’aune de ce qu’ils trouvent dans le dossier d’instruction, de leurs simples intuitions et de leurs opinions préconçues, de ce qu’ils savent qu’on attend qu’ils disent, et aussi, souvent, de leur mépris de classe vis-à-vis de celui qui est dans le box…

Au final, les interventions du psychiatre et du psychologue apparaissent comme parfaitement complémentaires. Le premier a pour mission de démontrer qu’une personne est bien responsable de ses actes et ainsi restaurer sa place parmi la communauté des humains dotés de raison : il faut bien qu’il soit des nôtres pour être jugé. Le second part de ce postulat pour faire sortir de nouveau un accusé du lot de ses semblables et l’enfermer à jamais dans les actes qui lui sont reprochés : finalement, c’est un non-pair, il n’est pas des nôtres et il faut s’en protéger. À jamais dans le cas de Philippe… Que nos deux “spécialistes” tiennent ce rôle en toute conscience de ses effets a finalement bien peu d’importance. Il est toujours possible de dissimuler des préjugés sociaux et des jugements moraux derrière une prétendue neutralité scientifique, mais ces deux-là savent parfaitement que leur “savoir” ne repose pas sur des faits mais sur leur interprétation. Une interprétation est par définition partiale, et celle-ci est d’autant plus biaisée que ce qui est en jeu ici, c’est toute la vie d’un être humain à la seule lumière d’un crime.

À quoi bon cette mascarade grotesque ?

Perramus-SheriffOn pourrait se demander pourquoi on prend la peine de faire jouer aux juges et magistrats cette mascarade longue, coûteuse, et ennuyeuse à souhait alors qu’ils pourraient se contenter de condamner à tour de bras et à huis clos sur la base de leurs propres préjugés et jugements moraux. C’est que toutes ces étapes sont censées concourir au maintien d’une cohésion sociale. Si on en croit la doxa républicaine en vigueur, le tribunal participerait, avec d’autres institutions, à assurer cette cohésion. Par le procès, certains membres, investis d’une fonction magique, rétabliraient symboliquement un ordre social perturbé. Dans cette fable judiciaire, un procès servirait à produire une réparation sociale, mais aussi une réparation pour les victimes. Et tout cela serait traversé par le souci de prononcer une peine individualisée afin de mettre la société à l’abri de la récidive. La société actuelle exigerait réparation des entorses faites aux règles. Et c’est pour faire réparation qu’elle agresse et fait violence, en punissant et enfermant. Cette agression doit être habillée sous un paquet de symboles pour paraître justifiée. Et ce sont les experts psychiatres et psychologues qui sont chargés d’une bonne part de ce travail de camouflage.
Précisément, un procès d’assises est un cadre particulièrement propice pour entretenir le mythe d’une justice impartiale qui juge au nom du peuple, sans considération de classe, de genre ou de race, puisque ce sont des représentants du peuple qui jugent, tirés au sort sur les listes électorales. La procédure est orale, tout semble se jouer dans l’enceinte du tribunal, comme si tout cela n’avait comme finalité qu’une vocation pédagogique. Ça aurait tout d’un spectacle si les peines distribuées n’étaient pas, quant à elles, bien concrètes et réelles. Les voilà donc, Monsieur, Madame tout le monde, amenés à juger en leur âme et conscience, « sans crainte et sans méchanceté » selon la formule. Pour la crainte, ils peuvent être tranquilles, il y a plus de flics dans la salle que de jurés et de juges réunis. Pour la méchanceté, ils n’en auront même pas besoin, la science a largement fait le travail. Les expertises viendront remplir chaque case de leur jugement moral à deux sous par des concepts hyper sexy du genre « syndrome abandonnique ». Grâce au crédit des experts en blouse blanche, les jurés peuvent se laisser aller à la haine et à la cruauté avec la meilleure conscience du monde. Le tour est joué, en une session d’assises d’une semaine, ils distribuent une bonne centaine d’années de prison, en réponse à la misère sociale des accusés. Ils sont là pour ça, les experts et les juges, permettre aux jurés de condamner sans se sentir coupables. C’est retors, non ?
Et il faut les voir, les jurés, quand les experts causent, là, y’en a du tangible, du réel, pas comme quand l’accusé parle, qui raconte sa version, forcément partiale. Les experts, quant à eux, sont impartiaux, évidemment, puisque, de toutes façons, ils n’ont rien à gagner à ce qu’une grosse peine soit prononcée. Et puis, après tout, ils ont une formation béton de médecin. Un médecin, ça rassure, ça ne veut que du bien aux gens. Nous l’avons vu lors du procès de Philippe : face aux récits des experts, les jurés se réveillent. Ils sont concentrés, prennent des notes, ce qu’ils font très peu le reste du temps. Et se font une opinion, la leur…

Nous ne souscrivons pas à ce discours d’auto-justification qui veut faire passer l’institution judiciaire pour un bien public, une nécessité sociale et l’expression de la volonté populaire alors que celle-ci n’est jamais qu’un instrument de gouvernement au service du pouvoir, et l’expression d’un rapport de classe et d’un ordre de domination. Son rôle évident et premier reste bien d’enfermer, de punir et de servir de repoussoir ou d’épée de Damoclès pour les autres membres de la société. C’est bien de l’organisation de la peur qu’il est question. La vengeance d’État qui s’exerce sur les accusés peut être parée de bien des atours, elle reste assez transparente pour peu qu’on veuille y porter le regard.
Quant aux « victimes », que s’arrachent les juges et les politiciens, il n’est pas dit, pour peu qu’on veuille vraiment les écouter, qu’elles vivent toutes si bien le fait d’être instrumentalisées et dépossédées de leur propre histoire et de la possibilité d’un cheminement singulier vis-à-vis des torts subis. Il s’avère que, quand souffrance il y a eu (ce qui d’ailleurs ne saute pas vraiment aux yeux dans le cas de toutes lesdites victimes de Philippe), la vengeance d’État ne fait pas soin non plus de ce côté-ci de la barre. Les tribunaux ont beau se donner les moyens de rendre définitivement irréconciliables la raison des victimes et celle des accusés, ils n’en sont pas moins traversés par une autre ligne de fracture : celle qui sépare d’une part tous ceux qui se seraient volontiers passés d’être là et d’autre part les professionnels qui en vivent, celle qui oppose les justiciables aux justiciers.

L’expertise au sens large,
ce que fabrique la pratique « expertale »

Perramus-RoofLa pratique de l’expertise est courante, bien au-delà du tribunal. De la conception au tombeau, on nous observe à travers des prismes réducteurs : du diagnostique prénatal par amniosynthèse à l’expertise pour définir le taux de l’APPA, l’allocation pour personnes âgées, on passe par nombre d’expertises. C’est ce dont aurait besoin l’État pour mettre en œuvre sa politique d’assistance. Il s’agirait de savoir où sont les gens, géographiquement et socialement, et quels sont leurs besoins. Pour se faire, le quadrillage de l’administration est total. Ses mailles se resserrent à mesure qu’on s’approche des classes les plus pauvres, les plus dominées. L’État se dote d’un dispositif complet, sous tutelle d’institutions, qui répertorie toutes les données potentiellement utiles au maintien de l’ordre social. Loin de n’apporter qu’une aide aux nécessiteux comme on essaye de nous le faire croire, ces instances d’expertise réorientent, placent, déplacent, contraignent… Ces contraintes sont autant de déterminations qui nous constituent en tant qu’êtres sociaux. Il n’existe pas un être avec une identité propre qui choisisse en fonction de ses envies ou besoins la personne qu’il veut devenir. Nos identités sociales sont bien plus mues par une prescription continue, ainsi que par la résistance que nous lui opposons. Le pouvoir politique prescrit ce que nous devons être, et ce, en fonction de nos conditions, de notre classe sociale, de notre genre, de notre sexe, de notre âge, de la couleur de notre peau, etc. Et cela détermine l’endroit social où l’on doit pouvoir nous chercher, nous trouver, et comment nous gérer. Notre identité serait pour ainsi dire la somme des déterminations imposées par les expertises successives auxquelles nous sommes soumis.es. On peut commencer par être né.e dans un endroit pauvre, mal maîtriser le français, avoir eu la rougeole à tel âge, avoir été récalcitrant.e à la discipline scolaire, puis avoir bénéficié des minimas sociaux, puis être travailleur.se pauvre, puis être parent isolé.e puis parent démissionnaire et ainsi de suite jusqu’à la mort. À chaque endroit, on trouvera un gentil travailleur social pour valider ce qu’on est. Mais tout ça c’est pour votre bien, vous la voulez cette allocation ou quoi ? Si cela s’organise de cette façon, c’est bien pour des impératifs de gestion de populations à risque. Il s’agirait de prévenir les maux qui peuvent être produits par des situations sociales dangereuses.

Historiquement, il s’est opéré un glissement de la gestion de la dangerosité à l’identification des facteurs de risque. On le voit bien dans les tribunaux, avec cette volonté de gestion des individus dangereux, avec l’aide des experts psy. À cela s’ajoute l’identification de facteurs de risque d’une population donnée par les travailleurs sociaux chargés du repérage. On voit la langue de l’administration prendre le pas sur le langage psychiatrique. Avec les « personnes dangereuses », la justice est condamnée à attendre le délit pour agir. Avec le risque s’ouvre un champ d’action beaucoup plus large. C’est plus simple, on peut dire : au vu de ce qu’est cette personne, elle passera probablement à l’acte, elle est potentiellement dangereuse. Citons l’un des médecins qui a expertisé Pierre Rivière : « Inoffensifs aujourd’hui, ils peuvent devenir dangereux demain. » (1) Cela pourrait être la maxime des experts du médico-social.
Donc les médecins, plutôt que d’attendre, permettent l’interventionnisme dans le monde social. Et c’est avec des outils statistiques et de probabilités qu’ils vont travailler à chercher la fréquence des maladies mentales et autres anomalies dans les couches les plus défavorisées de la population.
C’est de cette volonté de réformer le fond immoral des endroits les plus sombres de la société que pourront naître les idées d’eugénisme du 20ème siècle, mais ce n’est pas l’objet de cet article.

Aujourd’hui on a basculé dans un nouveau modèle de surveillance. Le dépistage de tout un tas de « risques », que nous lisons comme des conditions sociales, s’organise au fur et à mesure de notre vie, de la naissance à l’école en passant par le monde du travail. La violence de l’expertise se dissout par un grand nombre de passages dans les administrations de dépistage, de repérage des maladies ou des déviances. On voit là l’efficacité d’une surveillance organisée pour être à la fois extérieure et intériorisée. C’est l’idée d’une coprésence constante de la surveillance et du contrôle. Où l’on est toujours regardé.e, expertisé.e dans son comportement moral et social. Même s’il est vrai que certaines instances d’expertise s’invisibilisent par leur présence sociale constante, elles se surajoutent aux instances telles que la famille, le travail, l’école, la psychiatrie ou la psychologie qui agissent sur nous toujours et encore de manière active et visible.
Il existe donc une forme de gestion des risques qui concourt au fameux mythe de l’éradication complète du risque. Elle opère en immisçant son regard dans tous les endroits du monde social pour produire des schémas prescriptifs très précis. C’est la grande utopie de l’hygiénisme qui doit être réalisée par tous les pans de l’assistance d’État, par toutes ses institutions.
Ce que l’on pouvait lire comme des activités soignantes ou d’aide sociale uniquement, apparaît aussi clairement comme activités d’expertise et de repérage. Les expertises ont bien pour fonction de réassigner à une place définie un individu dans son groupe. Et cela en regard de ce que cet individu est supposé être à travers toutes les grilles d’expertises superposées, qui lui sont imposées, à tous les moments de sa vie, sous l’alibi de l’assistance.

K. & J.

Perramus-TownNotes :
(1) À propos de Pierre Rivière, Cf. ici et le livre collectif Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Folio, 1973. (retour au texte)

Lettre de Damien

Une copie du courrier que nous reproduisons ici est parvenue à l’émission de radio L’Envolée. Il est adressé à Erik Nortier, un expert psychiatre agréé par la justice. Fortement influencé par la génétique, c’est un de ces experts en tous genres qui, non contents de fabriquer des profils – psychiatrique, ADN… – les fournissent à la justice qui les utilise en tant que preuves d’autant plus irréfutables qu’elles ont la caution du discours scientifique. Son auteur – ainsi que deux autres personnes impliquées dans la même procédure criminelle – a refusé de se soumettre à cette expertise.

Monsieur le diplômé de criminologie appliquée à l’expertise mentale,

J’ai reçu votre courrier me convoquant pour une expertise psychiatrique, par vos soins, à la demande du juge. Je suis tout d’abord étonné de ce courrier car j’avais déjà dit au juge que je refusais de me soumettre à cet examen. J’avais d’ailleurs expliqué mes raisons lors d’un interrogatoire il y a maintenant plus d’un an. Il me semble donc que j’ai été mal compris, ainsi je vous écris cette lettre afin de clarifier la situation. Je rejette radicalement la logique médico-judiciaire de l’expertise qui prétend classer les gens selon ce que vous définissez comme normal ou déviant. Je rejette également les individus s’autoproclamant experts en tous genres, au service de la justice, prétendant détenir la vérité en employant trois mots de plus de deux syllabes à la suite et en agitant vaniteusement un bout de papier servant de diplôme. Diplôme qui permet parfois, il est vrai, d’entretenir un beau cabinet dans les quartiers les plus bourgeois de Paris, comme le 17ème arrondissement de Paris, quartier très réputé pour le calme et la tranquillité qu’il procure, indispensables pour que l’expert puisse bien expertiser. Votre condition d’expert est encore plus abjecte puisque vous vous présentez comme un spécialiste en « expertise mentale », prétendant appliquer cette logique, l’examen technique et normatif, à l’esprit des individus. Mon esprit et tout mon être ne sont pas des objets d’expertise à des fins judiciaires et je refuse donc de satisfaire vos penchants scientistes les plus vils en me soumettant aux examens auxquels vous me conviez. Je vous donne tout de même quelques humbles conseils afin de remplir votre rapport me concernant – que vous ne manquerez pas de transmettre au juge. Comme tout bon expert qui se respecte, vous devez expertiser et rendre rapport quoi qu’il arrive. Mon refus par principe de l’expertise me classe tout d’abord aisément dans la catégorie des « paranoïaques psychorigides », la justice ne viendra sûrement pas vous contredire sur ce point. J’ai également une tendance au « comportement asocial » puisque je pense que la meilleure réponse à apporter aux gens méprisables de votre espèce est le plus souvent le silence (remarquez que j’ai pris le temps de vous écrire cette lettre). Enfin je rentre largement dans la case des individus au « psychisme largement déviant », au vu de mes idées politiques, je vous renvoie notamment à la littérature saisie lors de la perquisition de mon domicile en janvier 2008, figurant au dossier. Bien sûr votre condition méprisable ne mériterait pas la moindre attention si les institutions de la société dans laquelle nous vivons, et en particulier la justice, ne vous accordaient pas un si grand pouvoir de disposer de la vie des gens au gré de vos rapports d’expertises. C’est d’ailleurs, parmi tant d’autres, l’une des raisons qui me pousse à être en révolte contre ce monde et tous ceux qui en détiennent le pouvoir.

Je vous saurai gré, à l’avenir, de ne plus me faire perdre mon temps ni encombrer ma boîte aux lettres avec vos prospectus.

PS : Une analyse graphologique de cette lettre devrait peut-être vous permettre de me classer comme un « être instable », c’est à vous de voir…

Damien.

Paru initialement dans la revue L’Envolée n° 27, février 2010.

« Je vous écris d’une poubelle »

J’aimerais commencer par le plus beau mensonge qu’un garçon ait inventé pour me retenir :
« Je t’aime comme tu es, habitée de mouvement. »
Le mot qui a failli m’envoyer en HP, c’est « instable ».
Et si on observe le verbe s’émouvoir, on voit bien encore qu’il est question de bouger.

Ce mot, instable, est souvent utilisé contre des gens pauvres qui n’ont pas les moyens de s’offrir une apparence de stabilité, comme une maison ou un couple sécure.
Je connais des gens qui sont ensemble depuis vingt ans, le mari a baisé sa fille aînée, il engueule souvent sa femme, mais ils sourient tout le temps et ils ont une grande maison et des terres.
Alors personne ne cherche à savoir s’ils sont instables ou pas.
On ragote un peu sur eux, mais on ne remet pas en question leur droit de vivre comme ils l’entendent.
L’important c’est l’argent, et les relations d’intérêt, le piston, les commérages…
Les gens naissent avec des statuts, parfois ils les obtiennent après des luttes acharnées, et ensuite ils les défendent, ils les investissent.
C’est dans le microcosme des classes sociales que s’inventent des « raisons », concept endémique, relatif, compromis, dont le vase clos contient, emballe, conditionne.

Dans la petite bourgeoisie, d’où je viens, il y a des règles implicites, qu’on appelle l’éducation.
On a voulu m’enfermer parce que j’avais essayé de les transgresser.
On m’a éduquée à perdre mon temps sans broncher mais ça n’a pas marché, je voulais pas.
Pas que j’en sois incapable, mais j’estimais avoir mieux à faire.
Alors je suis partie de l’école, après un an et demi à essayer d’en parler à des parents fermés au dialogue. J’ai pris ma décision sans leur accord.
Et après, je n’ai pas non plus voulu travailler en usine.
Je me souviens d’une avalanche de questions tombant dans le précipice de l’autorité, je me souviens de tous les adultes qui, d’un coup, se mettent à me harceler pour que je retourne à l’école, de ma panique, face à leurs comportements qui changent, et d’une porte que je ferme en protestant que j’ai le droit de vivre, et de mon père qui force la porte, et de son visage chelou avec ses gros yeux fixes et sa bouche crispée, et de ses mots « je vais te mettre en HP », et ensuite j’ai couru toute la nuit, en pyjama, et c’était l’hiver, et les flics me cherchaient avec leurs phares, et je rampais dans la boue en pensant « c’est pas vrai, je rêve ».

Ce n’est même pas que ça coûte cher de chercher à se situer dans le monde.
Pas plus que d’aller en fac ou de végéter sous l’emprise de substances.
Pour moi, l’instabilité ça a été de prendre du recul sur la trajectoire qu’on m’imposait. Envisager l’existence avec un peu plus de pragmatisme que de prétendre se fixer jusqu’à la mort dans une carrière. Esquisser mon premier geste propre.

Ceux qui voulaient m’enfermer, ils me trouvaient surtout déstabilisante, parce qu’eux, ils vivent toute leur vie sans trop changer : ils trouvent des choses stables, un travail, un conjoint, un milieu, des relations de dépendance matérielle, et ensuite, ils veulent plus rien savoir, ils considèrent leur but atteint. À trente ans, fini, ils bougent plus. Un banc de moules serait plus curieux. Ensuite, ils font des enfants qu’ils rendent stables, ils leur font bien comprendre que c’est leur intérêt, de pas trop chercher à comprendre.
Sinon on les aimera plus. Et si ça, ça les persuade pas de se tenir tranquilles, alors très bien, y’a pas d’amour, mais alors qu’est-ce qui nous empêche d’aller puiser dans le répertoire de nos ancêtres…
Arrachage de tétons à la puberté, chasse à l’hilote, coups de règle sur les doigts, fessée cul nu, coups de ceinture, douche froide, fouille et hurlements, retenue, lignes à copier, camp de redressement… Et souviens-toi que l’enfer a été inventé pour les gosses.
Pourquoi pas se poser de question ?
Pour croire à la bienveillance de la civilisation, des lois, des gouvernements. Sans vérifier, de génération en génération.
On a droit à des portions régulières de ressentiment sans issue, à condition de pas dépasser les quotas. C’est penser qui est interdit. C’est vouloir. Et c’est là toute la subtilité de la philosophie adulte : il s’agit de comprendre qu’il est dans notre intérêt de ne pas penser, qu’on se montrera plus malin si on ne réfléchit pas.
Le choix conscient d’occulter certains domaines de réflexion, de s’en remettre arbitrairement à une instance supérieure à soi (Dieu, le roi, Pharaon, la majorité, un psy…) est la condition pour être accepté. Il faut s’affilier à des guides. Ce fanatisme fluctuant fédère, c’est l’enveloppe à protéger à tout prix. À l’intérieur, on trouve des passions mal élucidées, des amertumes vagues de mal baisés, des choses qui remuent sans sortir. Et qu’il s’agit de contenir.
Le citoyen, élément étanche, pierre sur laquelle on bâtit des empires. Matière première du suiveur, viande immobile qui oublie que son sang circule.

Pourtant tout ce qui vit se dirige.
On peut discourir longtemps sur le sens de la vie : le propre de la vie n’est-il pas de s’inventer un sens, de se concevoir voyage ?
Si on change un caillou de place, il ne souffre pas, pas plus que si on le brise en deux. La vie elle-même est une idée fixe. Notre idée qu’on a des choses qui s’appellent racines, vertèbres, poésie, et qu’on ne peut pas nous changer de place, nous briser en deux ou nous blinder de neuroleptiques.
Cet usage spécifique, cette volonté de cheminement propre, lié avec des interactions avec les autres, ça s’appelle aussi l’intelligence.
L’animal accomplit le prodige de bouger tout seul : il est, de l’univers, la danse la plus subtile.

On dit que l’Homme est la seule intelligence sur Terre. Les autres sont des bêtes, on ne les écoute pas, on les enferme et on les câline et après on les mange, sauf celles qui sont dehors, elles, on les appelle gibier ou nuisibles, deux mots, même chevrotine.
La bête est écartée du langage.
Mais la plus humble des bêtes choisit la couleur de son nid, et dans nos cités grises où j’ai failli crever de froid, l’intelligence active est un monopole restreint.
La dynamique de la chasse, de la prédation, c’est la dynamique du système. La société, le collectif, capture et digère les intelligences.
La psychiatrie est le suc qui nous y fond. S’y découvrir gibier s’appelle diagnostic.

Rien n’est moins stable qu’un système intrusif : il lui faut faire preuve de célérité pour asseoir ses dominations. Les bombes nucléaires, les balles de fusil, les multinationales, les planches à billets, c’est stable, peut-être ?
La stabilité est une blague qui ne concerne personne, et l’hybris, un concept vide que l’on peut remplir de tout.
Ça n’est pas sérieux, la propreté conforme du béton pollué. Ça ne tient pas la route, ce n’est pas crédible, on n’en décèle pas l’harmonie.
Alors pourquoi pas creuser ?
Fouiller la terre informe, sale et fertile en rejetons difformes et polymorphes, y chercher l’harmonie à laquelle, obscurément, on aspire.
Atelier déterre ton con : la vérité sort de la bouche enfant, jaillit semence, et va foutre.
Je vous écris d’une poubelle, il faudra qu’on déballe tout, nos amours surgiront en lourdes volutes noires sur les ruines de la honte et du civisme…
Et nous serons malins de nos fringales.

Célie.

Comme on peut, de NRBC

 

Mo’Sky : Il faut des mots pour faire le tri et pour les mots faut des oreilles / y’a des silences de plomb comme des balles dans le thorax / il faut du temps pour digérer pour penser à faire de beaux rêves / y’a des moments éviscérés qui font des trous sous l’anorak / y’a des virgules au bord du gouffre / des plongeoirs au bout des nerfs / une corde enroulée dans le coffre / des rêves parqués dans le container / y’a des hauts y’a des bas : un être humain c’est fragile / « docteur », c’est comme flic ou bidasse ça a le droit d’être violent / une boîte crânienne c’est un monde et parfois ce monde-là nous dépasse / y’a la prison et l’hosto, l’état s’accorde les violons / si tu gênes trop il t’efface / derrière chaque chute y’a la machine, ses experts et ses p’tites mains / Et y’ a ces vies qui me traversent / y’a ces gueules / leurs histoires c’est la mienne, elles font partie de moi.

REFRAIN
Avec nos failles nos lacunes nos carences
Avec nos fights nos rancunes nos caresses
Avec nos manques nos courages nos paresses
On s’tient entre caboches cabossées
Entre esquintés de la carlingue
Comme on peut on s’épaule
Comme on peut on s’parle
Comme on peut on s’équipe
Comme on peut

W : Un diagnostic collé sur la tempe / jugement dernier, Tercian, Diazepine, / a en perdre la rythmique d’une vie cadrée sur ordonnance / Une cage en scène, un cas en berne, / une cale sous la chaise pour ne pas vriller de l’autre coté de la planche / plage de néoprène qui colle aux chairs et enivre / comme un semblant d’impression d’être des vôtres / Le scanographe du grand complot n’aura pas eu raison de moi / la caméra pointée sur nos tronches / les pompes qui traînent à coté de votre marche à suivre / et le prompteur qui freine le délire, une stratégie pour en sortir / à coup de masse avec élan et non sans trace / on a brisé ma fiction en me braillant pragmatisme / et pour que se tasse mes ambitions / On m’a jugé cloué au parquet pour éviter de nuire.

REFRAIN

Mo’Sky : Moi c’monde il m’met à l’envers / quand la fatigue prend le dessus dans ma tête, pour le cafard c’est open-bar / et c’bâtard sait détourner la colère au bout de quelques verres / jette la raison à l’amer /
je m’raconte pas que je suis à l’abri, je crois qu’on peut tous se crasher / wesh les potos merci d’être là, vlà la force que vous me filez sur le trajet / dehors c’est police partout partout l’HP / ils ont même plus besoin des murs pour nous enfermer / les diagnostics contaminent le vocabulaire, paraît qu’on dit plus bizarre on dit bipolaire / l’épidémie psychiatrique bat son plein / le pharmacien fait son blé, le policier va pas s’en plaindre /
en vrai j’suis démuni devant un pote que son délire emmène trop loin / face à matraque et Tranxen, je veux bien apprendre à prendre soin.

w : Ici c’est panique à bord quand y’a ta vrille qui remet le couvert / j’ai trop souvent baissé les stores de peur de vivre avec ta dérive / cette barre au bide quand faut te parler à cœur ouvert / t’as vu ? sous le soleil y’a rien qui brille / je voudrais fonceder ce mur qui nous sépare à tort / te brandir mes entrailles rencontrer tes failles / t’emmener faire un tour sur mon dancefloor / mais y’a cette peur au ventre qui me cristallise / Ils ont sanglé les déviances et les ont marquées au fer rouge / alors ce qui nous reste c’est que la rage / les divisions de l’armée blanche veulent shooter tout ce qui bouge / faudra pas s’étonner si ça dérape / puis y’a ces tronches qui m’sortent du noir / avant que le courage n’expire que le cœur ne claque la porte / on a les coudes qui se resserrent et c’est de la force qu’on transpire.

NRBC

http://nrbc.noblogs.org/

L’emprise médicale sur nos corps

Ce dossier est une ébauche. Le début d’une réflexion sur les rôles de la médecine.
La science médicale permet de nous différencier les un.es des autres, de nous hiérarchiser, donc que des dominations spécifiques puissent s’exercer sur nous. Nous pensons que la médecine nous distance de nos corps, de nos histoires. Elle prétend lisser nos différences même si pour cela il faut nous appareiller. Elle modifie nos manières de ressentir, d’éprouver. Elle réduit nos vies à des parcours. Et nous permet d’endurer nos vies en nous proposant tous les moyens techniques et chimiques de le supporter.
Nous voulons témoigner de ce qu’elle a inscrit dans nos corps et dans nos crânes.

« Nous sommes de genre féminin et nous l’ouvrons »

femmedossierLes textes qui suivent ont une histoire. Nous sommes cinq à nous être réunies en non-mixité pendant une semaine. Nous ne sommes expertes en rien, ni en critique féministe, ni en techniques médicales. Mais questionner les rapports de genre traverse nos vies par ailleurs. Et nous allons parfois chez le médecin comme tout le monde. Nous avons lu, regardé des films ensemble, avons commencé à écrire. En croisant nos expériences nous nous sommes rendu compte qu’elles n’étaient ni banales, ni ridicules, ni simples, ni vraiment différentes les unes des autres. Que ce que nous vivons participe à nous construire. Donc qu’il était important que nous racontions comment les rapports que nous avons avec des médecins nous contraignent à nous conformer à des rôles bien normés.

Toutes les personnes qui ont participé à ce que ce dossier existe dans Sans Remède n’ont pas rédigé de textes. Elles nous ont lu, nous ont fait des retours, des critiques. Elles nous ont proposé des améliorations. Mais surtout, elles ont trouvé notre idée intéressante, et leur confiance nous a permis de nous sentir légitimes à écrire. Elles nous ont donné la force de porter ce qui suit.

Ce dossier ne prétend pas à l’exhaustivité.
Nous y témoignons du rôle des médecins dans la fabrique de rôles genrés et d’aliénations féminines en particulier. Nous éructons contre ces médocs qui rabougrissent nos désirs. Nous racontons combien l’exercice de la médecine génère de la domination à travers le récit du procès d’un gynécologue, jugé pour viols.

Ceci est une tentative…
C’est surtout une invitation…