Mon panache

bloodletting-2J’ai perdu 10 ans de ma vie à l’école, je me suis pas vue grandir, je me verrai pas vieillir non plus. Mes potes verront bien que mes cheveux blanchissent et que mon corps flétrit. Je verrai bien que j’ai des trous de mémoire et un fatras de souvenirs. Mais je n’aurai pas le temps de m’y appesantir, occupée chaque jour par l’écrasante nécessité de vivre.

Parfois je me réveille la nuit, je me dresse dans le plumard, en disant d’une voix endormie: « J’ai encore fait un cauchemar« .
Combien de personnes qui partagent mes nuits ont pu voir cette scène, et entendre ce récit…
« J’ai rêvé que je tentais d’échapper à mon père mais qu’il finissait par m’attraper et me mettre en HP. »
Et toujours je constate la présence d’un(e) ami(e) ou d’un lieu sûr, et me rendors, ou alors je me blottis contre mon compagnon, comme pour élargir les parois de la nuit en diluant, dans sa chaleur, l’impact.
C’est un rituel étrange et bref, une mort et une renaissance, un passage de la terreur à la tendresse qui m’échoit parfois par surprise, et que j’accomplis de bonne grâce. Il est doux d’avoir du temps et des amis auprès desquels panser ses plaies. C’est le sens premier que je donne à ma vie, c’est pour ça que je me réveille chaque matin : pour constater que je suis loin des lieux de mes cauchemars, entourée d’êtres qui m’ouvrent un présent plus supportable.
Et puis le temps passe, la nuit s’en va, le jour se lève et j’essaie d’y graver autre chose.
Le rêve revient pourtant, et ma peur inquiète parfois ceux qui en sont témoins.

C’est que moi, l’HP, je suis pas sûre d’en sortir vivante : je tombe déjà dans les pommes si je tire sur un joint, comment pourrais-je tenir le coup sous neuroleptiques ?
Et si je vivais, dans quel état ? Que resterait-il de moi, moi qui fonds en larmes si on me colle une baffe, moi qui me débats et me sauve dès qu’on prétend me séparer trop longtemps des gens que j’aime ? Que resterait-il de moi si je ne pouvais plus dessiner, serrer ma peluche contre moi la nuit, si je ne pouvais plus lire, ni avoir sous mes yeux les quelques objets auxquels je tiens ?
Que vivrais-je, lorsque mes amis me verraient en pyjama hideux, défoncée et impuissante, moi qui aime tant
être super sapée et faire mon intéressante ? Et s’ils ne peuvent me sauver, que leur laisserais-je, que resterait-il de nous ?
Comme si je n’étais pas déjà assez pauvre, assez frustrée, qu’il faille tout me retirer.
Car ce n’est pas juste moi qu’on retirerait du monde. C’est le monde qu’on me confisquerait. C’est moi-même qu’on me retirerait. C’est toute mon histoire, mes rêves, mes espérances, et la façon dont je m’accommode
de moi. C’est les petites cachotteries que j’ai mis en place pour supporter le monde, comme le rêve, la poésie, l’humour.
C’est le mot de la fin, celui que je dois prononcer avec mon dernier souffle, et qui dit : « Mon panache ».
C’est tout ça dont je peux être privée un jour, si j’ai escaladé un mur de trop, si j’ai eu le malheur de tomber à genoux en larmes devant un cheval roué de coups, si j’ai mordu un flic, si j’ai trop souri, trop pleuré, trop ri, si j’ai eu du mal à contenir des choses qui n’auraient pas à l’être.
Je vis sous cette menace, en apnée sous la tranquillité des autres, chaque seconde m’est sursis.
Mes projets tiennent du luxe fantasque.
Il me semble plus réaliste de m’imaginer des épitaphes.
J’en veux des splendides! Quand j’en trouve des bien, je rêve de me les faire tatouer sur la peau.
Ainsi, quand ils m’auront chopée, je pourrai, dans l’interminable corridor du néant, faire faire les cent pas à mon enveloppe charnelle, comme on exhibe obstinément une œuvre à jamais incomprise du public.
Elle sera ma propre sépulture, dernière demeure chimiquement vidée de ma présence.
Mon père me l’a promis, ce dénouement. Il a passé des années à m’apprendre des choses et me donner à manger, pour ça.
Pour l’examen final où je refuse de rentrer dans l’ordre.
Jean-Marie, prends ta fille, ta fille unique, et si elle veut pas bosser pour le système, porte-la sur l’autel de la science.

Et cette fois, on mettra pas un mouton à sa place, ça rigole plus, c’est pour de bon. On a des médicaments qui font passer l’envie de rire.
Je rêve de m’écrire sur les fesses un poème indiquant à quel point j’en ai fait bon usage.
Pour quand ils y planteront l’aiguille.
Mais finalement je n’écris rien sur mon corps. Je ne veux pas porter sur ma vie l’ombre de ma mort.
Je pense des fois à la perplexité des brebis qu’on couche sous une lame. À leurs questions.
« Ne suis-je qu’une viande ? Qu’une fille ? Qu’une main d’œuvre ?
Comment ai-je pu faire taire mes doutes, ne rien dire, ne rien faire, ne tuer personne, jusqu’à ce moment où il est trop tard ?
Comment n’ai-je pas mis le monde en branle, pour donner le change à une telle mesure d’horreur inexplicable, comment ai-je pu laisser mon destin entre ces mains intéressées, et croire à leur bienveillance, pour qu’en ce jour tant de haine nous incombe et me réduise au silence ? Ne suis-je pas un peu jeune, encore, après tout ? » L’amour des parents pour les jeunes, tout ça… Ces concepts que je n’ai jamais vraiment dépassés… Ces concepts que j’ai mis toute une vie à remettre en question envers et contre tout, par amour de la logique…
Ces barrières mentales qu’on appelait des roses et sur lesquelles je me suis déchirée…
Dans quelle faille spatio-temporelle s’évanouissent-elles dans le crâne de mon père, dès lors qu’une autorité prétend se charger de mon cas ?
Je fuis l’imaginaire de cette fin tragique, qui me visite pourtant dans mon sommeil, sous ses formes les plus baroques.
En attendant, j’aménage ma peine. Je sème ma vie de points de suspension, consciente que chaque mot peut
être le dernier. C’est ennuyeux car la vie, pour moi, c’est pas ça, c’est un grand brouillon, un perpétuel réajustement.
Ça devrait être: prendre le temps d’être tout (en passant s’il le faut par n’importe quoi). Pas craindre sans cesse de n’être plus rien.
Je suis l’aboutissement de plusieurs millénaires de civilisation. Je suis la possibilité d’éliminer discrètement de la progéniture qui ne correspond pas aux besoins de son corps social, sans avoir à se donner la peine d’en penser quelque chose.
Quel épilogue apporter à 25 ans d’existence ? Et que dire aux personnes auprès desquelles j’essayais compulsivement de me rendre irremplaçable ?
Dans cette vie au futur conditionnel, j’aurai aimé.
Dans l’hypothèse où mon père ne m’attrape jamais (ou se décide à se faire oublier, seule chose saine dont il soit encore capable), je pense vraiment que je pourrais, moi, faire des trucs géniaux.
Je sais pas encore quoi.
Un truc qui me distingue, un machin merveilleux qui dépasse du couvercle de l’absurde, comme un pantin joyeux qui surgit de sa boîte.
Un truc évident.

Célie.

Pour toi toubib

Ce texte a été écrit en 2004, soit trois ans après un internement d’office sur la demande d’un tiers et sur les conseils d’un médecin des urgences. Pour faire court, un soir de profond malaise je me suis mis minable pour ne plus rien ressentir et je me suis endormi… pour me réveiller je ne sais combien de temps après dans un lieu inconnu : une chambre blanche, attaché à un lit. C’est sûrement l’expérience la plus angoissante que j’ai connue. J’ai vécu cela comme une véritable injustice, j’étais simplement triste, malheureux et profondément déprimé et la seule solution qu’on m’ait apportée a été de m’enfermer. C’est ainsi que j’ai découvert le monde merveilleux des hôpitaux psychiatriques. Le premier dans lequel j’ai été interné d’office et duquel j’ai pu sortir à la seule condition d’accepter d’être envoyé dans une clinique privée. Et c’est dans cet établissement que j’ai fait la rencontre de ce psychiatre qui m’a pourri la vie en me déclarant schizophrène. Ce texte s’adresse à lui.

Un jour quelqu’un m’a dit :
« Tu dois entendre ce que j’ai à te dire : tu as une maladie qui touche un jeune sur cent. »
Je l’interrompis :
« Ah bon ? Non mais ça va mieux maintenant, je parle avec tout le monde, je connais l’histoire de chacun ici. Je crois même que je commence à aimer les gens, c’est dire ! »
Et cet homme, indigne individu, continua son discours, sans prêter la moindre attention à ce que je pouvais lui dire, sans savoir que ce qu’il allait dire me tourmenterait durant des années.
« Tu es schizophrène ! »
Trou noir… J’étais anéanti. Je ne connaissais pas la définition exacte de ce terme mais je savais que cela n’augurait rien de bon. Tandis que je restais immobile et silencieux, il quitta la pièce sans plus d’explications.
Qui es-tu, sombre individu, pour que briser la vie de tes semblables soit pour toi un moyen de gagner la tienne ?
Ainsi, par ce diagnostic, cette sentence, tu m’as fait entendre que j’étais en dehors de la réalité.
Tu m’as ainsi signifié que ma façon de voir et de comprendre les choses et les événements était erronée par un quelconque défaut psychologique. Alors que je t’expliquais que c’était cette société pourrissante et avilissante qui gâtait nos âmes, tu me disais qu’il fallait que je me rase et que je retire mes piercings pour pouvoir trouver du travail, et alors, alors à moi les joies d’une vie sociale épanouie.
As-tu seulement écouté ce que j’avais à dire ou attendais-tu simplement que ça soit à ton tour de parler et de me gerber à la face tes cours de psychologie et ton amour de ce système qui fait ta richesse et moi ma misère ?
Car finalement, que connais-tu de la misère humaine, laquelle pour toi se soigne à coups d’injections de neuroleptiques et autres stupéfiants, qui, soit dit en passant, n’arrangent en rien notre mal-être ? Au contraire, cela nous sépare de notre souffrance, nous la rendant étrangère et ainsi encore moins compréhensible. Tu prépares simplement nos cerveaux, les rendant malléables et réceptifs à tes propos abêtissants.
serresJe dis « nos cerveaux », car si je suis en dehors de la réalité, c’est de la tienne mais certainement pas de celle de toutes ces personnes que j’ai côtoyées dans les couloirs de ton établissement. Je suis certain de mieux les comprendre que toi toubib.
Là où tu vois des pathologies, je vois simplement des personnes brisées, souffrantes d’être victimes d’un système que tu défends et postules comme base de toute guérison.
Alors, il faudrait nous adapter à une vie non choisie et inhumaine, subir ses coups sans faillir plutôt qu’essayer d’adopter un mode de vie plus proche de ce que nous sommes, c’est-à-dire des femmes et des hommes, et non des bêtes de somme servant uniquement à enrichir une minorité dont tu fais partie.
Toi tu as de la chance toubib, car ta bêtise te protège de toute souffrance. Tu es bête au point de ne pas saisir le monde qui t’entoure. Car comprendre ce monde, c’est souffrir. Le décrire, c’est le haïr. Tu prouves ton manque d’intelligence en te faisant son défenseur, et par là-même tu plonges dans un désarroi encore plus profond quantité d’âmes perdues qui passent entre tes mains et à qui tu fais subir ta psychologie de bas-étage. D’ailleurs, n’est-ce pas plus de l’idéologie que de la psychologie ?
Je te retourne une question que tu m’as posée cent fois toubib, comme si la réponse que je te fournissais ne te convenait pas !
– Te sens-tu différent ?
Ce à quoi tu répondrais sans doute, comme je l’ai fait :
– Différent de quoi ?
Et là, je préciserais :
– Différent de nous, tes patients, tes cobayes ? Pour mieux dire.
Mais quelle question idiote que celle-ci. Comment toi, un homme respectable, bardé de diplômes, avec ta culture, pourrait-il se comparer avec des êtres tels que nous, misérables et incultes ?
Que je suis bien candide de te poser cette question.
Nous ne sommes que les faire-valoir de ta supposée intelligence, que tu sais très bien placer au-dessus de la nôtre, nous rappelant sans cesse que nous sommes incapables de nous comprendre par nous-mêmes.
Mais sais-tu que la plupart de tes victimes reconnaissent que la seule thérapie efficace dans ta clinique venait des discussions que nous avions les uns avec les autres ? Et sais-tu pourquoi ?
Parce que nous nous parlions d’égal à égal. Aucun de nous ne se sentait supérieur à un autre. Nous partagions simplement notre souffrance sans émettre de jugement.
Penses-tu vraiment que c’était en faisant de la poterie, du vélo, des puzzles ou autre activité de ce genre, et en parlant une fois par semaine avec toi, pendant un quart d’heure, que tu nous « guérissais » ?
Ah oui ! J’oubliais nos rassemblements du mardi, dignes de réunions d’entreprise, avec tes fameuses séances de résolution de problèmes. Tu veux que je te dise toubib, c’était toi, notre plus gros problème. Je te laisse imaginer comment moi je l’aurais résolu…
Tu es encore plus stupide que ces curés ou autres gourous qui promettent un paradis à leurs dupes s’ils se plient à leur morale. Mais il est vrai, et je le conçois fort bien, qu’il est plus gratifiant pour toi de penser que c’est tes explications, tes conseils et ton jargon de psychiatre qui apaisent nos pauvres petites psychés si durement malmenées par la vie.
Entre parenthèses, ton manque de modestie affecte ton jugement. Car tu devrais reconnaître qu’il t’est bien facile d’épater avec ton verbiage, et de convaincre du bien-fondé de tes propos un patient sous Valium ou autres drogues que tu prescris. Remarque, maintenant que j’y pense, tu en es peut-être conscient. Cela expliquerait la colère que tu as manifestée à mon égard lorsque je t’ai expliqué que je refusais de prendre ma dose, pour cause de pulsions suicidaires exacerbées, et là pour le coup, de réelles pertes de contact avec la réalité.
Je me souviens encore de tes explications vaseuses :
– Je ne comprends pas. On ne te donne pourtant que 15 gouttes de neuroleptique par jour.
Tu oubliais mes antidépresseurs et les antipsychotiques. Oh ! Que c’est joliment choisi ces noms de psychotropes. C’est sûr que ça sonne plus « médical » pour des drogues.
Tu continuais donc en m’expliquant, tout fier de ta métaphore, « qu’un bon traitement, c’est comme une paire de chaussures, il faut qu’il soit bien adapté. » Et là, je revois encore, et non sans un certain plaisir, ta mine déconfite lorsque je t’ai rétorqué qu’à ce moment-là je préférais avancer pieds nus. C’est à partir de cet instant que notre communication est devenue orageuse, car tu as bien compris que, me débarrassant de ma camisole chimique et donc de ton emprise sur moi, j’allais être moins réceptif à tes honteuses manipulations. Mais je m’égare, recentrons-nous sur le sujet.
Je disais donc que c’est entre nous autres, tes patients (car il est vrai qu’il en faut de la patience avec toi), que l’on trouvait le plus de réconfort. Élément que tu réfutais, nous mettant même en garde de croire que cela nous aidait. Évidemment, si on suit ta logique, comment veux-tu qu’un mec malade aide un autre malade ? Forcément qu’ils se trouvent tous les deux normaux, vu qu’ils sont anormaux, tu me suis toubib ?
Enfin bref, toujours est-il que tu as dû faire de bien brillantes études toubib, pour douter autant des bienfaits d’une bonne discussion.
serres2Mais encore une fois, c’est sûr que c’est bien plus gratifiant pour toi de penser que nous faire subir tes monologues (ô combien chiants et démoralisants pour moi) était bien plus salvateur que ce que nous pouvions nous apporter les uns les autres.
De plus, non content de nous abrutir, il te fallait bien asseoir définitivement ton autorité en nous imposant une discipline digne d’un pensionnat, d’une usine, ou d’une prison, au choix. Juste histoire de nous infantiliser encore un peu plus que ce que nous ne l’étions déjà. Voici ce dont je me souviens :
– Interdiction de sortir du bâtiment après 19 h ou 20 h, je ne sais plus précisément, car il arrivait que le surveillant de garde décide de fermer les portes plus tôt. À partir de là, on pouvait se carrer dans le cul notre dernier bol d’air, qui pourtant nous était fort agréable.
– Obligation de se lever tous les jours à 8 h, y compris les week-ends, et gare à celui qui traîne au lit. Ah bah oui gamin, il faut être à l’heure pour prendre ses premières petites pilules de la journée. Et puis si tu traînes au lit tu vas rater les merveilleuses activités qu’on te propose pour la journée : puzzle, poterie, fabrication de collier ou de bracelet, etc… Youpi ! Je sens déjà la joie m’envahir, ah non, autant pour moi ça doit être l’effet de la petite pilule bleue. « Euh toubib ! Excuse-moi de t’importuner, mais là, je me fais un peu chier quand même. » « Ah écoute je n’ai pas le temps là, et puis il y a plein de choses à faire, tu vas bien trouver une activité qui te plaît ! » « Oui, j’ai bien une idée, mais j’aurais besoin d’une corde… »
– J’ai entendu un infirmier psychiatre expliquer que la blouse blanche était là pour nous rappeler notre condition de malade, et qu’il ne fallait pas nous proposer d’activités trop ludiques pour éviter que nous pensions être en vacances. Aucun risque, fais-moi confiance. Car si ça avait été le cas, crois-moi que nous n’aurions pas mis longtemps pour aller trouver le gentil organisateur et lui coller notre pied au cul en lui faisant bouffer ses colliers de nouilles, vilains garnements que nous sommes.
– Autre obligation, celle d’être dans nos chambres respectives à 22 h précises, sans bien sûr oublier au préalable de prendre tes dernières petites pilules de la journée. Et là, attention si tu ne dors pas. Un surveillant passe et te fait bien comprendre qu’il faut que tu fasses un gros somme.
– Dernier point du règlement que j’évoquerai ici : l’interdiction de rentrer dans la chambre d’un autre patient. Bah oui ! Il pourrait y avoir contact charnel. Oh mon dieu ! Surtout pas ! Car les relations entre patients sont strictement interdites, alors si en plus ce sont des relations sexuelles ! Manquerait plus que l’on se comporte en êtres humains. Rappelle-toi, compagnon, que tu es un malade et plus vraiment un individu. Résiste à tes envies que diable ! Enfin ceci dit s’il t’en reste des pulsions, car les médocs que nous ingurgitons ne sont pas connus pour leurs effets aphrodisiaques mais plutôt l’inverse.
Sur ce point de règlement, je tiens tout de même à remercier un des surveillants qui nous laissait circuler librement dans la clinique et même aller dans la chambre d’un autre patient. Ce surveillant avait gagné notre respect car il nous respectait également, et ne nous traitait pas comme de vilains enfants qu’il fallait sermonner en cas de désobéissance.
Alors que toi, méprisable merde, tu ne m’inspires que du dégoût. Pour aider les gens, il faut d’abord les comprendre, mais ça je doute que tu en sois capable. J’ai bien vu comment tu traitais les personnes qui pouvaient encore, l’espace d’un instant, avoir des réactions humaines. Comme cette femme que tu as virée de ta clinique, parce qu’elle avait laissé éclater sa colère. Et pourquoi ? Parce qu’en plus d’être hospitalisée, ce qui n’a déjà rien de réjouissant en soi, elle avait appris qu’on lui retirait la garde de ses deux enfants. (Remarque, dans un autre hôpital que j’ai malheureusement fréquenté, on l’aurait attachée à un plumard et hop une injection.) Mais dis-moi toubib, comment voulais-tu qu’elle réagisse à cette nouvelle ? En l’acceptant calmement et en restant prostrée ? Et toi qui prétends nous aider. Nous ne sommes pas du même monde toubib. Et entre toi et moi, je ne sais pas qui est le plus schizophrène des deux. Mais une chose dont je suis sûr, c’est que tu ne vis pas dans la réalité de tes patients. Et j’espère qu’un jour tu te prendras en pleine face cette réalité sociale qui t’est étrangère.
Il faut quand même que je te remercie pour une chose toubib : maintenant, je touche une pension d’adulte handicapé et on m’a classé en incapacité de travail. Je suis donc libre d’employer mon temps comme bon me semble, échappant ainsi à l’aliénation et la prostitution du travail. Et c’est ainsi grâce à toi que j’ai pu lire tous ces auteurs qui m’ont rassurés sur ma santé mentale, et que tu diagnostiquerais certainement schizophrènes, vu leur vision de la réalité, si éloignée de la tienne.

Caouèt.

« Je vous écris d’une poubelle »

J’aimerais commencer par le plus beau mensonge qu’un garçon ait inventé pour me retenir :
« Je t’aime comme tu es, habitée de mouvement. »
Le mot qui a failli m’envoyer en HP, c’est « instable ».
Et si on observe le verbe s’émouvoir, on voit bien encore qu’il est question de bouger.

Ce mot, instable, est souvent utilisé contre des gens pauvres qui n’ont pas les moyens de s’offrir une apparence de stabilité, comme une maison ou un couple sécure.
Je connais des gens qui sont ensemble depuis vingt ans, le mari a baisé sa fille aînée, il engueule souvent sa femme, mais ils sourient tout le temps et ils ont une grande maison et des terres.
Alors personne ne cherche à savoir s’ils sont instables ou pas.
On ragote un peu sur eux, mais on ne remet pas en question leur droit de vivre comme ils l’entendent.
L’important c’est l’argent, et les relations d’intérêt, le piston, les commérages…
Les gens naissent avec des statuts, parfois ils les obtiennent après des luttes acharnées, et ensuite ils les défendent, ils les investissent.
C’est dans le microcosme des classes sociales que s’inventent des « raisons », concept endémique, relatif, compromis, dont le vase clos contient, emballe, conditionne.

Dans la petite bourgeoisie, d’où je viens, il y a des règles implicites, qu’on appelle l’éducation.
On a voulu m’enfermer parce que j’avais essayé de les transgresser.
On m’a éduquée à perdre mon temps sans broncher mais ça n’a pas marché, je voulais pas.
Pas que j’en sois incapable, mais j’estimais avoir mieux à faire.
Alors je suis partie de l’école, après un an et demi à essayer d’en parler à des parents fermés au dialogue. J’ai pris ma décision sans leur accord.
Et après, je n’ai pas non plus voulu travailler en usine.
Je me souviens d’une avalanche de questions tombant dans le précipice de l’autorité, je me souviens de tous les adultes qui, d’un coup, se mettent à me harceler pour que je retourne à l’école, de ma panique, face à leurs comportements qui changent, et d’une porte que je ferme en protestant que j’ai le droit de vivre, et de mon père qui force la porte, et de son visage chelou avec ses gros yeux fixes et sa bouche crispée, et de ses mots « je vais te mettre en HP », et ensuite j’ai couru toute la nuit, en pyjama, et c’était l’hiver, et les flics me cherchaient avec leurs phares, et je rampais dans la boue en pensant « c’est pas vrai, je rêve ».

Ce n’est même pas que ça coûte cher de chercher à se situer dans le monde.
Pas plus que d’aller en fac ou de végéter sous l’emprise de substances.
Pour moi, l’instabilité ça a été de prendre du recul sur la trajectoire qu’on m’imposait. Envisager l’existence avec un peu plus de pragmatisme que de prétendre se fixer jusqu’à la mort dans une carrière. Esquisser mon premier geste propre.

Ceux qui voulaient m’enfermer, ils me trouvaient surtout déstabilisante, parce qu’eux, ils vivent toute leur vie sans trop changer : ils trouvent des choses stables, un travail, un conjoint, un milieu, des relations de dépendance matérielle, et ensuite, ils veulent plus rien savoir, ils considèrent leur but atteint. À trente ans, fini, ils bougent plus. Un banc de moules serait plus curieux. Ensuite, ils font des enfants qu’ils rendent stables, ils leur font bien comprendre que c’est leur intérêt, de pas trop chercher à comprendre.
Sinon on les aimera plus. Et si ça, ça les persuade pas de se tenir tranquilles, alors très bien, y’a pas d’amour, mais alors qu’est-ce qui nous empêche d’aller puiser dans le répertoire de nos ancêtres…
Arrachage de tétons à la puberté, chasse à l’hilote, coups de règle sur les doigts, fessée cul nu, coups de ceinture, douche froide, fouille et hurlements, retenue, lignes à copier, camp de redressement… Et souviens-toi que l’enfer a été inventé pour les gosses.
Pourquoi pas se poser de question ?
Pour croire à la bienveillance de la civilisation, des lois, des gouvernements. Sans vérifier, de génération en génération.
On a droit à des portions régulières de ressentiment sans issue, à condition de pas dépasser les quotas. C’est penser qui est interdit. C’est vouloir. Et c’est là toute la subtilité de la philosophie adulte : il s’agit de comprendre qu’il est dans notre intérêt de ne pas penser, qu’on se montrera plus malin si on ne réfléchit pas.
Le choix conscient d’occulter certains domaines de réflexion, de s’en remettre arbitrairement à une instance supérieure à soi (Dieu, le roi, Pharaon, la majorité, un psy…) est la condition pour être accepté. Il faut s’affilier à des guides. Ce fanatisme fluctuant fédère, c’est l’enveloppe à protéger à tout prix. À l’intérieur, on trouve des passions mal élucidées, des amertumes vagues de mal baisés, des choses qui remuent sans sortir. Et qu’il s’agit de contenir.
Le citoyen, élément étanche, pierre sur laquelle on bâtit des empires. Matière première du suiveur, viande immobile qui oublie que son sang circule.

Pourtant tout ce qui vit se dirige.
On peut discourir longtemps sur le sens de la vie : le propre de la vie n’est-il pas de s’inventer un sens, de se concevoir voyage ?
Si on change un caillou de place, il ne souffre pas, pas plus que si on le brise en deux. La vie elle-même est une idée fixe. Notre idée qu’on a des choses qui s’appellent racines, vertèbres, poésie, et qu’on ne peut pas nous changer de place, nous briser en deux ou nous blinder de neuroleptiques.
Cet usage spécifique, cette volonté de cheminement propre, lié avec des interactions avec les autres, ça s’appelle aussi l’intelligence.
L’animal accomplit le prodige de bouger tout seul : il est, de l’univers, la danse la plus subtile.

On dit que l’Homme est la seule intelligence sur Terre. Les autres sont des bêtes, on ne les écoute pas, on les enferme et on les câline et après on les mange, sauf celles qui sont dehors, elles, on les appelle gibier ou nuisibles, deux mots, même chevrotine.
La bête est écartée du langage.
Mais la plus humble des bêtes choisit la couleur de son nid, et dans nos cités grises où j’ai failli crever de froid, l’intelligence active est un monopole restreint.
La dynamique de la chasse, de la prédation, c’est la dynamique du système. La société, le collectif, capture et digère les intelligences.
La psychiatrie est le suc qui nous y fond. S’y découvrir gibier s’appelle diagnostic.

Rien n’est moins stable qu’un système intrusif : il lui faut faire preuve de célérité pour asseoir ses dominations. Les bombes nucléaires, les balles de fusil, les multinationales, les planches à billets, c’est stable, peut-être ?
La stabilité est une blague qui ne concerne personne, et l’hybris, un concept vide que l’on peut remplir de tout.
Ça n’est pas sérieux, la propreté conforme du béton pollué. Ça ne tient pas la route, ce n’est pas crédible, on n’en décèle pas l’harmonie.
Alors pourquoi pas creuser ?
Fouiller la terre informe, sale et fertile en rejetons difformes et polymorphes, y chercher l’harmonie à laquelle, obscurément, on aspire.
Atelier déterre ton con : la vérité sort de la bouche enfant, jaillit semence, et va foutre.
Je vous écris d’une poubelle, il faudra qu’on déballe tout, nos amours surgiront en lourdes volutes noires sur les ruines de la honte et du civisme…
Et nous serons malins de nos fringales.

Célie.

Si l’on ne naît pas femme…

Quels sont les rôles de la médecine dans la fabrique d’individu.es de genre feminin ?

Parce que j’ai dysfonctionné dans ce monde, on m’a envoyée à l’HP. J’en suis ressortie avec une identité bien ficelée de dépressive suicidaire. Certaine, pendant plusieurs années, que ce terme recouvrait toute la réalité de mon être. Cela m’a pris un temps “fou” pour m’en départir.
Parce que cela va faire cinq ans que je n’ai plus eu de rapports avec un psychiatre ou avec l’institution… Parce que les ami.es qui m’entourent ne me regardent pas comme ça, mes identités de dépressive puis de psychiatrisée se sont dissipées, lentement. Réveillée, sortie de la ouate brumeuse des psychotropes, j’ai eu le loisir de considérer les nouvelles places que j’occupe dans ce monde et ce qui vient les fabriquer. Une des places qui m’échoit, par pur hasard, est celle d’« être une femme ». Par “femme” j’entends que je suis de ces êtres dotées d’un appareil génital de gestation, donc tenue de vivre dans ce monde bardée des aliénations dévolues à mes semblables. La biologie, en m’assignant à un sexe, permet au monde social dans lequel j’évolue de me coincer dans un genre.
Anatomiquement parlant, il est indéniable que je possède un utérus, un vagin, des trompes de Fallope, un clitoris, etc… Et, comme de bien entendu, il existe tout un pan de la médecine qui s’intéresse à moi uniquement pour ça.
Et si, parce que je suis biologiquement une “femme”, la médecine s’intéresse à moi, il me semble évident que je dois m’intéresser à la médecine, aussi, en tant que femme.

Le point de départ de cette passion de critiquer tous les aspects de la science médicale est simple. Les médecins ont un rôle social évident, parce que la science qu’ils appliquent selon divers contextes historiques, culturels, géographiques, est un tank à créer des frontières scientifiquement assises entre les individu.es. C’est la science médicale qui crée et valide les catégories binaires entre sains et fous, féconds et stériles, hommes et femmes, vivants et morts… Pour le dire net et clair, c’est de la médecine que naissent les lignes de démarcation entre ce qui relève du normal et ce qui relève du pathologique. Or, quelle organisation sociale et politique peut se passer de trier les personnes qui sont à même de participer à la vie publique de la manière que l’on attend d’elles, de celles qu’il est judicieux ou nécessaire d’écarter ? Avoir une population à gérer implique de savoir la trier pour l’administrer le plus efficacement possible, dans les buts qu’un pouvoir se fixe. Comment dire mieux qu’il est crucial, pour n’importe quel pouvoir qui prétend gérer une population, de s’assurer de l’appui d’un corps médical fort et cohérent. Donc de lui réserver une place de choix, une place honorifique autant qu’influente, pour l’aider à créer, maintenir et perpétuer un ordre social établi.
Du coup, je m’intéresse moins aux professionnels qui composent le corps médical, qu’à la fonction sociale qu’ils remplissent. Parce que je suis intimement persuadée que les fonctions que nous occupons dans le monde et surtout celles que nous occupons avec succès déteignent sur nous, au point de nous conformer à elles. On me dira qu’il existe des gynécologues tout à fait sympathiques, comme il existe des psychiatres critiques de leurs pratiques, je ne le nie pas, je le sais bien, simplement, je m’en bats l’œil. Parce que ça ne m’aide pas du tout à penser ce qui structure ce monde. Ce qui m’intéresse, c’est le ciment de ce bordel, c’est comment la médecine soutient des ambitions politiques en termes de gestion de population ? Comment la médecine se fait garante d’un ordre social et contribue à le valider ? Et surtout, quel impact cela a sur chacun.e des patient.es que nous sommes ? En bref, comment les rapports médicaux nous conforment au rôle utile que l’on attend de nous ?
Je dirai rapidement que si je m’attache parfois dans ce texte à marquer que l’on peut consulter indifféremment des gynécologues hommes ou femmes, tous et toutes pour moi, indépendamment de leur assignation genrée, servent les intérêts de la médecine donc de leur classe sociale, avant de servir ou de défendre les intérêts de leur classe de sexe.

sibly_doddFace aux médecins, je ne suis qu’une individue. Tout ce qui m’arrive semble contenu uniquement dans mon être, abstraction faite de la vie que je mène. Comme si je n’existais qu’en tant que moi. Comme si mes conditions de vie ou les rapports que j’entretiens avec les autres pouvaient n’avoir aucun impact sur l’émergence de symptômes à éradiquer. Pourtant à mon âge, je sais trop bien que grincer des dents la nuit et avoir la mâchoire crispée en permanence n’est pas qu’un problème orthodontique. J’ai beau vivre dans un joli petit bourg du piémont pyrénéen, des centrales nucléaires se construisent à tout va, des sans-pap’ sont raflé.es quotidiennement, des fachos manifestent à tous les coins de rues en donnant leur avis sur comment je dois faire bon usage de mon ventre, je dois voler ma bouffe pour pouvoir bien manger, les chambres d’isolement des hôpitaux de France et de Navarre sont pleines à craquer… et plus encore. Mais rien de tout cela ne me ferait serrer les dents.
Pourtant n’être qu’une individue serait presque enviable en termes de rapports avec les médecins. Parce que face à un technicien de la médecine, je me sens surtout une espèce d’amas d’organes saucissonables, en ce que je suis alternativement et séparément surtout, des dents, un estomac, une peau ou des poumons et le plus souvent un sexe.
Un sexe parce que je fais partie de cette catégorie d’êtres désignées comme féminins par la biologie.
Et en tant qu’être féminin, je consulte un médecin plus souvent qu’à mon tour, et ce pour aucune pathologie d’aucun ordre, si ce n’est celle d’être née dotée d’un clitoris plutôt que d’un pénis, et ce faisant de l’immense charge de perpétuer notre délicieuse espèce. À ce titre, je suis logée à la même enseigne que la moitié de la population française, à la louche.
Alors je me demande si, et si oui comment, les médecins qui exercent leur science gynécologique sur nous nous conforment à ce rôle social peu enviable qu’est celui d’ « être une femme » et par quels biais. Quelles sont les aliénations spécifiquement féminines que les médecins reconduisent chez nous, afin que nous connaissions sur le bout des doigts ce rôle, historiquement fondé par la médecine occidentale, de mineures éternelles, d’inférieures par nature, qui nous est inculqué de toutes parts ?

Les malades de constitution

En France, nous sommes particulièrement médiquées. Nous prenons plus de somnifères, d’anxiolytiques, de neuroleptiques, de régulateurs de l’humeur que les hommes. Et il est important de noter qu’à symptômes similaires avec les hommes, c’est à nous qu’on refile le plus souvent des psychotropes.
Et puis nous prenons fréquemment des médicaments pour nous soulager des douleurs de nos règles. Nous prenons des antidouleurs pour pouvoir gérer de front un moment bien particulier de notre cycle menstruel et nos engagements. Prendre ces médocs nous permet de travailler alors que nos corps sont prioritairement occupés à tout autre chose. De surcroît, prendre des antidouleurs nous permet de faire comme si de rien n’était, de taffer tout en vivant la desquamation de nos endomètres, dans le silence. Et avec le sourire. Parce que nous n’avons pas le choix. Toutes nous travaillons, pour une boîte, comme artisanes, à élever des enfants, à tenir une vie domestique, bref nous vivons ici-bas… Et nous devons rester actives et performantes trente jours par mois, comme les hommes. Parce que nous sommes nées dans un monde dont les hommes sont la référence. Parce que le modèle masculin est l’étalon de performance auquel nous devons nous conformer. Or cet idéal de présence au monde, ce modèle de performance masculine trois cent soixante-cinq jours par an, nie nos particularités. Plus retords encore, on nous enjoint à nous conformer à ce modèle masculin en instillant en nous un désir d’égalité entre les sexes. Une des énormes supercheries de notre époque. Moi je ne veux pas être l’égale d’un homme, je m’en contrefous. Je veux valoir pareil qu’un homme. Je ne veux pas être différente et pouvoir prétendre à l’égalité si je la mendie ou si je l’exige. Je ne veux être ni inférieure, ni supérieure, ni égale. Je veux être semblable. Je veux pouvoir vivre les particularités liées à mon anatomie, et mes règles entre autres, comme de banales particularités. Si j’ai longtemps vécu mes règles comme une épreuve handicapante, diminuante, comme un truc un peu dégueu, c’est parce que je vis dans un monde organisé par, pour et à la mesure des hommes, qui par définition n’ont pas de règles. Parce que je ne me sens pas humiliée par bien d’autres de mes particularités physiques quand je dois les assumer. Quand au soleil, certaines copines se dorent le visage, les bras, la poitrine alors que je m’ensevelis sous des lunettes, chapeaux et foultitude de couches de tissu parce que ma peau est claire, je ne me sens pas en défaut, juste particulière dans une situation donnée.
casanova-c3a0-gauche-et-la-redingote-anglaise-gravure-illustrant-l_c3a9dition-rozez-1872-des-mc3a9moiresDonc, contrairement à ce que Freud voudrait me faire avaler, je ne désire pas ardemment être dotée d’un pénis. Si je souffre d’être une femme, ce n’est pas parce que je voudrais être un homme. C’est absurde. C’est parce que c’est dur d’être une femme dans un monde à mesure masculine. Comme ce doit être dur d’être noire dans un monde de blanches. Comme ce doit être dur de n’avoir pas de jambes dans un monde de bipèdes. Comme c’est dur d’être une enfant dans un monde d’adultes. Comme ce doit être dur d’être un cochon dans un monde où ça passe son temps à bouffer de la charcuterie. Si je souffre d’être une femme, c’est surtout parce que le fait de posséder ce super organe qu’est mon clitoris réduit mon être très notablement. Parce que je possède un utérus, je devrais être différente. Et différente, quand on est une femme, revient à dire inférieure, ou au mieux complémentaire d’un homme. Bref, n’existant pas en soi. N’ayant pas de valeur intrinsèque. C’est bien plus ça qui m’assomme, de devoir me comparer à, ou m’allier à, ou servir des hommes pour avoir une valeur. Je ne veux pas être cantonnée par une simple spécificité anatomique à une vie de compagne, à une vie domestique et maternelle. Parce que ce n’est pas le fait de posséder un clitoris qui fait de moi cet être doux, fragile, réservé, enthousiaste à l’idée de passer une journée à ranger la baraque ou à garder des enfants, ou à m’occuper des bobos des autres ou à les écouter d’une oreille attentive et réconfortante, ou tout à la fois. Non, c’est la manière dont on m’a enseigné que je devais me conduire parce que je possède un clitoris qui fait de moi cette caricature de femme.
Ceci étant dit, je commence seulement à concevoir combien ce personnage de femme m’enferme et me nie. Ce personnage féminin que l’on a activement nourri en moi de toutes parts, à l’école, dans la rue, dans la famille, dans le métro, dans des soirées, dans mes histoires amoureuses, au cinéma, dans la littérature… Et je ne fais que pressentir combien ce personnage a été activement fabriqué, aussi, par la manière dont je suis considérée par la médecine et traitée par ses praticiens.

Fabrique de l’ignorance et contraception

Aux alentours de mes seize ans, parce que j’ai une histoire “sérieuse” avec un garçon, je vais pour la première fois voir une médecin alors que je ne suis pas malade. J’y vais en prévention, je n’ai encore jamais “fait l’amour” avec qui que ce soit. J’y vais parce que je suis une “femme”, et que sur le point d’entrer dans ma “vie sexuelle active”, je passe par la case gynéco. Une espèce de rituel de confirmation de ma condition. Quand nous ferons l’amour avec ce garçon, et parce que c’est notre première fois à tous les deux, parce que nous nous croyons protégés des MST, il n’utilisera pas de capote. Il n’aura aucune question à se poser. Je suis contracéptée. La question de notre fécondité n’est pas la sienne. Elle m’échoit à moi, parce que je suis celle qui possède l’utérus.
Plusieurs choses m’apparaissent aujourd’hui très fort en relisant ce moment-là de ma vie d’adolescente.
D’abord, qu’une “vie sexuelle active” semble devoir être faite de rapports fécondants. Donc de rapports de pénétration hétérosexuels selon un schéma d’un classicisme déroutant. Un homme pénètre une femme et éjacule dans son vagin. La contraception ne semble pas avoir d’autre fonction que de nous protéger des conséquences de rapports sexuels excessivement conformes. Donc de nous rendre disponibles à ce genre de rapports, sans aucune excuse.
Ensuite que la médecine, en libérant certaines femmes du joug de la maternité non-choisie, en leur autorisant l’accès à une contraception médicale, a pour “effet secondaire” de soulager tous les hommes de cette question. La contraception sous sa forme actuelle, médicalisée, légiférée, organisée, vient asseoir un schéma de rapports hétérosexuels sans nuances ni imagination ni partage de la prise en charge des risques de grossesse. Combien d’hommes, aujourd’hui, à l’âge de leurs premières éjaculations, se font prendre à part par des plus experimenté.es pour s’entendre dire qu’à partir de ce moment, ils sont féconds ? Donc qu’ils peuvent lors de rapports sexuels avec pénétration mettre enceintes leurs amies, et qu’ils en seront responsables au moins pour moitié. Parce que c’est quand même étonnant de pratiquer une contraception pour deux. Et non que chacun.e prenne en charge ses envies ou désirs de se reproduire ou non.
Mais de cette expérience, j’apprends surtout que je ne suis pas un être particulier, parce que j’ai seize ans, on me propose la pilule. Que je sois oublieuse à souhait n’entre à aucun moment en ligne de compte. Quelques mois plus tard, quand je serai terrorisée à l’idée d’être enceinte parce que je me suis retrouvée au bout d’une plaquette avec deux pilules non ingérées, j’en concevrai une honte et une culpabilité terribles. De cette consultation j’apprends que je suis un type de femme, le type “jeune ado” entrainant automatiquement une prescription de pilule.
Mais surtout, je compte si peu que l’on se permet de modifier toute la structure hormonale de mon être en omettant purement et simplement de me tenir au courant du fonctionnement de la pilule sur ma physiologie. On ne me dit pas que la pilule fonctionne sur le modèle hormonal du développement d’un fœtus dans mon organisme. Ou si l’on estime que les quelques heures de SVT consacrées à la question sont suffisantes, on se cache derrière son petit doigt. Aujourd’hui, je constate que quantité de femmes ne savent pas que leur contraception fonctionne en faisant croire à leur corps qu’elles sont enceintes. Le plus grave étant qu’elles l’ignorent. Bien sûr que je pense que le choix d’une contraception hormonale est forcément le bon s’il convient à la personne qui le fait. Mais je pense aussi qu’un vrai choix ne peut se faire qu’en connaissance de cause. Et moi je n’aime pas tellement découvrir toute seule après dix ans de pilule que je me fais croire que je suis enceinte et puis non, boum, une autre hormone dans ta tronche tout compte fait, allez hop, et comme ça tous les mois depuis dix ans. Et je ne dis pas que j’aurai refusé la pilule à cette époque en le sachant. Je ne dis même pas que je ne reprendrai pas la pilule dans ma vie. Je dis juste que j’aurais bien aimé être au courant. En fait, je dis que c’est la moindre des choses. Je dis que mon ignorance crasse de mon corps a été nourrie aussi à ce moment-là de ma vie. Je dis que si des centaines de femmes ignorent comment fonctionne leur contraception, ce n’est pas parce qu’elles sont complètement ignares ou inaccessibles à la raison. Personnellement, j’ai subi comme une évidence le chambardement hormonal de tout mon être pour que mes amants n’aient jamais à se poser la question de leur fécondité. Et je dis que le mépris de mon intégrité physique, en regard de mon investissement actif dans le bien-être et le confort des hommes qui m’entourent, a été consolidé par mon rapport à la contraception.

Fabrique de la culpabilité et éradication de nos exigences

Melancholia_IAprès avoir découvert ce que je me faisais en prenant la pilule, après avoir été très humiliée de mon ignorance, après cinq années de prise de psychotropes de toutes sortes liés à mon parcours psychiatrique, j’ai décidé de vivre un peu dans mon vrai corps. C’est-à-dire un corps non modifié chimiquement. J’ai donc pris la décision de me faire poser un stérilet au cuivre. Et je me suis rendue compte qu’alors même que je n’étais plus psychiatrisée, il était difficile d’amener une médecin à considérer comme valables mes impératifs et mes singularités, ma vraie vie. Une vraie vie qui donc ne peut pas correspondre parfaitement aux résultats de tests en laboratoires sur l’efficacité en soi de méthodes contraceptives. Parce que si la pilule testée en laboratoire est efficace à 99%, c’est tant mieux, mais il faut arriver à considérer que je ne vis pas dans un laboratoire. Ça a été dur de faire entendre à cette gynéco que j’avais le droit de faire des choix, même s’ils étaient un peu décalés par rapport à sa conception ferme et définitive de la meilleure contraception indiquée dans tel moment de ma vie, vue ma situation.
Je ne veux plus d’hormones, je veux un stérilet au cuivre. J’ai 28 ans, oui, je suis en couple depuis des années, avec un type très chouette et ma situation est aussi stable que j’en suis capable. Non, cependant je ne pense pas faire d’enfants dans les temps qui viennent. Non, ça n’est pas du tout une préoccupation dans ma vie actuellement. Oui, évidemment, il est au courant. Non, je ne reviendrai pas dans deux mois en ayant changé d’avis. Mais c’est quoi ce plan ? Oui, je suis une “femme”, et je sais prendre une décision qui m’engage sur plus d’une demi-seconde. En revanche, si on finit par accepter de me mettre un petit bout de cuivre dans l’utérus, pardon d’exister pour de vrai, mais j’espère bien pouvoir dire dans l’heure ou la semaine qui suit qu’en fait non, ça me gêne ou ça me terrorise, ou ça m’obnubile tellement que je ne peux pas le supporter. Du coup, j’ai enduré des règles en continu pendant près de dix mois. Mais c’est vrai que je ne vois pas bien comment la pression qu’il y a vraiment intérêt à ce que ça le fasse pour quelque chose que l’on n’a jamais éprouvé peut aider à vivre sereinement un choix de contraception dans un minimum de respect et d’intelligence de son corps. Surtout quand on trimbale, comme moi, un mépris de son corps bien arrimé. J’ai fini par me faire retirer ce stérilet au bout de deux années de cohabitation douloureuse et diminuante.
Il est vrai que j’en avais entendu des atroces préventions. Faites pour une bonne part d’approximations éhontées et de préjugés contenus tout entier dans l’appellation de stérilet. Et qu’attention, je peux vivre une grossesse extra-utérine. Et que je me prépare à vivre une inflammation quotidienne de mon utérus. Et que mes règles risquent d’être beaucoup plus abondantes et beaucoup plus douloureuses que lorsque j’étais sous pilule… Et que j’accepte de prendre le risque, certes infime, mais tout de même il faut le savoir, de devenir stérile. Rétrospectivement, je trouve signifiant que pour une prescription de pilule on ne m’ait jamais demandé si j’étais une fumeuse invétérée, s’il n’y avait pas d’éventuelles interactions médicamenteuses foireuses avec tous les psychotropes que j’ingurgitais à l’époque, si cela ne faisait pas dix ans que je prenais les mêmes hormones au quotidien… Non, à l’époque tout le monde était surtout soulagé qu’une suicidaire comme moi soit bien gardée de la possibilité de produire un pauvre gosse qu’elle n’aurait pas pu élever convenablement.
Alors qu’aujourd’hui, dans ma situation, accepter de prendre le risque de devenir stérile constitue un début d’anormalité. Et puis tout à fait indépendamment de la question qui nous préoccupe, un stérilet, c’est malheureux, mais ça ne remplit tous les mois les caisses des labos français qui sont plus que bien placés sur le marché de la pilule.
Dans ce rapport gynécologique précis, le choix du sterilet au cuivre, j’ai bien conscience d’avoir accepté pour obtenir la contraception de mon choix, de me sentir coupable et gênée d’avoir des exigences personnelles. J’ai senti que j’avais à me justifier, ou du moins à m’expliquer sur des choses qui ne regardent personne d’autre que moi. J’ai su que j’avais réussi l’entretien, que j’allais avoir ce que je voulais. Il est heureux que j’aie su articuler mes exigences un peu clairement, et que je me sois sentie assez en forme ce jour-là. Sous Loxapac, par exemple, je n’en aurais sûrement pas été capable. En revanche, je n’ai pas eu la force d’avoir des exigences au long cours. Je n’ai pas su estimer assez mon corps pour affirmer qu’on a le droit d’essayer autre chose que ce qui nous est proposé d’emblée, sans avoir à le payer si cher. Pour reconnaître que je n’étais pas forcément la dernière des connes, des chieuses haute catégorie d’avoir tenté. Parce que je ne pouvais pas le savoir, avant de l’avoir éprouvé, que je n’allais pas le supporter ce petit bout de truc qui fait de mon utérus une terre hostile aux spermatozoïdes.
Néanmoins, les deux entretiens avec la gynéco ont quand même eu le mérite de me mettre sous les yeux un mécanisme assez intéressant du rapport gynécologique. Les rapports que nous entretenons avec les médecins chargés de prescrire nos contraceptions et certains de nos avortements sont évidement assez particuliers. Une de ces particularités réside dans le fait que nous allons, dans ces cas-là, consulter des gynécos alors que nous ne sommes pas malades. Nous venons chercher la solution médicale et légale à une décision que nous avons prise. Ce n’est pas commun, à bien y regarder, d’aller chez le médecin et d’y chercher principalement un technicien capable, autorisé légalement à nous faire ou à nous prescrire ce dont nous seules validons l’utilité et la pertinence. Ce n’est pas exactement la même chose lorsque nous nous rendons chez le dermato par exemple. Si je vais consulter parce que j’ai un drôle de truc sur le bras, je ne suis qu’une question, une demande, une attente, une douleur aussi ou une crainte. Je ne suis décisionnaire de rien de ce qui va se jouer. Ce sera à l’expert de m’informer de ce dont je souffre et des méthodes dont le corps médical dispose pour éradiquer mon symptôme. Lorsque je vais chez le gynéco pour une contraception ou une demande d’IVG, le plus souvent je sais ce qui m’arrive, je sais comment cela s’appelle, j’ai produit mon diagnostic, et je sais ce que je veux comme solution. Si j’hésite, c’est principalement sur la méthode. Je fais moi-même mon indication thérapeutique. Or, les médecins de par leur formation et dans leur pratique quotidienne, entretiennent peu ce genre de rapports avec leurs patient.es. Je comprends ainsi les justifications que l’on m’oblige à égrener : comme un moyen pour les praticiens de reprendre le contrôle de la situation, de réaffirmer leur pouvoir dans le rapport soignant-soignée, tout en m’abreuvant des stéréotypes dont ils sont pétris jusqu’à la moelle.
Et moi, du coup, cela me ré-assigne à la place de femme qui m’est dévolue. Cela contribue à me faire intégrer qu’une femme n’a le droit d’exister qu’en s’excusant et en se justifiant de ses choix. Surtout lorsque mes choix ne sont pas tout à fait conformes à ceux que l’on attend du type de femme auquel je suis supposée correspondre. Et si je me suis gourée, le terrain est bien préparé pour que je sois disposée à les payer de ma personne, ces choix pas dans la ligne.
Et surtout, il me faut toujours garder à l’esprit la représentation de la femme et ne pas trop m’en écarter si je veux obtenir ce que je désire dans une consultation gynécologique. Il faut que je m’attache à policer en moi ce qui n’est pas de l’ordre du stéréotype féminin si je veux arriver à mes fins. Parce qu’une “femme” ne peut vouloir se réaliser qu’au sein d’un couple stable et avoir des enfants autour de trente ans. Une “femme” ne se demande pas, quand elle est en âge de se reproduire et que les conditions sont réunies, si tout compte fait, elle ne voudrait pas plutôt devenir dompteuse de lion, passer son permis poids lourd ou devenir ferronnière par exemple et au hasard. Non pas que ce soit impossible, pas du tout, c’est bien pire. Parce que ce serait tout à fait incongru.

Fabrique de l’hétérosexualité et de la maternité

lecoledesfemmesConsulter un gynécologue, c’est aussi avoir intégré bon nombre d’aliénations typiquement féminines. C’est d’une certaine manière, dans ce monde d’hommes, être une femme qui a réussi. J’entends par là, réussi à devenir la femme que l’on attend, que l’on espère en chaque femme. Parce qu’aller consulter un gynécologue veut trop souvent dire être hétérosexuelle, installée dans un rapport de couple, et prendre en charge les désirs de non-reproduction ou de reproduction de deux êtres pratiquant des rapports sexuels fécondants.
Une amie m’a raconté avoir subi chez une gynécologue un laïus culpabilisant sur le mode c’est quand même pas croyable, de nos jours d’être à ce point irresponsable. Vous êtes au courant bon sang qu’il faut absolument avoir un moyen de contraception quand on a des rapports sexuels réguliers. L’idée même que cette amie puisse avoir des rapports homosexuels ne l’a pas effleurée une seconde. La médecin lui a même demandé ce qu’elle pouvait bien faire pour elle.
Parce que nous avons été fabriquées par ce monde, et que l’existence même d’un corps de métier comme la gynécologie organise notre ignorance donc notre dépendance, toutes, quels que soient nos choix en termes de pratiques sexuelles, quelles que soient nos particularités physiques, nous pouvons tomber dans la nécessité de consulter un professionnel. Parce que certaines peuvent développer un cancer du col de l’utérus. Parce que certaines ont des seins, certaines ont des règles, parce que si nous avons un vagin nous pouvons être violées, et tomber enceintes si nous sommes fertiles… et que rien de tout cela n’a à voir avec le fait d’être de vraies femmes, ou d’être hétérosexuelles, ou chargées de contraception… Même si l’on nous essentialise à grand renfort de démonstrations médicales vaseuses sur les fonctions anatomiques naturelles de nos corps, qui confortent trop souvent un sentiment d’anormalité, toutes nous avons des corps différents les unes des autres, quoi que l’on veuille nous faire croire. Mais nous restons construites pour dépendre d’une médecine spécifique à nos corps de porteuses d’utérus, féconds ou non. Et comme une bonne partie de nos états, de nos choix, sont médicalisés – faire du sexe, ne pas se reproduire, attendre un enfant, se décharger du poids d’une grossesse avant l’abandon ou l’infanticide… Nous devons parfois remettre des choix tous personnels entre les mains de professionnels. C’est regrettable, ça n’est pas de tout temps ni de toutes cultures. Mais ici et maintenant, c’est comme ça.
Et il est évident en papotant avec des copines aux orientations et aux pratiques sexuelles moins normées, que la gynécologie n’est pas pour elles. La gynécologie est faite pour répondre à des problématiques de gestion, même si elle permet de solutionner des problèmes individuels. Ce n’est pas du tout incompatible.
La gynécologie semble avoir pour fonction sociale principale d’encourager les êtres biologiquement féminins à intégrer, grâce à tous les appuis et secours de la science, une idée de leur nature. Et de nous conformer au rôle qui en découle. La gynécologie fabrique très notablement des femmes bien normées en étant officiellement une médecine de toutes les femmes mais en ne s’adressant qu’à ses bonnes élèves, celles qui ont des rapports fécondants, celles qui sont responsables de leur contraception, celles qui font le choix de la maternité dans les cadres sociaux valorisés…
La gynécologie impose notamment aux individues qui rentrent dans son champ d’action la problématique de la maternité comme une évidence du fait de posséder un appareil reproducteur de gestation de fœtus. Parce que socialement la femme n’a d’intérêt que lorsqu’on peut la contenir dans son essence reproductrice. Parce que cette fonction lie nos vies à un destin tout écrit de mère. Parce que cette fonction nous contient dans le sillon tracé de la production et de l’élevage d’enfants. Et ce rôle justifie historiquement, économiquement et socialement notre mise à l’écart de la vie publique, de la vie politique. En exterminant simplement en nous tout désir d’existence autodéterminée. “L’effet secondaire” est immédiat, les hommes ont la place pour tout le reste.
Mettre au monde un enfant semble être à mille égards pour certaines une expérience particulièrement riche, bouleversante et tout et tout… Mais je connais aussi des femmes qui ont rempli leur vie d’une foultitude d’expériences riches sans enfanter et sans en concevoir de manque particulier, pas plus que de n’être pas devenue chanteuse de bluegrass, experte en vinyles originaux des Rolling Stones ou reproductrice de blés anciens voués à disparaitre.
Parce que c’est inquiétant de voir resurgir en Espagne, avec la proposition de loi visant à restreindre terriblement les conditions de l’avortement ; parce que c’est inquiétant de lire entre les lignes ou en toutes lettres dans les manifs d’intégristes de tous poils ; parce que c’est choquant d’entendre dans les réactions face à la question de l’infanticide : que les femmes doivent savoir effacer leurs exigences, leurs désirs, leurs ambitions, pour faire passer le produit de leurs rapports sexuels fécondants avant elles. Et peu importe visiblement que ces rapports sexuels fécondants aient pu être violents, subis, contraints, marchandés, obtenus par chantage affectif ou financier… Les embryons, les non-né.es, les potentiel.les enfants, ont une place énorme en regard de la place accordée aux personnes bien vivantes, existantes que sont leurs éventuelles génitrices.
Et parce que c’est trop souvent en prouvant, en justifiant de l’impossibilité de pouvoir bien accueillir un enfant que l’on est le mieux traitées par les techniciens qui se chargent de nos IVG ou de nous prescrire des moyens de contraception. Nous devons faire état d’une situation de couple instable, d’une grande précarité financière, d’une trop grande jeunesse, ou d’avoir déjà des enfants. Parfois, on voudra même savoir si notre « compagnon », qui donc ne pratique vraisemblablement aucun moyen de contraception, est au courant, s’il est d’accord… On exige de nous la démonstration convaincante d’ô combien ce refus de l’étape indiscutée, inévitable et par définition épanouissante de la condition féminine qu’est la maternité est due à une détresse. Ou une incapacité. Et cette détresse comme cette incapacité doivent être validables par un homme, par un adulte si nous sommes mineures, et dans tous les cas par des médecins.
Il n’est pas question de nier qu’un avortement puisse être une étape très douloureuse de la vie d’une personne. Il est question de dire que dès l’instant où la « détresse » devient une norme attendue, il faut la questionner. Il est question de dire que si nous éprouvons de la honte, de la culpabilité ou un sentiment d’échec parce que nous avortons… nous devrions savoir nous féliciter tous les autres mois des années précédentes et à venir où nous ne sommes pas tombées enceintes. Donc reconnaître que de choisir quand et comment nous nous reproduisons reste, même en 2014, même en France, un combat. Ardu. De chaque mois.

Reconduction de soumissions spécifiques

17596_181_L-ecole-du-pretre-gravure-d-Olivier-Perrin-de-1808-allegee-920ceEnfin, si la question de la maternité ou de l’hétérosexualité saute aux yeux quand on parle de gynécologie, je vois d’autres mécanismes de fabrication de la condition féminine qui sont reconduits par les rapports que nous entretenons avec nos experts. Et pas des moindres.
Chez le gynécologue, nous avons appris que nos exigences, nos petites particularités, nos mécanismes de protection étaient au mieux ridicules, sinon complètement exubérants quand nous avons essayé de savoir, par gêne, par pudeur, par timidité, s’il ne serait pas possible s’il vous plaît de garder le tee-shirt pendant le frottis ou de remettre la culotte pendant la palpation des seins. Non, mais on peut garder nos chaussettes. Bon, du coup, quand on me dit après, vous avez des questions ? il va de soi que je n’en ai pas. Si les médecins que je consulte pour prendre soin du rapport que j’entretiens avec mon sexe n’ont pas trente secondes à perdre en déshabillage ou rhabillage qui suffiraient à me mettre un peu moins mal à l’aise, je me vois mal exposer en confiance toutes les craintes, les doutes et les questions qui me squattent l’encéphale. La fabrique de l’ignorance et la honte de notre ignorance puis la détestation de notre faiblesse s’ancre aussi dans de tout petits détails.
Chez le gynécologue, nous avons aussi appris très concrètement à nous abstraire de nos sexes. Nous avons appris très simplement, par expérience, que nous pouvions être mortes aux sensations lors de l’intrusion d’un speculum par exemple. Et nous avons aussi appris à taire les tiraillements, la gêne physique de l’intrusion, les sensations désagréables de peur de faire chier le médecin. De peur aussi de lui faire perdre son temps précieux. Et peut-être parce que nous pensions que toutes les autres le vivaient bien et que nous devions être la seule à être aussi douillette. Ou simplement parce que nous avons déjà bien intégré que les “femmes” sont par définition trop douillettes. Et que c’est le comble du ridicule d’avoir mal dans le sexe, et surtout, c’est la honte de le dire. D’ailleurs, c’est ce que l’on nous a dit « mais non, ça ne fait pas mal… », « c’est fini, vous n’avez déjà plus mal ». Et après quand j’ai fait l’amour avec des hommes en en concevant de l’ennui ou de la gêne, ou de la douleur, j’ai su l’endurer. Je savais le subir en me coupant de mon sexe, j’avais appris à le faire et j’ai trouvé cela normal. Aussi parce que j’avais appris que j’en étais capable. Et pas uniquement théoriquement. Physiquement. Et jamais je n’en étais morte d’autre chose que de honte, alors… En discutant avec des amies, des copines, j’ai entendu cette phrase « moi, chez le gynéco, je me coupe en deux/je m’abstrais/j’arrive à ne plus y penser » beaucoup trop de fois pour ne pas la relever comme étant particulièrement signifiante.
Et si ensuite nous nous croyons frigides, ou nous nous découvrons faibles et concevons une bien piètre estime de nous-mêmes et de nos corps, et si on se dégoûte, si on a envie de pleurer, si on ne se sent pas bien du tout, on nous enverra chercher une explication chez Freud ou chez un psy. Et l’on nous racontera que nous ne sommes pas assez matures sexuellement, ou que nous sommes déprimées, ou que nous souffrons d’un trouble du désir sexuel hypoactif. Par bonheur, des labos bossent à nous concocter une pilule miracle pour rebooster tout ça. Tout ce qui dysfonctionne chez les femmes, si mystérieuses, soumises aux humeurs de leurs utérus. Les femmes qui sont intégralement réductibles à leur sexe, déterminées par leurs seules hormones… Les femmes qui, donc, sont régulables.
Quand une amie m’a raconté que la sage-femme qu’elle voyait pour son suivi de grossesse lui demandait de lui dire quand elle était prête pour le toucher vaginal, je suis une fois de plus tombée dans un abîme de perplexité et de souvenirs humiliants. Tout au long de mes rapports avec des gynécologues, je me suis laissée pénétrer et je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais eu à donner le signal moi-même que c’était bon pour moi. Et après, dans la vie de tous les jours, dans ma vie civile de femme, je me suis sentie coupable et cruche et une pauvre merde de ne pas arriver à dire : non pas maintenant, non pas comme ça, non c’est trop tôt, ou non, tout compte fait, ça ne me le fait pas, retire-toi, je ne veux plus. Pauvre gourde, faible et responsable par-dessus le marché d’avoir su intégrer très vite que son corps ne lui appartient pas, que tout un tas de choses allait pouvoir y rentrer en se passant de son avis, qu’elle n’a pas dans ce monde à exiger d’exister dans un corps intègre qui a une valeur en soi. Alors quand on affirme qu’en dépit de tout contexte, une femme doit avoir le droit de dire “non” même quand elle est nue, au lit avec un homme ou une femme … ça me fait doucement rigoler. Parce que chez bien des médecins ça ne se passe pas comme ça. À l’endroit même, dans le rapport précis où nous sommes censées prendre soin de nos corps et de notre sexualité. Bien sûr qu’on le sait quand on va chez le gynéco qu’on va se prendre un speculum dans la chatte. Mais le consentement qui n’est jamais que l’autorisation ou l’accord donné à un acte, ne peut être tacite, par définition. Elle n’est déjà pas mirobolante cette liberté qui consiste à avoir encore le droit d’éventuellement pouvoir donner son accord à une proposition. Alors si nos médecins s’en passent comme d’une formalité de bas étage, il n’y a pas beaucoup de chemin à parcourir pour admettre comme un fait que dans notre monde, le consentement des femmes n’est effectivement qu’une formalité de bas étage.

Parce que non, nous n’avons pas été élevées, loin s’en faut, dans la méfiance des mécanismes de domination que nous aurions à subir de la part des hommes. Nous n’avons même pas été exercées à les remarquer… alors les mécanismes de prise de pouvoir par les médecins sur nos corps…
Parce que les hommes sont construits pour être sujets de leurs vies, tandis que nous devrions rester de jolis objets, doux au toucher, destinés à leur rendre l’existence moins merdique. Parce que, de fait, la critique est l’apanage d’hommes blancs et bourgeois, et en tous cas pas des “femmes”, et encore moins des prolotes. Parce que la technique est plutôt l’apanage des hommes, parce que le discours est plutôt l’apanage des hommes, parce que la politique, la vie sociale et publique, l’activité choisie, l’indépendance affective, l’autodétermination sont plutôt l’apanage des hommes…
Parce que c’est la médecine qui crée la frontière entre les “hommes” et les “femmes”. Parce que la science médicale se fonde sur une représentation stéréotypée de la femme et y conforme tous les êtres doté.es d’un utérus, ou de seins, ou d’ovaires. Parce qu’ « être une femme » n’est ni plus ni moins qu’un rôle dont on a plus ou moins bien intégré le texte. Enfin, parce que rien de tout cela n’est plus naturel après des milliers d’années de civilisation.
Parce que je sens combien la médecine fournit les moyens techniques nous permettant de remettre indéfiniment à demain la révolution de tous les rapports auxquels nous sommes confronté.es quotidiennement, même lorsque nous nous y sentons piétiné.es, méprisé.es ou avili.es.
Nous devrions nous saisir de tous les moments de nous parler, pour construire une critique des manières dont on nous conforme à ce rôle enfermant et niant qu’est celui d’ « être une femme ».
Parce qu’il y a encore tellement de textes à écrire qui pourraient commencer par « si l’on ne naît pas femme… ». Parce qu’il reste tant de choses à raconter et à décrire, de la pathologisation des grossesses, de la médicalisation des naissances, des intersexualités, des choix d’une contraception définitive, des transsexualités, des ménopauses, des cancers, des vieillesses dans des corps de “femme”…
Et ça n’est pas si compliqué, vous verrez, de se dire « t’es allée chez le gynéco dernièrement ? »
Puis de voir s’épanouir ce dont nos paroles sont capables, sans comprendre pourquoi on n’a pas essayé plus tôt. Parce qu’une fois qu’on le leur permet, nos mots sont tout à la fois une boîte de Pandore et une corne d’abondance qui ne se tarit jamais.

C.

 Aux amies de chacune de mes journées, à celles qui ne sont pas du quotidien mais qui inspirent chaque jour néanmoins, aux copines d’une unique conversation passionnante, aux amies des voyages, des détours, des visites, à mes frangines, à nos grand-mères, et à Catherine. (À quelques hommes aussi, rares et triés sur le volet).
À celles avec lesquelles nous avons su construire ces moments complices, confiants, drôles, tendres, d’intelligence partagée, de non-mixité.
Ce texte est tissé de vos mots, sa matière est nos histoires, et son intention la poursuite de nos amitiés jusqu’à ce que nos vies deviennent des existences. Et encore après…

Être une non-personne

Amanda Baggs est une psychiatrisée à la prose directe et lucide, souvent présentée comme une militante autiste. La portée politique de certains de ses textes est à l’origine de l’intérêt que nous leur portons. Nous avons connaissance d’une polémique outre-Atlantique autour de son diagnostic, mais cela nous indiffère en l’espèce. À partir de son expérience en tant que psychiatrisée ayant vécu en institution et connu de nombreuses hospitalisations pour divers problèmes de santé, elle nous parle de situations que nombre d’entre nous ont connu, connaissent, ou pourraient avoir à connaître dans les cadres psychiatrique, médical, familial, carcéral ou autres.

Ceci est tiré d’un document que j’ai distribué en prenant la parole lors d’une formation de professionnels qui travaillent avec des personnes présentant des troubles du développement. Il est question de ce que cela signifie d’être déshumanisé, et cela s’adresse à un groupe beaucoup plus large de personnes que le public d’origine. Il s’agit, que cela soit clair, de quelque chose qui nous est fait par d’autres personnes, et non pas de quelque chose d’intrinsèque à qui nous sommes.

Être une non-personne (1) signifie que les gens parlent en face de vous comme si vous n’étiez pas là. S’ils savent que vous les comprenez, cela signifie que vous n’êtes pas assez une personne pour que cela leur importe. Cela signifie écouter les commérages du personnel, disant des choses qu’il n’oserait pas dire en face de vraies personnes. Cela signifie entendre, à votre sujet, leurs points de vue les plus brutaux, prononcés à voix haute, devant vous, sans que la personne en face d’eux ne soit reconnue comme telle. Cela signifie entendre des informations confidentielles au sujet d’autres non-personnes.

Être une non-personne signifie que votre vie n’est pas une vraie vie. Cela signifie être moins bien traitée en comparaison à la façon dont la plupart des gens traitent leur gerbille de compagnie, et avec moins de culpabilité. Cela signifie que votre existence semble emplir les personnes de dégoût et de peur. Les gens vous voient et vous décrivent comme une coquille vide, un corps sans âme, une créature fantastique (2), ou un légume. Ou bien ils idéalisent votre vie, vous désignant comme un petit ange sur terre. Quelle que soit leur manière de vous désigner, les gens refusent totalement de voir que vous existez.

Être une non-personne signifie être considérée comme non-communicative. Si d’une quelconque façon, une fois tous les trente-six du mois, vous réussissez à communiquer par la parole, ces mots seront perçus sur le registre de la pathologie plutôt que de la communication. Si vous communiquez par écrit, les gens douteront de votre qualité d’auteur.e. Si vous communiquez par votre comportement, vous serez punie, contenue, droguée, ou placée dans un programme de traitement comportemental. Quelles que soient l’intelligence et la complexité du système de communication que vous échafaudez, vous serez décrite comme étant incapable de véritable communication.

Être une non-personne signifie que l’on chasse de votre esprit toute véritable communication. Cela signifie avoir votre comportement, et vos mots, si vous en employez, moulés pour s’adapter à ce que les gens veulent ou attendent de vous. Cela signifie avoir ce moule posé sur vous comme une camisole. Cela signifie crier et crier à l’intérieur de votre tête que vous êtes une vraie personne, mais rien ne sort. Dans les rares moments où quelque chose sort – une action qui vient de vos désirs plutôt que de votre dressage, l’affirmation orale ou écrite que vous êtes vraiment une vraie personne et que vous vous sentez piégée – vous serez punie, ridiculisée ou ignorée.

Être une non-personne signifie être traitée comme un enfant (ce qui devrait vraiment faire réfléchir les gens sur la façon dont ils voient les enfants), ou, au mieux, comme un animal de compagnie bien-aimé. Cela signifie que si vous faites quelque chose de vrai, important et significatif pour vous, les gens penseront que c’est mignon. Ils ont un rire spécial réservé pour ça. Cela signifie que l’on s’adresse à vous d’une voix généralement utilisée pour les enfants.

Être une non-personne signifie être brutalisée. Une non-personne ne peut pas parler de coups, de viol, de torture et de meurtre. Si elle le fait, elle ne sera pas crue. Une non-personne sait que la loi ne viendra jamais à son aide, pas de la façon dont elle le fait pour les vraies personnes. Si elle meurt, ici, aujourd’hui, entre les mains d’un autre, cela ne sera pas considéré comme un meurtre.

Être une non-personne signifie être négligeable, et interchangeable avec toutes les autres non-personnes dans le monde.

Être une non-personne signifie n’attendre que peu de chose de la vie. Cela signifie être punie ou couverte de honte pour avoir exprimé vos émotions, de l’intérêt pour votre environnement, ou de l’originalité de pensée. Cela signifie que, une fois que vous n’exprimez plus ces choses ouvertement (excepté peut-être à quelques autres non-personnes qui savent ce que vous faites), les gens jettent un œil à votre apparence la plus superficielle et déclarent que vous êtes encore plus une non-personne.

Être une non-personne signifie être haï. Pas toujours de manière manifeste et émotionnelle. Cela signifie que les gens veulent que vous soyez une vraie personne. Ce qui semble une bonne chose, jusqu’à ce que vous réalisiez qu’ils ne croient pas que vous soyez d’ores et déjà une personne. Ils veulent vous façonner en quelqu’un d’autre, ou bien vous utilisent comme un écran de projection pour leurs fantasmes. Parfois, ils vous disent qu’ils veulent retrouver le vrai vous, comme si vous n’étiez pas là. Être une non-personne signifie que votre existence telle que vous êtes est déniée au plus profond niveau par ceux qui vous entourent. Et ceci, être annihilée, constitue la vraie nature de la haine. La rage n’est rien en comparaison de l’annihilation.

Être une non-personne signifie que si vous mobilisez toutes vos capacités, tout ce que vous avez appris au fil des ans, et tentez de défendre vos intérêts par tous les moyens possibles dont vous ayez connaissance, vous serez étiquetées comme manipulatrice, en demande d’attention, ou comme une mauvaise ou difficile cliente. Vous apprenez que les gens aiment travailler avec les bons clients, ceux qui ont été tellement déformés (3) par le fait d’être traités comme des non-personnes qu’ils sont complètement passifs et dociles. Vous souvenant d’avoir été comme ça, vous réalisez que personne au monde ne devrait jamais être déformé à ce point. Mais lorsque vous tentez de vous défendre, d’échapper à cette soumission terrifiée, alors vous êtes étiquetée comme agressive et hostile et êtes traitée en conséquence.

Être une non-personne signifie que vous n’avez pas le droit de vouloir ce que n’importe qui d’autre dans votre situation voudrait.

Être une non-personne signifie être à la merci des théories que d’autres ont sur vous. Cela signifie qu’un jour, peut-être le premier de votre vie, on vous offre la possibilité de communiquer. Et puis on vous la confisque le lendemain une fois cela considéré comme une lubie ou une imposture ou tout simplement comme trop gênant pour la routine du personnel. Cela signifie être jetée dans de grandes et affreuses institutions lorsque c’est considéré protecteur, puis séparée de vos amis et envoyée dans de plus petites mais tout aussi affreuses institutions lorsque c’est considéré progressiste, enfin isolée de tout le monde dans votre propre appartement lorsque c’est considéré radical, et ceci quels qu’aient été vos désirs dans toute cette affaire. Cela signifie être torturée et tuée comme une créature démoniaque, exhibée comme un phénomène de foire, médicalement utilisée comme un animal de laboratoire, et puis torturée et tuée au nom du traitement, de la médecine, ou de la protection, suivant l’époque et la culture.

Ce texte a été transcrit puis traduit et annoté par nos soins à partir de sa vidéo en anglais, Being an Unperson, mise en ligne en novembre 2006. La mise en page (paragraphes, gras, italiques, etc.) est également de notre fait.

Amanda Baggs anime sur le web un blog ainsi qu’une chaîne de vidéos.

Notes:

(1) Les termes originaux unperson ainsi que non-person ont été traduit par non-personne tout au long du présent texte, l’auteure les utilisant sans distinction. (retour au texte)
(2) Les changeling child en version originale sont des créatures fantastiques présentes dans plusieurs mythes et contes. Ce sont des simulacres d’enfants, par exemple des êtres féeriques ou même de simples morceaux de bois, laissés par les fées en remplacement de ceux qu’elles ont enlevé aux humains. (retour au texte)
(3) Twisted en version originale qui signifie littéralement tordu. (retour au texte)

Les fossiles

Remuer les fossiles du fond de la cave, bousculer les peurs, se poser des challenges pour que les rapports changent…Voilà tout ce qu’a provoqué chez moi ma rencontre avec tout d’abord ce journal sous forme de papier, puis avec les personnes qui sont derrière. De fil en aiguille, nous sommes devenus pour ainsi dire proches. Le fait de pouvoir échanger nos ressentis, nos idées au sujet de la psychiatrie, m’a franchement bousculée de l’intérieur pour qu’enfin je puisse agir et découdre fil par fil ce que la douleur avait su tisser méticuleusement, sournoisement.

Jusqu’ici, il n’y avait pas de place en moi pour une quelconque lutte ou une profonde réflexion. J’étais un peu comme une fantôme parmi les têtes pensantes. Les discussions politiques me saoulaient étant donné que je n’y comprenais que dalle. Sans doute par manque de culture mais avant tout par manque d’intérêt. Ouvrir un journal, c’était comme essayer de m’informer sur un monde qui n’était pas le mien, toutes ces informations incompréhensibles me ramenaient quelques années en arrière, le cul sur une chaise d’école et la tête en l’air. Mais pourquoi la tête en l’air ? Pour fuir le fait que l’on m’a bien fait comprendre que je n’étais pas à la hauteur des « autres », pour fuir l’autorité et leur obligation à faire bosser mon cerveau dans leur sens. Ils m’ont crue bête et incapable. Un cerveau vide, alors qu’en fait, ils ne savaient pas que ça grouillait d’infos là-haut et que, de ce fait, il n’y avait pas de place pour le reste. J’étais envahie par mes problèmes personnels, alors essayer de me bourriner le crâne avec des dates insignifiantes ou me faire appliquer le théorème de Pythagore sans même me faire comprendre pourquoi, c’était vraiment mal me connaître.
Je suis de celles et ceux qui, pendant toutes ces années, ont réalisé de très belles illustrations dans les marges de leurs cahiers. La marge, là où on se sentait le mieux : vous êtes tous des cons, enfin surtout là où l’on nous a mis.es : t’es trop nul, tu ne serviras à rien dans ce monde. Alors à force que l’éducation nationale t’humilie en public avec tes copies rendues en dernier, ta sous-note entourée nerveusement de rouge, et les autres abruti.es qui pouffent de rire en cœur, tu finis vraiment par y croire, que t’es une sous-merde.

masqueÀ vous qui jouissez du spectacle d’une personne humiliée alors qu’elle bouffe la terre,
À vous qui vous servez de votre grande capacité à apprendre, à comprendre, pour exercer un rapport de force,
À toutes celles et ceux qui se servent d’autrui comme d’un marchepied vers le podium,
À vous qui usez de votre science pour exister et qui exercez, consciemment ou pas, ce que l’on nomme la domination,
À toutes celles et ceux qui se sont tus par crainte que l’on découvre leur ignorance, leur faiblesse,
À vous-mêmes qui avez profité du fait que j’ai osé poser les questions auxquelles vous n’aviez pas de réponse, en faisant mine d’être de ceux qui comprennent, d’être dans le rang de l’élite,
Méfiez-vous de la bête blessée.
Vous pensez que j’incarne la loose et que je vaux moins que vous. Mais j’ai un tas de choses dont vous n’imaginez même pas le goût et je vous maudis.

Quand j’ouvre un journal, il y a un tas de sales choses qui me remontent à la gueule. Cette petite voix qui est la mienne me répète en boucle des trucs très sympathiques du style : je ne comprends pas et de toute façon, je n’ai jamais rien compris, j’ai tellement de retard en terme de culture qu’il faudrait que je reprenne tout à zéro. Il y a quelques années, j’ai compris que si je n’arrivais pas à m’intéresser à la politique, c’était à cause de tout ce qui me bouffait le crâne : mes problèmes personnels et mes angoisses ne laissaient de place à rien d’autre. En conséquence, atteindre un niveau de concentration minimum me demandait et me demande encore un effort considérable. Faire du forcing me rappelait trop les coups de règle en métal sur les doigts. À partir de là, j’ai commencé à arrêter de m’en vouloir, une petite paix s’installa en moi.
Mais cela ne réglait pas le problème, il y avait toujours cette flamme éteinte au milieu de ma gamberge, je voulais m’informer, m’intéresser mais rien, pas même une allumette au fond de la poche… Un jour, dans un moment de bad, un ami me donna le n°3 de Sans Remède… étincelle.
Avant tout, j’eu un sentiment de soulagement. Je n’étais donc pas la seule proche de psychiatrisé.e au monde (hors cercle familial). Des personnes mettaient leurs vécus, leur rage contre la psychiatrie et les institutions sur papier. J’avais un livre de chevet, mais les articles théoriques ne me touchaient alors pas encore.
Quand j’ai participé à la création du numéro 4, ce fut en premier temps pour verbaliser ce que j’avais dans les tripes. Le témoignage que j’ai écrit, c’était un grand nettoyage intérieur. Puis il y a eu ces discussions, ces analyses, ces références qui m’embrouillaient encore beaucoup et sur ces quinze jours passés ensemble, nombreux sont les moments où j’ai décroché. Rome ne s’est pas faite en un jour comme dirait l’autre.

Depuis, il y a eu ma première émission de radio, des discussions dans tous les sens, des rencontres non-mixtes, un premier pas vers le féminisme. Puis, il y a eu la musique, transformant deux amitiés en un truc indéfinissable… À niquer des cahiers entiers posés sur un burlingue pendant des heures, volets fermés. À retourner les mots comme une peau de lapin et enfin tout dégobiller généreusement sur une scène en palettes.
Toutes ces choses énormes accompagnées du temps, aussi court soit il, font qu’une porte s’est ouverte, tranquille, centimètres par centimètres et que petit à petit je regarde ce qui se passe de l’autre côté, j’observe et ça m’intéresse. Alors j’y vais à tâtons, je lis un peu plus, j’essaye d’analyser, de penser par mes propres moyens en m’aidant des autres, je me forge une opinion. Maintenant que j’ai commencé à dompter mes angoisses et à ne plus les autoriser à me bouffer, j’ai de la place pour le reste. J’ai surtout compris que je pouvais faire de mes douleurs un cheval de bataille et non plus un faire-valoir. J’ai compris que la rage que j’avais ne pouvait plus indéfiniment se retourner contre moi, qu’il fallait que j’ouvre les yeux sur ce monde qui l’avait fabriquée, qu’il était l’heure pour lui de récolter la colère semée. J’ai compris que mon carburant alimentait un moteur tout pérave, celui qui tourne à l’envers et qu’en conclusion, il allait falloir le benner à la casse pour m’en fabriquer un neuf, même si cela devait prendre des années. J’ai compris.

Quand t’écris un témoignage, il y a toujours un manque de pudeur. Il est mêlé au plaisir de sortir de sa carcasse tout ce qui ne ressemble pas à des mots, mais plutôt du vécu, des émotions, du ressenti. Alors tout ce mélange de choses impalpables est parfois difficile à analyser tant que tu ne l’auras pas écrit noir sur blanc. Au moment où j’écris, j’hésite encore à ce que des personnes me lisent, il me vient fréquemment à l’idée que je devrais peut-être garder tout cela pour ma tronche. Ce qui me fait tenir, c’est que je me souviens de l’impact que certains témoignages ont eu sur moi. La verbalisation d’états tels que l’euphorie extrême m’a permis de mieux comprendre certains fonctionnements, j’ai été soulagée de me reconnaître ici et là, de voir comment certaines personnes réagissent ou pas… Tout cela me fait dire que ce que j’écris ici, ce n’est pas du divertissement, et que si ça peut provoquer des choses chez les gens, et bien, c’est déjà ça.

S.W.

Le pavé dans la mare

Dans le dernier numéro, j’ai vidé mon sac dans un témoignage.
J’y faisais part de mes visites à un proche interné en HP.
En l’écrivant et en participant à l’élaboration de ce journal, je signais comme un contrat avec moi-même : celui de ne plus laisser pourrir la relation que j’avais avec E.
Alors je ne parle pas ici de révolution ni de raz de marée dans les rouages de la psychiatrie. Je n’ai pas pour prétention de changer le monde. Par contre, je me sens capable de changer le mien. Et ça passe par des petites choses, comme accepter qu’un délire n’est pas dénué de sens, qu’entendre des voix n’est pas inévitablement une souffrance ou que la peur ne protège pas, qu’elle enferme.

Dans Visite en neuroleptie, je n’ai pas précisé la nature de mes liens avec E. À présent, je me sens capable d’en dire un peu plus à ce sujet et j’aimerais ici faire état des changements et progressions qui se sont produits. Je n’ai pas pour habitude d’écrire sur un ton positif comme je tente de le faire. Mon créneau, c’est plutôt dark and down si vous voyez ce que je veux dire. Mais au vu de ce qui a décanté en moi ces derniers temps, je ne voyais pas pourquoi j’irais tirer vers le bas ce qui tente de me pousser vers le haut. Et puis j’aime les défis, ça bouscule.

E., c’est mon grand frère. Ça fait presque 20 ans qu’il fait des aller et retour à l’HP, avec tout ce que cela comporte. L’idée d’écrire à son sujet ne m’a pas mise à l’aise, plusieurs sentiments pas cools m’ont traversée. Tout d’abord, il allait falloir que je couche tout mon intérieur sur papier, puis qu’il serait lu par un paquet de gens dont E., mais surtout, j’eus un sentiment de non légitimité à divulguer des infos le concernant. Malgré tout cela, j’avais une réelle envie de témoigner.
Ce n’est pas sans peine que je pris mon téléphone pour lui demander l’autorisation d’écrire à son sujet. Réponse positive.
Premier fossile déterré. À partir de là, j’enclenchais un nouveau mécanisme : communiquer avec lui autrement, cesser les banalités.
Nous nous sommes revus plusieurs fois depuis, il n’a jamais demandé à lire mon récit et je ne lui ai pas proposé non plus. Mais j’ai mis en place de nouvelles discussions, tout d’abord en lui présentant verbalement le journal, ce qui ne fut pas facile, car démonter tout ce qui construit sa vie est plutôt violent. Il fut réfractaire au fait de critiquer le système de la psychiatrie, ce que je conçois. Nous avons discuté librement, sans que je sois virulente. Auparavant, mon point de vue était plus de l’ordre du jugement que du positionnement. J’avais la hargne et mes aboiements n’étaient que le reflet de mon état. Je ne rigolais pas en famille.
Avant, je n’admettais pas la réalité de mon frère. La personne qui lui occupe la tête depuis de longues années m’énervait au plus haut point, surtout qu’étant très médiatisée, je connais vaguement son profil qui n’est pas pour me plaire. Un jour, il me parla d’elle et j’ai pris en compte qu’elle existait vraiment, nous avons discuté d’elle comme si elle venait de passer cinq minutes auparavant, nous avons même plaisanté à son sujet et je me suis surprise à le conseiller en termes de communication avec elle, nous avons ri.
Je ne vais pas détailler ici toutes nos « nouvelles discussions », toutes les petites choses qui font que j’ai le sentiment que la situation évolue entre nous. Le fossé se remplit, et ce n’est pas de la flotte, mais plutôt un truc en béton armé en perpétuelle construction, bizarrement toujours prêt à s’effondrer. Les tonnes de précautions que je prenais avec mes petites pincettes ont laissé place à un rapport plus franc. Mon comportement était presque sécuritaire, je me censurais pour éviter de troubler les rapports plats que nous avions, pour ne pas enclencher des discussions qui me mettraient mal à l’aise. Ne pas lui dire ce qu’est réellement ma vie pour ne pas le perturber, ou par flip que cela fasse naître un nouveau “délire”. Il y a encore du chemin ; cette voie encombrée de caillasse, je la dégage petit à petit, soit en passant par de multiples prises de têtes, soit tout naturellement.
Au sein de la famille, il y a eu beaucoup de moments difficiles dus à l’histoire de mon frère. Nous restons soudés, mais ce n’est pas sans quelques failles. Il y a des moments où ça clash, ça explose… Pendant de longues périodes, tout était concentré autour de E., la centrifugeuse en action. Alors il y a des moments où tu ne trouves plus ta place, ou tu ne sais même plus si t’en as une, ça provoque des sales choses.
L’hôpital infantilise et les parents prennent le relais. Par bienveillance : nous le ferons à sa place, ce sera plus simple pour lui, par peur : si la situation échoue, son état va se détériorer, pour se protéger : s’il tombe, nous aussi, etc…
Je ne mets pas leur comportement au rang de la naïveté, mais je dirais que c’est plutôt dû à l’influence qu’ont les médecins sur les proches, mixée à tout un tas de difficultés comme celle d’être parent, d’être isolé.e face au problème, et de garder le cap malgré les souffrances qui règnent au quotidien.
Alors les parents infantilisent et le reste de la famille suit, comme un schéma tout tracé qu’il ne fallait pas modifier, ou plutôt parce qu’on ne connaît rien d’autre.

C’est à l’heure de la bûche, un soir de Noël, que j’ai jeté un pavé dans la mare de mes parents.
E. n’était pas présent ; si ça avait été le cas, je ne me le serais pas permis. Il fallait cesser l’infantilisation. Ce n’était bon ni pour lui, ni pour eux, ni pour nous.
Il fallait arrêter de le considérer comme un malade et ce n’était pas le respecter que de l’assister en permanence. Il y avait peut-être des choses sur lesquelles il avait besoin d’être conseillé, mais dans la mise en place des choses, il est parfaitement capable d’agir seul, comme toi, comme moi.
Être sans cesse derrière quelqu’un ne fabrique pas de bons rapports. Prendre systématiquement les devants ne lui rendait vraiment pas service.
On ne laissait pas à mon frère le choix d’être acteur de sa vie. Tout ça provoque de la colère, surtout dans le cas où c’est enveloppé de non-dits. J’ai soulevé que dans mes paroles, je ne dénonçais pas l’aide qu’on pouvait lui porter dans les moments difficiles, je ne dénonçais pas notre bienveillance, notre solidarité.

Autour de la table, les bouches sont bées et les yeux, ronds.
La crème glacée fond, et moi, je laisse comme un gros froid à table. Les larmes de ma mère coulent dans son assiette, elle me remercie pour le pavé, pour ma conscience et ma force. Je suis nerveuse, mais je ne me suis jamais sentie aussi bien un 24 décembre. Lorsque je parlais, j’avais au fond de moi toutes ces discussions et ces lectures autour de la psychiatrie. Et tout l’aplomb que j’en ai tiré m’a permis d’exprimer à ma famille ce que je pensais de nos rapports fossilisés.

S.W.

Visite en neuroleptie

partition« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait ». J’ai honte d’avoir cette pensée, qui pourtant s’incruste avant chaque visite. Plus j’avance dans ce sens, plus je creuse un fossé entre lui et moi.
« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait. » Est-ce par obligation ? Par culpabilité ? Avant tout je veux lui montrer par ma présence qu’il n’est pas seul. Pourtant j’ai du mal à y trouver un brin de plaisir.

C’est la fin des vacances scolaires. Je ramène A. au train avant d’aller à l’HP de St-Avé. Parfois nous y allons ensemble. C’est dur et grisant d’emmener un enfant dans cet endroit, surtout pour y voir son père.

Horreurs des visites : 14h30. J’ai une demi-heure d’avance. La réponse, je la connais, mais je demande quand même à la blouse blanche si je peux voir E.. Elle me rembarre avec un sourire qui serait censé me faire patienter calmement. Un sourire qui m’énerve. Un sourire qui mériterait qu’elle le ravale et avec en prime son trousseau de clés, ses cachetons et sa bonne conscience. On ne déconne pas avec les horaires ici, bien que le temps semble ne pas exister.

Pour couronner le tout, il fait un temps dégueulasse. Un ton sur ton avec l’ambiance du lieu. Je me dirige vers la centrale de divertissement: la cafétéria. C’est une vraie micro-cité ici. Des panneaux de signalisation comme à l’extérieur, des noms de rue, des trottoirs…. On se croirait presque dans un lotissement où l’illusion du paisible durcirait la croûte sur l’abcès.
Je vais vite me poser à l’intérieur afin de noircir du papier, sinon je vais mal vivre ces secondes qui fabriquent des minutes. Un sablier au ralenti, les grains de sable à l’unité. Par la fenêtre, un coup d’œil sur le triste spectacle d’une architecture austère, bien pensée,tartinée d’une couche de blanc, véhicules de fonction assortis. Et le teint gris de toutes ces personnes qui errent sur le goudron. Un type, habillé simili-militaire entre,tout sourire aux lèvres et Rangers aux pieds, insigne de sécurité plaqué sur le torse. Il claque la bise à une blouse blanche travestie en serveuse de café dégueulasse.

J’ouvre mon champ de vision. Assis autour des tables, des gens dont les expressions sont diverses, visiteurs, visités. Est-ce malsain de se demander dans quelles veines coulent la chimie distribuée de force ? Sur certains visages, c’est une évidence. La bave blanche séchée aux commissures des lèvres, la salive coulant sur les vêtements, les muscles tellement relâchés qu’ils transforment les âmes en zombies. Et moi qui suis là, avec ma sale gueule en désolation.
Putain de parade des pieds qui traînent, des yeux dans le vide, des corps impatients, ça tourne en rond à en creuser des tranchées, des clopes sur clopes pour faire passer la pilule.

Sur le mur sont projetés les jeux olympiques avec leurs athlètes forts et énergiques. La drogue semble être un point commun. Mais je doute que ces stars aux maillots publicitaires envient le terrain de jeu imposé ici.

À travers la vitre je vois E. arriver, il a excessivement grossi depuis ma dernière visite. Sa démarche est fatiguée, son regard est vif et scotché à la fois. C’est à ses yeux que je peux savoir, sans qu’il ne me parle, qu’il est avec elle.
Nous nous saluons, et décidons d’aller dans la cour pour fumer. Quatre murs dont un, salement amoché d’une peinture représentant une plage. Comme si ça pouvait nous faire rêver. Des tables en plastique sponsorisées par Miko installées en rang et la pluie qui nous tombe sur le coin de la gueule. Pour couronner cette ambiance de rêve, deux caméras observent nos faits et gestes… au cas où…Je roule sa clope car les médocs lui ont fait perdre toute dextérité.

partitionfolleOn échange des banalités, comme souvent. Au bout d’un temps, elles s’épuisent et je ne sais plus où mener la discussion. J’ai du mal à jouer franc jeu car j’ai peur, je filtre mes paroles, je censure mes joies, je m’abstiens de te faire le récit de mes dernières histoires trépidantes, de mes envies, mes projets… Tout ça par peur que mes paroles ne te rabaissent, car j’ai une vie et que je ne peux considérer qu’ici on en ait une. Je censure mes doutes, mes flippes, mes angoisses, mes tristesses car je me dis que ce ne serait pas légitime, qu’il faut faire preuve de bienveillance, que mes émotions ne valent pas les tiennes et qu’il n’y a pas de place pour mes failles. Le jeu est faux,ma culpabilité l’emporte. La situation met notre franchise au bas mot. Nos rapports sont construits sur ton histoire et il me faudrait certainement déjouer ce déséquilibre.
Nous rentrons boire un café dégueu, même topo pour la tasse que pour la clope. La dextérité ne suffisait pas, il fallait qu’on lui enlève aussi la force de tenir un objet. Les médicaments l’ont complètement assommé. Tout mouvement lui est pénible, alors la pensée… Même avec des doses excessives de « neutralisants », ils ne l’auront pas eu, ils ne lui auront pas non plus retiré sa moitié, celle qui occupe son esprit et avec qui il partage sa tête. Celle que je connais si peu tellement elle est loin de ma réalité.
Il regarde dans le vide, le rictus au coin des lèvres. Je sens le moment arriver où il va me parler d’elle. J’ai peur, je ne sais pas comment réagir, je pars avec lui ou je fais bloc ? Ici, c’est la merde, et j’ai hâte de partir. Ça me tord l’œsophage de penser qu’il va y rester. Que s’il ne l’ouvre pas trop,il aura le droit de rentrer chez lui, à condition de venir se faire piquer tous les quinze jours,et que s’il fait un pas de travers, l’UMD (Unité pour malades difficiles) lui est voué, et que s’il y va, il peut dire à son fils «on se retrouve pour tes 18 ans ». Ça me tord l’œsophage de constater qu’une fois encore, ils ont abusé de leur pouvoir, que ces neuf semaines consécutives d’isolement l’ont ravagé et qu’il a fallu remuer ciel et terre pour l’en sortir. Ça me tord le cœur de savoir qu’il y a quelques années, il fût martyrisé à coup de sangles et d’intubations. Ça me fait lever les poils de savoir qu’on nous a proposé de lui faire des électrochocs, histoire de le torturer encore plus… Et surtout ça me fout en l’air de constater que depuis plus de quinze ans la situation est la même et que je me sens plus qu’impuissante.

C’est l’heure des séparations, tout le monde regagne son rang, tout est réglé comme du papier à musique. La musique des pieds qui traînent, des voix sourdes et ralenties, de nos silences interminables. Des bémols accolés aux clés de sol précisant que les notes seront décalées à jamais. La fanfare du trousseau ouvrant la porte d’un enfer que lui seul connaît, le larsen des charnières rouillées fermant les issues. Je me retrouve nez à nez avec une vitre opaque et un tas de sales trucs en tête.

S.

Je suis une personne qui a dérangé

Nous avons reçu ce texte, qui par ailleurs a été lu sur la radio Canal sud à Toulouse (92.2) le 3 mai 2011.

courrierambulanceIl y a des gens qui attendent pour avoir de l’inspiration. J’aimerais faire partie des gens qui attendent, mais je n’ai plus le temps d’attendre. On m’a volé ma vie. Et certes j’en suis consciente, je ne pourrai plus rattraper ce temps. Et je ne cherche plus à le rattraper. Je ne suis pas non plus dans un délire de science-fiction, je ne cherche donc pas la machine à remonter le temps, je la laisse aux réalisateurs.
La seule chose dont il me reste c’est de m’exprimer face à une société hypocrite, une société schizophrène. On donne des noms de maladie comme schizophrénie mais cette maladie n’est que le reflet de l’incompréhen- sion sur une personne face à cette société. Ces gens dits schizophrènes souffrent d’une réalité évidente mais ils doivent se taire. Ils sont même dits parfois dangereux. Je ne vous dis pas ça parce que je suis schizophrène, non, mon diagnostic a été établi et je suis borderline, en gros le cul entre deux chaises.
Je suis une personne qui a dérangé.
Et Sarkozy au lieu d’établir sa politique de nettoyage au karcher, qui m’aurait franchement amusée, et oui, il n’aurait fait que me mouiller au pire me laver.
Non il a opté pour le lavage de cerveau à base de cami- sole chimique pendant trois ans non stop.
À force de forts dosages, je suis même tombée dans un coma artificiel de huit jours sans qu’aucun membre de ma famille soit au courant. SARKO tu peux m’expliquer ? Sarko je suis désolée pour toi mais j’ai des tas de questions à te poser.
Après trois ans de surmédicamentation, j’ai développé une hépatite médicamenteuse, une stéatose et ça va de soi une obésité.
Tu sais sur les notices de médicaments appelés psycho- tropes, il est mentionné de ne pas ingérer ce produit en cas d’hépatite mais le produit m’était injecté tous les quinze jours. J’aurais préféré que tu me mettes dans un four crématoire. Là ma mort aurait été plus rapide.
Là je vis une mort lente et douloureuse.
Tu ne connais peut-être pas le mot douleur physique. Mon psychisme, il va bien. De plus, plus je parle ou j’écris plus il va bien mais le physique ne suit pas. Co- lique avec un dos irradié, douleur dentaire, énurésie.
Bref je sais que je t’ennuie mais je te demande des ré- ponses afin que mon corps cicatrise.
PS : va donc sur mon casier judiciaire, il est vierge.
Tes agents de la voie publique, je les respecte.
Et puis le personnel soignant des HP ou CMP eux aussi je ne leur ai fait aucun préjudice.
Sache aussi que j’ai connu le viol en HP. Le premier j’ai été à la gendarmerie de Fontainebleau lesquels m’ont dit qu’il fallait d’abord porter plainte contre l’établisse- ment.
Le second en HP à V. Corbeil-Essonnes. Tu sais là où on met les gens en HO d’abord dans le mitard, puis en chambre d’isolement puis enfin en chambre ouverte. Je l’ai signalé au personnel. Je dormais avec mes habits mais le matin j’étais dévêtue. Face à leur incompréhension, j’ai demandé à être enfermée dans ma piaule sans alarme. Il est revenu mais il ne pouvait pas entrer.
Le lendemain, un psy m’a fait sortir de cet HP.
Je suis retournée dans mon foyer F. CHRS mais ils ne m’ont pas laissé rentrer et m’ont demandé de retourner dans cet HP.
J’ai donc pris la fuite chez un ami à Paris 15ème. C’était un sans papier, on s’est d’ailleurs mariés.
Tu sais sur ce mariage il y a eu enquête au commissariat du XVème, métro Charles Michels.
Pendant mon audition, ils m’ont demandé si mon père était incarcéré ?
J’ai répondu que j’étais là pour me marier et non pour les affaires d’inceste. Car comme toi cet homme est trop puissant. Et on peut donc rien contre lui. Donc conséquence, on s’attaque à moi, sale gamine.

Maintenant je vais demander à mon infirmier ici présent de m’injecter ma camisole chimique afin que je te foute la paix. Tu sais la piqûre qui brûle les fesses de plus en plus fort et qui nous plonge dans un profond sommeil. Au fait ton karcher, il est rempli d’eau froide ou d’eau chaude ?
Après si je me réveille je ferai une tentative d’exister. Enfin si tu veux bien me laisser vivre en liberté avec mon pauvre statut handicapé.
Dis toi aussi que ton cerveau fuse aussi vite que le mien à part que moi, je n’essaye pas de la faire à l’envers, tu es un homme de pouvoir, tu ne souhaites que la réussite avec le plus d’entrée d’argent si possible, pour moi tu n’es qu’un malade de pouvoir, moi je suis une malade comme toi mais le pouvoir c’est contre ma nature, c’est pas ma vertu, mais par contre les injustices, je me battrai tout le temps. Toi tu n’hésites pas à tuer, en plus c’est de la torture car tire un bon coup sur moi et au moins je ne verrai plus les aberrations de ta société la plus arriérée en Europe et surtout au niveau de la santé.
La piqûre commence à agir, des éléments schizophréniques vont me passer dans la tête.
Je voudrais que sur mon PC aucune publicité me harcèle, j’écoute une chanson sur youtube for example mais là je me tape cerise de groupama mais qu’est-ce qu’elle fout là elle, dégage, je veux écouter mon son !

OCNI.

L’injection est prête

G. nous raconte le tout premier rapport avec l’institution, le moment de la « prise en charge ». C’était en 2007.

loupJe monte de mon plein gré dans le véhicule de pompier qui vient me chercher. Les pompiers me posent sans cesse les mêmes questions quant à mon identité et à la raison qui m’a poussé à les appeler. L’un me déclare que je suis en pleine forme. Cela ne me rassure qu’un peu. À vrai dire, je me croyais dans un songe, où mon corps accidenté était allongé sans connaissance dans ce camion, et j’avais l’illusion de parler à ces hommes.
Arrivé à destination. Où m’ont-ils amené ? Sans doute les urgences de cette ville qui ne m’est pas familière. Je leur dis que je ne souhaite voir personne, et désire dormir un peu. On m’installe dans un fauteuil dans l’entrée. Pas confortable de dormir assis ! Les idées défilent. Les gens aussi.
Le jour se lève, et on me propose de m’installer dans une salle cubique. Un psychiatre arrive, je discute avec lui. Il me fait penser à un comédien : il parle peu, reste statique pendant dix secondes, puis, change de position. Il quitte les lieux sans m’annoncer ce qui va se passer. Je dois uriner dans un flacon d’urine. Trop intimidé par ce lieu trop vaste, je n’y parviens pas.
Le temps passe, j’aimerais savoir ce qu’il va se passer. Je sors de ma cellule ouverte, pour interroger les infirmiers, mais n’obtiens pas de réponse. Je m’impatiente, et commence à être violent verbalement. Je pousse le vice à aller dans une autre cellule, où je déclare à un blessé léger que dans une autre vie il serait psychiatre.
Tout à coup on vient me chercher. Je les suis jusqu’à l’ambulance. Avant de monter, je demande où l’on m’emmène. Je n’obtiens pas de réponse. Là, je m’énerve et déclare : « c’est à la mort que l’on m’emmène« . Je vois au regard de l’ambulancière que je l’ai choquée. Mon seul refuge est de revenir dans ma cellule, ce que je fais violemment.
À peine installé, plusieurs infirmiers et les deux ambulanciers arrivent avec un brancard. De force, on m’allonge, on me baisse le pantalon. L’injection est prête. Je sens le produit dans mon fessier. Je suis maintenant attaché, seul dans ma cellule. Je me débats en hurlant. J’en arrive même à me faire tomber avec le brancard. La position est très inconfortable, je sens l’endormissement dû au produit. Les infirmiers reviennent pour relever le brancard, et je m’endors.

G.