Les fossiles

Remuer les fossiles du fond de la cave, bousculer les peurs, se poser des challenges pour que les rapports changent…Voilà tout ce qu’a provoqué chez moi ma rencontre avec tout d’abord ce journal sous forme de papier, puis avec les personnes qui sont derrière. De fil en aiguille, nous sommes devenus pour ainsi dire proches. Le fait de pouvoir échanger nos ressentis, nos idées au sujet de la psychiatrie, m’a franchement bousculée de l’intérieur pour qu’enfin je puisse agir et découdre fil par fil ce que la douleur avait su tisser méticuleusement, sournoisement.

Jusqu’ici, il n’y avait pas de place en moi pour une quelconque lutte ou une profonde réflexion. J’étais un peu comme une fantôme parmi les têtes pensantes. Les discussions politiques me saoulaient étant donné que je n’y comprenais que dalle. Sans doute par manque de culture mais avant tout par manque d’intérêt. Ouvrir un journal, c’était comme essayer de m’informer sur un monde qui n’était pas le mien, toutes ces informations incompréhensibles me ramenaient quelques années en arrière, le cul sur une chaise d’école et la tête en l’air. Mais pourquoi la tête en l’air ? Pour fuir le fait que l’on m’a bien fait comprendre que je n’étais pas à la hauteur des « autres », pour fuir l’autorité et leur obligation à faire bosser mon cerveau dans leur sens. Ils m’ont crue bête et incapable. Un cerveau vide, alors qu’en fait, ils ne savaient pas que ça grouillait d’infos là-haut et que, de ce fait, il n’y avait pas de place pour le reste. J’étais envahie par mes problèmes personnels, alors essayer de me bourriner le crâne avec des dates insignifiantes ou me faire appliquer le théorème de Pythagore sans même me faire comprendre pourquoi, c’était vraiment mal me connaître.
Je suis de celles et ceux qui, pendant toutes ces années, ont réalisé de très belles illustrations dans les marges de leurs cahiers. La marge, là où on se sentait le mieux : vous êtes tous des cons, enfin surtout là où l’on nous a mis.es : t’es trop nul, tu ne serviras à rien dans ce monde. Alors à force que l’éducation nationale t’humilie en public avec tes copies rendues en dernier, ta sous-note entourée nerveusement de rouge, et les autres abruti.es qui pouffent de rire en cœur, tu finis vraiment par y croire, que t’es une sous-merde.

masqueÀ vous qui jouissez du spectacle d’une personne humiliée alors qu’elle bouffe la terre,
À vous qui vous servez de votre grande capacité à apprendre, à comprendre, pour exercer un rapport de force,
À toutes celles et ceux qui se servent d’autrui comme d’un marchepied vers le podium,
À vous qui usez de votre science pour exister et qui exercez, consciemment ou pas, ce que l’on nomme la domination,
À toutes celles et ceux qui se sont tus par crainte que l’on découvre leur ignorance, leur faiblesse,
À vous-mêmes qui avez profité du fait que j’ai osé poser les questions auxquelles vous n’aviez pas de réponse, en faisant mine d’être de ceux qui comprennent, d’être dans le rang de l’élite,
Méfiez-vous de la bête blessée.
Vous pensez que j’incarne la loose et que je vaux moins que vous. Mais j’ai un tas de choses dont vous n’imaginez même pas le goût et je vous maudis.

Quand j’ouvre un journal, il y a un tas de sales choses qui me remontent à la gueule. Cette petite voix qui est la mienne me répète en boucle des trucs très sympathiques du style : je ne comprends pas et de toute façon, je n’ai jamais rien compris, j’ai tellement de retard en terme de culture qu’il faudrait que je reprenne tout à zéro. Il y a quelques années, j’ai compris que si je n’arrivais pas à m’intéresser à la politique, c’était à cause de tout ce qui me bouffait le crâne : mes problèmes personnels et mes angoisses ne laissaient de place à rien d’autre. En conséquence, atteindre un niveau de concentration minimum me demandait et me demande encore un effort considérable. Faire du forcing me rappelait trop les coups de règle en métal sur les doigts. À partir de là, j’ai commencé à arrêter de m’en vouloir, une petite paix s’installa en moi.
Mais cela ne réglait pas le problème, il y avait toujours cette flamme éteinte au milieu de ma gamberge, je voulais m’informer, m’intéresser mais rien, pas même une allumette au fond de la poche… Un jour, dans un moment de bad, un ami me donna le n°3 de Sans Remède… étincelle.
Avant tout, j’eu un sentiment de soulagement. Je n’étais donc pas la seule proche de psychiatrisé.e au monde (hors cercle familial). Des personnes mettaient leurs vécus, leur rage contre la psychiatrie et les institutions sur papier. J’avais un livre de chevet, mais les articles théoriques ne me touchaient alors pas encore.
Quand j’ai participé à la création du numéro 4, ce fut en premier temps pour verbaliser ce que j’avais dans les tripes. Le témoignage que j’ai écrit, c’était un grand nettoyage intérieur. Puis il y a eu ces discussions, ces analyses, ces références qui m’embrouillaient encore beaucoup et sur ces quinze jours passés ensemble, nombreux sont les moments où j’ai décroché. Rome ne s’est pas faite en un jour comme dirait l’autre.

Depuis, il y a eu ma première émission de radio, des discussions dans tous les sens, des rencontres non-mixtes, un premier pas vers le féminisme. Puis, il y a eu la musique, transformant deux amitiés en un truc indéfinissable… À niquer des cahiers entiers posés sur un burlingue pendant des heures, volets fermés. À retourner les mots comme une peau de lapin et enfin tout dégobiller généreusement sur une scène en palettes.
Toutes ces choses énormes accompagnées du temps, aussi court soit il, font qu’une porte s’est ouverte, tranquille, centimètres par centimètres et que petit à petit je regarde ce qui se passe de l’autre côté, j’observe et ça m’intéresse. Alors j’y vais à tâtons, je lis un peu plus, j’essaye d’analyser, de penser par mes propres moyens en m’aidant des autres, je me forge une opinion. Maintenant que j’ai commencé à dompter mes angoisses et à ne plus les autoriser à me bouffer, j’ai de la place pour le reste. J’ai surtout compris que je pouvais faire de mes douleurs un cheval de bataille et non plus un faire-valoir. J’ai compris que la rage que j’avais ne pouvait plus indéfiniment se retourner contre moi, qu’il fallait que j’ouvre les yeux sur ce monde qui l’avait fabriquée, qu’il était l’heure pour lui de récolter la colère semée. J’ai compris que mon carburant alimentait un moteur tout pérave, celui qui tourne à l’envers et qu’en conclusion, il allait falloir le benner à la casse pour m’en fabriquer un neuf, même si cela devait prendre des années. J’ai compris.

Quand t’écris un témoignage, il y a toujours un manque de pudeur. Il est mêlé au plaisir de sortir de sa carcasse tout ce qui ne ressemble pas à des mots, mais plutôt du vécu, des émotions, du ressenti. Alors tout ce mélange de choses impalpables est parfois difficile à analyser tant que tu ne l’auras pas écrit noir sur blanc. Au moment où j’écris, j’hésite encore à ce que des personnes me lisent, il me vient fréquemment à l’idée que je devrais peut-être garder tout cela pour ma tronche. Ce qui me fait tenir, c’est que je me souviens de l’impact que certains témoignages ont eu sur moi. La verbalisation d’états tels que l’euphorie extrême m’a permis de mieux comprendre certains fonctionnements, j’ai été soulagée de me reconnaître ici et là, de voir comment certaines personnes réagissent ou pas… Tout cela me fait dire que ce que j’écris ici, ce n’est pas du divertissement, et que si ça peut provoquer des choses chez les gens, et bien, c’est déjà ça.

S.W.

Le pavé dans la mare

Dans le dernier numéro, j’ai vidé mon sac dans un témoignage.
J’y faisais part de mes visites à un proche interné en HP.
En l’écrivant et en participant à l’élaboration de ce journal, je signais comme un contrat avec moi-même : celui de ne plus laisser pourrir la relation que j’avais avec E.
Alors je ne parle pas ici de révolution ni de raz de marée dans les rouages de la psychiatrie. Je n’ai pas pour prétention de changer le monde. Par contre, je me sens capable de changer le mien. Et ça passe par des petites choses, comme accepter qu’un délire n’est pas dénué de sens, qu’entendre des voix n’est pas inévitablement une souffrance ou que la peur ne protège pas, qu’elle enferme.

Dans Visite en neuroleptie, je n’ai pas précisé la nature de mes liens avec E. À présent, je me sens capable d’en dire un peu plus à ce sujet et j’aimerais ici faire état des changements et progressions qui se sont produits. Je n’ai pas pour habitude d’écrire sur un ton positif comme je tente de le faire. Mon créneau, c’est plutôt dark and down si vous voyez ce que je veux dire. Mais au vu de ce qui a décanté en moi ces derniers temps, je ne voyais pas pourquoi j’irais tirer vers le bas ce qui tente de me pousser vers le haut. Et puis j’aime les défis, ça bouscule.

E., c’est mon grand frère. Ça fait presque 20 ans qu’il fait des aller et retour à l’HP, avec tout ce que cela comporte. L’idée d’écrire à son sujet ne m’a pas mise à l’aise, plusieurs sentiments pas cools m’ont traversée. Tout d’abord, il allait falloir que je couche tout mon intérieur sur papier, puis qu’il serait lu par un paquet de gens dont E., mais surtout, j’eus un sentiment de non légitimité à divulguer des infos le concernant. Malgré tout cela, j’avais une réelle envie de témoigner.
Ce n’est pas sans peine que je pris mon téléphone pour lui demander l’autorisation d’écrire à son sujet. Réponse positive.
Premier fossile déterré. À partir de là, j’enclenchais un nouveau mécanisme : communiquer avec lui autrement, cesser les banalités.
Nous nous sommes revus plusieurs fois depuis, il n’a jamais demandé à lire mon récit et je ne lui ai pas proposé non plus. Mais j’ai mis en place de nouvelles discussions, tout d’abord en lui présentant verbalement le journal, ce qui ne fut pas facile, car démonter tout ce qui construit sa vie est plutôt violent. Il fut réfractaire au fait de critiquer le système de la psychiatrie, ce que je conçois. Nous avons discuté librement, sans que je sois virulente. Auparavant, mon point de vue était plus de l’ordre du jugement que du positionnement. J’avais la hargne et mes aboiements n’étaient que le reflet de mon état. Je ne rigolais pas en famille.
Avant, je n’admettais pas la réalité de mon frère. La personne qui lui occupe la tête depuis de longues années m’énervait au plus haut point, surtout qu’étant très médiatisée, je connais vaguement son profil qui n’est pas pour me plaire. Un jour, il me parla d’elle et j’ai pris en compte qu’elle existait vraiment, nous avons discuté d’elle comme si elle venait de passer cinq minutes auparavant, nous avons même plaisanté à son sujet et je me suis surprise à le conseiller en termes de communication avec elle, nous avons ri.
Je ne vais pas détailler ici toutes nos « nouvelles discussions », toutes les petites choses qui font que j’ai le sentiment que la situation évolue entre nous. Le fossé se remplit, et ce n’est pas de la flotte, mais plutôt un truc en béton armé en perpétuelle construction, bizarrement toujours prêt à s’effondrer. Les tonnes de précautions que je prenais avec mes petites pincettes ont laissé place à un rapport plus franc. Mon comportement était presque sécuritaire, je me censurais pour éviter de troubler les rapports plats que nous avions, pour ne pas enclencher des discussions qui me mettraient mal à l’aise. Ne pas lui dire ce qu’est réellement ma vie pour ne pas le perturber, ou par flip que cela fasse naître un nouveau “délire”. Il y a encore du chemin ; cette voie encombrée de caillasse, je la dégage petit à petit, soit en passant par de multiples prises de têtes, soit tout naturellement.
Au sein de la famille, il y a eu beaucoup de moments difficiles dus à l’histoire de mon frère. Nous restons soudés, mais ce n’est pas sans quelques failles. Il y a des moments où ça clash, ça explose… Pendant de longues périodes, tout était concentré autour de E., la centrifugeuse en action. Alors il y a des moments où tu ne trouves plus ta place, ou tu ne sais même plus si t’en as une, ça provoque des sales choses.
L’hôpital infantilise et les parents prennent le relais. Par bienveillance : nous le ferons à sa place, ce sera plus simple pour lui, par peur : si la situation échoue, son état va se détériorer, pour se protéger : s’il tombe, nous aussi, etc…
Je ne mets pas leur comportement au rang de la naïveté, mais je dirais que c’est plutôt dû à l’influence qu’ont les médecins sur les proches, mixée à tout un tas de difficultés comme celle d’être parent, d’être isolé.e face au problème, et de garder le cap malgré les souffrances qui règnent au quotidien.
Alors les parents infantilisent et le reste de la famille suit, comme un schéma tout tracé qu’il ne fallait pas modifier, ou plutôt parce qu’on ne connaît rien d’autre.

C’est à l’heure de la bûche, un soir de Noël, que j’ai jeté un pavé dans la mare de mes parents.
E. n’était pas présent ; si ça avait été le cas, je ne me le serais pas permis. Il fallait cesser l’infantilisation. Ce n’était bon ni pour lui, ni pour eux, ni pour nous.
Il fallait arrêter de le considérer comme un malade et ce n’était pas le respecter que de l’assister en permanence. Il y avait peut-être des choses sur lesquelles il avait besoin d’être conseillé, mais dans la mise en place des choses, il est parfaitement capable d’agir seul, comme toi, comme moi.
Être sans cesse derrière quelqu’un ne fabrique pas de bons rapports. Prendre systématiquement les devants ne lui rendait vraiment pas service.
On ne laissait pas à mon frère le choix d’être acteur de sa vie. Tout ça provoque de la colère, surtout dans le cas où c’est enveloppé de non-dits. J’ai soulevé que dans mes paroles, je ne dénonçais pas l’aide qu’on pouvait lui porter dans les moments difficiles, je ne dénonçais pas notre bienveillance, notre solidarité.

Autour de la table, les bouches sont bées et les yeux, ronds.
La crème glacée fond, et moi, je laisse comme un gros froid à table. Les larmes de ma mère coulent dans son assiette, elle me remercie pour le pavé, pour ma conscience et ma force. Je suis nerveuse, mais je ne me suis jamais sentie aussi bien un 24 décembre. Lorsque je parlais, j’avais au fond de moi toutes ces discussions et ces lectures autour de la psychiatrie. Et tout l’aplomb que j’en ai tiré m’a permis d’exprimer à ma famille ce que je pensais de nos rapports fossilisés.

S.W.

Visite en neuroleptie

partition« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait ». J’ai honte d’avoir cette pensée, qui pourtant s’incruste avant chaque visite. Plus j’avance dans ce sens, plus je creuse un fossé entre lui et moi.
« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait. » Est-ce par obligation ? Par culpabilité ? Avant tout je veux lui montrer par ma présence qu’il n’est pas seul. Pourtant j’ai du mal à y trouver un brin de plaisir.

C’est la fin des vacances scolaires. Je ramène A. au train avant d’aller à l’HP de St-Avé. Parfois nous y allons ensemble. C’est dur et grisant d’emmener un enfant dans cet endroit, surtout pour y voir son père.

Horreurs des visites : 14h30. J’ai une demi-heure d’avance. La réponse, je la connais, mais je demande quand même à la blouse blanche si je peux voir E.. Elle me rembarre avec un sourire qui serait censé me faire patienter calmement. Un sourire qui m’énerve. Un sourire qui mériterait qu’elle le ravale et avec en prime son trousseau de clés, ses cachetons et sa bonne conscience. On ne déconne pas avec les horaires ici, bien que le temps semble ne pas exister.

Pour couronner le tout, il fait un temps dégueulasse. Un ton sur ton avec l’ambiance du lieu. Je me dirige vers la centrale de divertissement: la cafétéria. C’est une vraie micro-cité ici. Des panneaux de signalisation comme à l’extérieur, des noms de rue, des trottoirs…. On se croirait presque dans un lotissement où l’illusion du paisible durcirait la croûte sur l’abcès.
Je vais vite me poser à l’intérieur afin de noircir du papier, sinon je vais mal vivre ces secondes qui fabriquent des minutes. Un sablier au ralenti, les grains de sable à l’unité. Par la fenêtre, un coup d’œil sur le triste spectacle d’une architecture austère, bien pensée,tartinée d’une couche de blanc, véhicules de fonction assortis. Et le teint gris de toutes ces personnes qui errent sur le goudron. Un type, habillé simili-militaire entre,tout sourire aux lèvres et Rangers aux pieds, insigne de sécurité plaqué sur le torse. Il claque la bise à une blouse blanche travestie en serveuse de café dégueulasse.

J’ouvre mon champ de vision. Assis autour des tables, des gens dont les expressions sont diverses, visiteurs, visités. Est-ce malsain de se demander dans quelles veines coulent la chimie distribuée de force ? Sur certains visages, c’est une évidence. La bave blanche séchée aux commissures des lèvres, la salive coulant sur les vêtements, les muscles tellement relâchés qu’ils transforment les âmes en zombies. Et moi qui suis là, avec ma sale gueule en désolation.
Putain de parade des pieds qui traînent, des yeux dans le vide, des corps impatients, ça tourne en rond à en creuser des tranchées, des clopes sur clopes pour faire passer la pilule.

Sur le mur sont projetés les jeux olympiques avec leurs athlètes forts et énergiques. La drogue semble être un point commun. Mais je doute que ces stars aux maillots publicitaires envient le terrain de jeu imposé ici.

À travers la vitre je vois E. arriver, il a excessivement grossi depuis ma dernière visite. Sa démarche est fatiguée, son regard est vif et scotché à la fois. C’est à ses yeux que je peux savoir, sans qu’il ne me parle, qu’il est avec elle.
Nous nous saluons, et décidons d’aller dans la cour pour fumer. Quatre murs dont un, salement amoché d’une peinture représentant une plage. Comme si ça pouvait nous faire rêver. Des tables en plastique sponsorisées par Miko installées en rang et la pluie qui nous tombe sur le coin de la gueule. Pour couronner cette ambiance de rêve, deux caméras observent nos faits et gestes… au cas où…Je roule sa clope car les médocs lui ont fait perdre toute dextérité.

partitionfolleOn échange des banalités, comme souvent. Au bout d’un temps, elles s’épuisent et je ne sais plus où mener la discussion. J’ai du mal à jouer franc jeu car j’ai peur, je filtre mes paroles, je censure mes joies, je m’abstiens de te faire le récit de mes dernières histoires trépidantes, de mes envies, mes projets… Tout ça par peur que mes paroles ne te rabaissent, car j’ai une vie et que je ne peux considérer qu’ici on en ait une. Je censure mes doutes, mes flippes, mes angoisses, mes tristesses car je me dis que ce ne serait pas légitime, qu’il faut faire preuve de bienveillance, que mes émotions ne valent pas les tiennes et qu’il n’y a pas de place pour mes failles. Le jeu est faux,ma culpabilité l’emporte. La situation met notre franchise au bas mot. Nos rapports sont construits sur ton histoire et il me faudrait certainement déjouer ce déséquilibre.
Nous rentrons boire un café dégueu, même topo pour la tasse que pour la clope. La dextérité ne suffisait pas, il fallait qu’on lui enlève aussi la force de tenir un objet. Les médicaments l’ont complètement assommé. Tout mouvement lui est pénible, alors la pensée… Même avec des doses excessives de « neutralisants », ils ne l’auront pas eu, ils ne lui auront pas non plus retiré sa moitié, celle qui occupe son esprit et avec qui il partage sa tête. Celle que je connais si peu tellement elle est loin de ma réalité.
Il regarde dans le vide, le rictus au coin des lèvres. Je sens le moment arriver où il va me parler d’elle. J’ai peur, je ne sais pas comment réagir, je pars avec lui ou je fais bloc ? Ici, c’est la merde, et j’ai hâte de partir. Ça me tord l’œsophage de penser qu’il va y rester. Que s’il ne l’ouvre pas trop,il aura le droit de rentrer chez lui, à condition de venir se faire piquer tous les quinze jours,et que s’il fait un pas de travers, l’UMD (Unité pour malades difficiles) lui est voué, et que s’il y va, il peut dire à son fils «on se retrouve pour tes 18 ans ». Ça me tord l’œsophage de constater qu’une fois encore, ils ont abusé de leur pouvoir, que ces neuf semaines consécutives d’isolement l’ont ravagé et qu’il a fallu remuer ciel et terre pour l’en sortir. Ça me tord le cœur de savoir qu’il y a quelques années, il fût martyrisé à coup de sangles et d’intubations. Ça me fait lever les poils de savoir qu’on nous a proposé de lui faire des électrochocs, histoire de le torturer encore plus… Et surtout ça me fout en l’air de constater que depuis plus de quinze ans la situation est la même et que je me sens plus qu’impuissante.

C’est l’heure des séparations, tout le monde regagne son rang, tout est réglé comme du papier à musique. La musique des pieds qui traînent, des voix sourdes et ralenties, de nos silences interminables. Des bémols accolés aux clés de sol précisant que les notes seront décalées à jamais. La fanfare du trousseau ouvrant la porte d’un enfer que lui seul connaît, le larsen des charnières rouillées fermant les issues. Je me retrouve nez à nez avec une vitre opaque et un tas de sales trucs en tête.

S.

Compte rendu d’un atelier de discussion

Nous avons participé à deux reprises au cours de l’année 2011 à des ateliers de discussion en petits groupes (entre 3 et 6 personnes). Ici le thème choisi par les participant-e-s était Réagir et soutenir, individuellement et/ou en collectif. Nous vous en proposons un compte rendu partiel.

nezparfaitdiscuteNous avons échangé sur nos galères avec nos têtes, entre autres les crises d’angoisses (on est plusieurs à pratiquer), les coups durs où on aurait envie de tout lâcher et les moments délirants pas admis (quelqu’un-e a parlé d’une décision de suivre tout ce qui était vert dans la ville par exemple, ce qui est totalement gratuit et n’a aucun sens apparent, pourtant, ça fait du bien !). Quelqu’un-e a dit que se faire un peu fou-folle, ça rendrait plus poreuses les barrières avec les autres. On s’est dit qu’on avait dans nos gueules notre commun de nager à contre-courant, et qu’être « contre » c’est pas une place facile.
Deux personnes ont témoigné de leurs histoires de soutien à des potes. S’il y a une intervention du collectif, c’est toujours quand il est trop tard, c’est-à- dire que le moment de « pétage de plombs » est un évènement, mais ça fait aussitôt penser qu’il y a eu un avant. Dans un cas, il y a eu une attitude de déni et un avis général du genre que la psy c’est de la merde. L’effet a été : on ne fait rien. Plus généralement il y a une gêne qui individualise complètement les dérapages/acrobaties psychiques. Il est courant de rendre quelqu’un-e responsable de ce qui lui arrive. Le déni dans ce cas a eu pour conséquence l’internement du pote.

Il faut aussi savoir prendre acte d’une réalité ; passer le relais à l’hosto ou la famille doit être dédramatisé si personne ne veut ou ne peut soutenir assez, ou que c’est momentanément trop dur, ce qui ne veut pas dire l’abandon du ou de la pote en l’occurrence, mais multiplier les soutiens (et la famille, et des ami-e-s…), tout en continuant d’avoir une relation avec la personne en se tenant au jus de ce qui se passe pour lui ou elle, en mode méfiance et veille. Expériences : monter un planning de présence en relais, exiger de la ou le voir si il y a enfermement, montrer aux psys qu’il y a du monde autour en venant tous les jours, à plein dans le couloir s’il y a un rendez- vous, parler et se renseigner sur le traitement…

Et puis, on s’est dit aussi que ça serait important d’essayer d’entendre comment la personne qui « pète les plombs » se nomme elle-même ou ce qui lui arrive (ex : « je vis dans une autre dimension »), et utiliser ses mots, peut-être en inventer ; et surtout, chaque fois que c’est possible, l’associer aux décisions qui la-le concerne. Par contre, on va pas commencer à imaginer des diagnostics nous-mêmes.

Il s’est dit que soutenir individuellement était impossible ou pas souhaitable, et que même les soutiens avaient besoin de soutien, ou au moins de parler avec une ou plusieurs autres personnes, et plus généralement, chercher ailleurs, à l’extérieur du groupe ou de la situation, aux plus d’endroits possibles, des infos, des expériences. Penser la médecine et particulièrement la psychiatrie comme un pouvoir sur nos vies nous amène à penser tout rapport avec cette institution comme un rapport de force. Vouloir aider nous oblige à nous poser des questions sans arrêt sur notre place, nos moyens, nos limites, nos intentions, si on ne veut pas reproduire des rapports de domination avec l’autre ou se substituer à un médecin.
On a parlé du danger d’être une béquille, ou de laisser l’autre se noyer… On s’est dit aussi que parfois il n’y a rien à dire, peut-être rien à faire, que voir quelqu’un-e pour ne pas parler, ça peut aussi être utile (on ne le fait jamais).

Quelqu’un a dit que cette expérience de soutien, si c’est dur, c’est aussi enrichissant et pour le collectif et pour lui personnellement.

Les groupes de paroles sont perçus comme des moments un peu psychologisants de comptoir, « bons pour les bonnes femmes » genre « pathétique ». Sauf que si on le faisait de manière régulière, ça permettrait peut-être d’éviter le trop-plein finissant chez un psy, et ça pourrait éviter que les places auxquelles certain-e-s sont assigné-e-s soient définitives. En même temps, on a pas envie de s’exposer ni à tout le monde, ni tout le temps, ni de se transformer en auto-observateur- trice de nous-mêmes ou des autres. On a aussi besoin de secrets.

Nommer permet de prendre acte, mais en même temps, ce qui fait peur c’est que ça rend réel (si je dis : j’ai des crises d’angoisse, ça peut en déclencher une, maintenant, ou préparer un terrain possible aux autres), les mots peuvent fixer un regard sur soi ou les autres qui fait peur par leur côté apparemment définitif. Alors qu’on est jamais réductible à une seule identité, et qu’on est en mouvement tout le temps, on doit se le rappeler quand quelqun-e aberre, il ou elle n’est pas que ça et ne le sera jamais.

« L’HP n’est jamais loin » a dit l’un-e de nous, on le sent par : ce qu’on s’interdit de faire comme écart public, ce qu’on contient, par la peur, et par la répression immédiate quand on dépasse les bornes.
On n’est pas égaux devant la psychiatrie, que ce soit par le genre, l’entourage, la culture, l’âge, l’origine sociale… Il y a des luttes à mener, différenciées et à inventer sur différents modes.

Note spéciale à l’entourage : c’est horrible que quelqu’un-e soit présenté-e ou parlé-e comme « celle- celui qui a pété les plombs », au risque de fabriquer des taules relationnelles, donc, apprenons activement à fermer nos gueules.

Pour conclure, on s’est dit que parmi ce qui nous donne de la force, il y a cette conviction que comprendre et lutter sont des armes et des nourritures, dans un monde que la norme rend mort. Même si on a la vie dure, au moins elle est vivante et bien à nous, larmes comprises.

Du bancal dans nos rapports

Soin : ensemble des moyens par lesquels on s’efforce de rendre la santé à un malade moyennant rétribution.
(déf. du Larousse 1930)
Aider : porter secours, seconder, assister. Prêter son concours en prenant soi-même une partie de la peine. (ibid.)

Dans ce témoignage, il est question de la difficulté énorme de construire une relation attentive à ne pas reproduire des mécanismes de domination et de pouvoir avec quelqu’un-e qui est psychiatrisé-e. (1)
Si les souffrances psychiques ont tout l’air de difficultés intimes, voilà (encore) un lieu où « l’intime est politique ». Et les rapports que nous entretenons avec celles et ceux qui font face à ces difficultés sont sans cesse contaminés par le mode opératoire des institutions qui les « prennent en charge » : on en vient vite à prendre une place de soignant-e, à infantiliser l’autre ; à la-le culpabiliser ; à la-le réduire à une seule identité, celle de malade ; à lui interdire un certain nombre de pensées et d’actes ; à la-le contenir physiquement et-ou psychiquement. Même quand on veut « aider »..

bancalrapportsJ’ai rencontré il y a plus d’un an V., psychiatrisée en HDT (2). Je travaillais comme intervenante artistique à l’hôpital, cette femme participait aux ateliers que j’animais. J’avais pas mal de présupposés bienveillants et pourris, des questions aussi. Quelque chose comme : les pauvres, ils ont pas de bol (comme si tous les participants de l’atelier allaient être hypersympas et un peu neuneus), et puis aussi, est-ce qu’on va réussir à se comprendre ? (tiens, je ne me pose même pas la question avec d’autres gens). Les médocs, ça fait dormir, ils vont être mous sûrement. Et s’il y a une crise ?
J’arrive avec un projet de poésie. Elle prend la parole pour dire que mon truc est à côté de la plaque parce qu’elle n’arrive plus à lire avec les médocs. C’est une jeune nana, plu- sieurs fois elle est absente aux séances parce qu’elle est « en gayole (3) », ou privée d’activités. Elle pourrait être ma petite sœur. Je crois que le premier truc que j’aime chez elle, c’est son côté direct sans politesse, sa mauvaise humeur, et son rire qui cascade ; rare, et fort.
Ce lieu et tous ses agents me débectent. On a beau m’expliquer, je ne me rends pas à l’évidence des blouses, des mesures d’enfermement, d’hygiène et de distance. Dans cet endroit sensé être conçu pour des gens qui ne se sentent pas bien, je n’arrive pas à tenir plus d’une de- mi-journée sans avoir envie de faire un truc violent ou spectaculairement débile pour habiter le vide tonitruant des pièces-couloirs à la mode morgue. J’ai la rage de voir ce qu’on fait vivre à ces gens. Il faut que je fasse quelque chose, je ne sais foutrement pas quoi. J’ai un peu de temps libre, je décide d’aller rendre visite à V. au pavillon « mimosas » (évidemment, il n’y a à peu près aucun mimosa, mais beau- coup de gens traités comme des plantes vertes). Le parloir ressemble à une salle d’attente, magazines de droite en moins, interphone et surveillance en plus. Elle me raconte son histoire. Peut-être comme elle le ferait à une blouse blanche. Noire de noire depuis la naissance. Je n’arrive pas à penser, j’entends les horreurs de son passé, puis de son « ordinaire ». Je suis touchée par cette avalanche, encore plus par la lutte que ça suppose de vivre avec. On a une violence en commun. Désir très fort de la sauver de cet endroit mortel. Je cherche un moyen d’ouvrir une brèche dans sa fatalité, convaincue qu’elle est que s’il y a une suite à sa vie elle sera de la même couleur merdique. Bleu flic, blanc hosto, rouge pompier et gris partout même dans l’alcool. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Je lui tchatche dans le temps trop court qu’on a une suite en vrac de conneries pleines d’espoir, que la vie n’est pas si moche, que les gens ne sont pas tous atroces. Je mélange tout, je lui parle à elle et à moi, puisque c’est à moi que c’est insupportable qu’elle ait envie de mourir. Et puis ça me concerne aussi de chercher des raisons de continuer. De colère en tristesse, mon impuissance se retourne souvent contre moi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire que je me raconte que je pourrais la sauver des merdes dans lesquelles je vis aussi, ou la sauver d’elle-même ? L’empathie, j’en ai, et j’ai une idée de mes désespoirs mais je n’ai pas vécu d’être psychiatrisée. Pour sûr je ne peux pas me mettre à sa place, mais la mienne, c’est quoi en fait ?

On vit ensemble d’autres moments à l’atelier, et je repars chez moi, à des kilomètres, amère. Trop tard, je la connais, et sans lui faire de promesses je lui en fais plein. Elle me demande de croire en cette autre partie d’elle, « capable de se tirer et de vivre ».

Des semaines plus tard, je l’appelle, j’ai promis. Elle n’essaye plus de mourir tout le temps, et j’entends des sourires, des bouts d’envies fragiles dans sa voix. Elle a fracassé la gueule d’un gars qui l’a insultée, sa main est en vrac. J’ai envie de la féliciter, et aussi de lui dire de faire gaffe… Finalement, je ne dis pas grand chose, pour n’être ni sa mère, ni celle qui l’encourage à tout faire pour se faire virer, vu qu’à part la rue y’a pas d’endroit où elle peut aller. Et personne d’autre à appeler. On se téléphone.
La plupart du temps, comme on ne se connaît pas bien, on n’a pas grand chose à se dire. Moi, je lui raconte ce que je fais… Souvent je ne suis pas là quand elle appelle, parce que j’ai le droit de me balader.
Elle, enfermée, se fait chier terriblement. On l’a mis dans un « foyer vers l’autonomie ». Je pense que c’est une blague, mais je suis contente pour elle, c’est plus petit, j’ai l’impression, moins pire. Une promesse d’institution vers un appart, une vie un peu plus à elle, elle veut ça et elle veut y croire. Sauf que… Quand je réussis à lui obtenir une perm de trois jours pour son anniversaire, je vois la gueule de la promesse. Ce foyer est pire que l’HP. Au moins, dans le nombre à l’HP, il arrive que t’échappes au flicage cinq minutes ; là, impossible : ils sont juste une dizaine d’adultes pour quatre surveillants. Rien n’est fait pour leur « autonomie » : les relations sexuelles sont interdites, on ne peut inviter personne dans sa chambre, il y a un système de punition, et un travail obligatoire payé à la pièce, les activités sont dans le style « hygiène de vie », sans parler des caméras et autres matons-éducs.
On passe trois jours ensemble. On se marre. Je redécouvre par sa présence ce que c’est de prendre le métro, aller à des concerts, manger des fallafels, aller boire des verres, passer chez des potes… Et elle, à 22 ans, elle n’a jamais fait ça de sa vie. Je jongle entre ne pas me censurer, ni en faire trop, ni devenir une éduc. Elle me raconte un projet dont je ne sais pas si c’est le sien, de travailler avec des enfants ou des animaux. J’ai envie de lui dire que le travail, c’est de la merde. N’importe quoi, je me prends pour la grande initiatrice depuis qu’elle a appris à prendre le métro avec moi.
Et puis je la ramène. J’ai l’estomac troué de la remettre là-dedans.
D’un coup de fil quelque temps plus tard, j’apprends qu’elle a foutu le feu, ce qui la rend tricard de tous les foyers de la région. Pour avoir allumé une boule de PQ dans les chiottes du foyer. Elle est à la rue. A mille bornes, je fais quoi ? Elle me demande de venir la chercher, avec une urgence énorme. Je lui dis que je ne peux rien faire, j’ai pas de thunes, je n’arrête pas ma vie pour aller chercher quelqu’un, et surtout, je flippe. Moi, seule, vivre avec elle ? Pas moyen. La laisser dehors ? Pas moyen non plus. Je fais le lien avec la seule personne de sa famille. Je me retrouve à faire le taf d’une pétasse d’assistante sociale (celle qui a décidé de ne plus la supporter et de la « punir » en lui empêchant un placement) : je joins tout le monde, je récupère l’ordonnance… Ça marche un temps, mais V. se sent trop fragile, et ne veut pas rester chez sa tante, elle décide de retourner à l’HP. Un des seuls « choix » qui lui appartienne. Aujourd’hui, elle est encore à l’HP, vu qu’elle a passé sa vie en foyer, et qu’elle n’est pas assez « autonome », le seul projet qui lui reste est de trouver une place en famille d’accueil. En attendant, depuis six mois, elle demande à aller souvent en isolement, tellement elle pète les plombs de subir le collectif obligatoire (inter- diction d’aller dans sa chambre la journée en HP), et du coup, bizarrement, son traitement a ré-augmenté. Mais attention, ce n’est pas l’absence d’avenir ou la surenchère de « soins » qui y est pour quoi que ce soit, non, tout ça c’est sa « maladie ». Comme dirait l’infirmière.
Je ramène V. après une perm, l’infirmière se tourne vers moi : « ça s’est bien passé ? », sans regarder V. une seconde.
J’ai comme l’envie de lui démolir sa gueule et celle de ses collègues, mais je ne le fais pas.

Pour V., je suis la personne « alternative » à l’institution, car je ne suis ni de sa famille, ni du métier, et j’ai la possibilité sur simple courrier de lui obtenir des permissions de sortie. Du coup, c’est compliqué, parce que je suis un bricolage de tout ça et c’est surtout pas ce que je souhaite, parce que je me sens égoïste quand je ne peux ou ne veux pas. Pourtant le pire serait que je me sacrifie, que je lui offre un mensonge en amitié.
En tous cas, c’est là, toujours : elle est enfermée. De mon côté, je lutte contre ma volonté de me changer pour elle (autocensure et surveillance de mes paroles surtout) de la porter, de la considérer avant tout comme fragile, d’anticiper ses comportements, d’avoir peur d’une crise, de la sortir des médicaments, de lui im- poser mon rapport au monde…
De son côté, elle a tendance à se fliquer quand elle est avec moi, parce qu’on lui a appris que si elle veut obtenir quelque chose, elle doit « bien se comporter », c’est-à-dire se soumettre aux propositions d’activités, ne pas se mettre en colère, ne pas causer de problèmes…
Bref, on joue nos putains de rôles.

Pourtant, aucune identité ne peut tout-à-fait nous contenir : elle n’est ni résumable à une psychiatrisée ou une véner, ou une « jeune fille dé- favorisée »… Ni moi résumable à un soutien, ou une calme, ou une éducation bourgeoise… Il n’y a aucune case sociotruc qui raconte ces mélanges qui nous constituent, parfois dictés par l’extérieur, parfois choisis. Je préfèrerais multiplier mes appartenances par affinités, et me choisir des mots à moi. Elle est considérée comme malade, enfermée, c’est son quotidien et elle se vit souvent comme ça (être malade, c’est une affaire de survie de le reconnaître au moins un peu à l’HP), moi je suis considérée comme normale et dehors, et je ne me vis pas vraiment comme ça.
On essaye de construire du commun, et y’en a, dans le refus de la tenue comportementale exigée par exemple. Mais l’asymétrie de nos vies fait du bancal dans nos rapports. Je suis là, parfois, pas toujours. Les potes me prêtent leurs voitures, leurs apparts et leurs oreilles… Sans quoi, se voir serait impossible.
On bricole.
Je ne te sauverai de rien, c’est mon cadeau à nous deux.
Mais si tu veux te battre, on se bat ensemble.

O.

Notes :
(1) Ce terme est issu de l’antipsychiatrie, je l’utilise ici pour nommer autrement que le médical une personne ayant été soumise au pouvoir psychiatrique. (retour au texte)
(2) Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (signée par sa tante). (retour au texte)
(3) Les psychiatrisé-e-s de cet HP utilisent ce mot du patois picard qui signifie « geôle ». (retour au texte)

Lire attentivement la notice

L’hôpital psychiatrique n’existe pas que par des murs, il y a une porosité entre intérieur et extérieur qui passe, entre autres, par la réappropriation constante de termes diagnostiques comme « dépression, névrose, TS… », par la préparation d’un terrain favorable labouré depuis l’enfance pour l’acceptation, le respect du savoir médical, la peur de la déviance. La psychiatrie est un pouvoir diffus qui transforme notre monde au nom d’un « bien être social » à grands coups de concepts vaseux et de pilules.
Ceci est une tentative d’exposer ce qui alimente ce pouvoir, ses moyens, ses fins. Comme souvent c’est en les comprenant qu’il est possible de se faire un peu moins écraser. En espérant que ce texte puisse servir à celles et ceux qui se retrouvent confronté-e-s à cet enfermement.

 

Du problème à l’HP

noticeCe qui amène à l’hôpital c’est, paraît-il, une maladie. Mais une maladie psy n’est pas une sorte de réalité qui préexisterait en dehors des personnes ou qui serait valable à n’importe quelle époque ou dans n’importe quelle culture. Ce qu’on appelle une maladie psy, c’est ce que d’éminents savants occidentaux ont réussi à mettre au point en quelques siècles de dissection de cerveaux humains. De l’hystérie à l’ancienne au borderline moderne, on a vachement avancé. Ce qui ne change pas, c’est qu’il y a toujours un monde social qui fabrique et impose une norme. Mais comme dans tout groupe face à toute norme, il y a toujours une possibilité de dévier du chemin. Ne pas le suivre ou ne pas le comprendre conduit à un comportement incohérent dans un monde qui prétend être cohérent, et cela crée une souffrance ou pas. Mais peu importe la souffrance ; si le comportement ou la perception de la réalité est différente, il y aura toujours des psys avec derrière eux la toute puissance scientifique pour diagnostiquer, enfermer, traiter et enfin stabiliser le « cas ». Leur action est à replacer dans le cadre du maintien de l’ordre social centré sur la norme. Il faut donc isoler chaque « cas » pathologique, agir dessus, en transformer l’identité pour qu’elle soit en cohérence avec le monde qui l’entoure. Le projet derrière ses aspects philanthropiques est bien celui d’une hygiène sociale. Il faut traiter le dysfonctionnement : pour ce faire une batterie de catégories existent, tout un tas de symptômes correspondant à des maladies qui, habillés d’effets et de mots, deviennent de plus en plus réels.

Mais comment la maladie passe-t-elle du savoir médical au malade ? Quand le psy le lui dit, tout simplement. On a l’habitude dans notre rapport à la médecine que les constats des médecins renvoient à une entité réelle. La grippe : un virus. Le cancer : les cellules qui s’emballent. Un rhume : les foins. Enfin bref, tout un tas de choses que l’on a vraiment l’impression de comprendre. Et puis quand on est malade, il est tout à fait normal d’aller voir le docteur – docteur c’est déjà rassurant. Pour le psy c’est pareil : la dépression c’est un dérèglement de la chimie dans le cerveau (d’ailleurs on peut maintenant faire une IRM (1) fonctionnelle et vous le montrer (2). Et même si tout ça vous paraît un peu compliqué « ne vous inquiétez surtout pas on va s’occuper de vous ». Le projet semble séduisant. Lors du premier entretien, première rencontre physique entre une personne prédisposée à croire les concepts médicaux et l’autorité psy incarnée, il s’agira uniquement d’actualiser, de donner son consentement à, l’exercice du pouvoir psy. Le soignant prend le contrôle, le consultant est devenu patient. Dans certains cas ce n’est pas si simple il faut quelques outils souvent violents pour que le dispositif devienne effectif. En effet comme la justice, la psychiatrie est un pouvoir qui a les moyens d’enfermer les gens et par- fois pour longtemps.

Quand le médecin pose un diagnostic, l’effet rassurant qu’il est sensé provoquer doit constituer le début de l’acceptation de l’identité de psychiatrisé-e, « je n’ai pas juste une fracture du tibia, je suis un fracturé du tibia, cela me constitue ». Il ne suffira donc pas de régler juste ce « problème », il s’agira de changer toute sa perception de soi pour sortir du problème, c’est bien là le projet fou de la psychiatrie. L’HP est le meilleur lieu pour y parvenir. On y arrive sans trop savoir comment ça se passe : « Bonjour, donnez moi toutes les affaires avec lesquelles vous êtes arrivé, on va les mettre en sécurité, en échange on va vous donner le même uniforme qu’à tous les soignés et une copie du règlement intérieur. Si vous ne voulez pas, très bien, ce sera dehors ou Hospitalisation d’Office (HO) ou Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (HDT) ».

L’appropriation de sa nouvelle identité se passera pacifiquement si le patient est coopérant ou avec violence s’il ne coopère pas. L’obligation d’assistance à personne en danger sera toujours là pour justifier le recours à l’enfermement. Ensuite tout est rodé pour obtenir l’accord du patient : une ribambelle d’enfermements, de médicaments, d’électro- chocs mais « tout cela c’est pour votre bien ». Le but étant que vous quittiez la sale identité qui vous a amené-e ici pour prendre celle que l’on vous propose, elle est toute neuve, certes déjà portée par plein de « soignés » avant vous, mais elle a fait ses preuves, plein de gens la portent dehors et ne s’en plaignent pas. « Vous verrez, bientôt vous vous sentirez beaucoup mieux. Alors vous allez vous soumettre, ava- ler autant de médicaments que l’on jugera bon pour vous. Et surtout vous allez fermer votre gueule sinon on augmentera la dose et vous ne pourrez plus l’ouvrir du tout. »

Hé oui madame ça marche !!!

L’essentiel n’est pas de savoir si le dispositif fonctionne, mais comment il se met en place et quel résultat il recherche. Dès l’entrée dans l’institution, le traitement est administré pour assommer le « patient ». La prescription est ensuite réévaluée pour obtenir un patient calme, n’opposant pas trop de résistance, « stabilisé ». Le but recherché est le lissage du comportement. Quoi qu’il puisse devenir, il faut viser qu’une fois dehors le-la psychiatrisé-e ne dérange pas trop les autres, que personne ne soit obligé de s’occuper de lui-elle en dehors de tous les relais institutionnels. En ce sens les résultats existent, une fois bien traité-e, un-e psychiatrisé-e sera considéré-e comme un-e psychiatrisé-e « stabilisé-e ». Calmer quelqu’un-e en lui donnant à vie un traitement est une sorte de solution. Il n’y a pas de solution possible grâce à l’ HP, le seul choix étant de ressortir différent de comme on y est entré.

Ce constat doit être accepté par le patient lui- même et par son entourage. C’est là un autre travail de l’institution, faire comprendre que le processus est long et violent pour un résultat incertain. Du côté du patient la soumission est facilitée par les médicaments dont les effets sont très vite visibles. Les proches doivent aussi accepter la réalité que quelqu’un qu’ils connaissent, se transforme en patient calme en tenue uniforme. C’est là que le médecin joue son rôle, il « décharge » de la responsabilité de la personne « malade ». Le consentement n’est donc pas très dur à obtenir, même pour des traitements violents. Ce sont donc deux consentements qui sont donnés à l’institution : celui du malade et celui de la famille qui peut aussi servir, si le patient ne se soumet pas, en signant une HDT.

Et alors ?

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de se confronter à l’institution psy. Il y a surtout des manières de s’en méfier. Un problème ou une souffrance quelconque ne peut pas se résoudre par une discussion entre amis. La solution si elle existe, reste une exception, la majeure partie des gens confrontés à ce type de problèmes se retrouve à l’HP. En niant la maladie mentale à proprement parler, nous ne pouvons nier pour autant qu’il existe des souffrances psychiques, des choix particuliers. A mon sens, aucune solution n’existe réellement pour y remédier, il y en a juste de moins pires. Il peut à tous nous arriver d’être confrontés à une personne qui va « mal ». Si le recours à la psychiatrie devient inévitable, il faut que ce rapport soit en conscience de ce qu’est cette institution. Le rôle des proches est primordial, il n’y a pas pire que se retrouver abandonné dans un l’HP rempli de gens seuls qui n’ont pas de visite et qui pourrissent là jusqu’à ce que l’hôpital ait besoin de lits. Le rapport à un enfermement doit toujours être de chercher une possibilité d’en sortir.

K.

Notes :
(1) « Le nom complet de l’IRM est en réalité IRMN, Imagerie par Résonnance Magnétique Nucléaire. (…) Cette omission vise essentiellement à ne pas effrayer les patients ». def. Wikipédia. (retour au texte)
(2) « Les troubles bipolaires : de la recherche à la pratique » émission du 03/02/2010, téléchargeable sur le site de RFI. (retour au texte)

On s’occupe de tout

Mon voyage en psychiatrie

On arrive jamais seul(e) à l’HP, on y est amené, il faut bien qu’il se soit passé quelque chose pour que tout le monde ait la même idée. La psychiatrie a souvent besoin de l’assentiment des “patients”, mais aussi des “proches”. C’est par là qu’elle trouve une prise dans le monde social et qu’elle s’impose comme la solution unique aux maux de la tête.

onsoccupedetoutEn tant que proche, une hospitalisation en psychiatrie, quand elle passe par l’hôpital de secteur, est quelque chose qui se passe dans l’urgence, de l’ordre du réflexe de survie. On ne m’a pas laissé le temps de réfléchir à l’internement, l’administration ne laisse pas ce choix.

Mais c’est aussi un moment d’une extrême simplicité, un jour un danger de mort, trop de médicaments donc téléphone, pompiers, SAMU puis urgences, hôpital de secteur. C’est les seuls moments où il est possible d’être présent. L’arrivée à l’hôpital c’est la fin, ensuite “ on s’occupe de tout ”. Le “on” de l’administration est toujours angoissant à entendre. Puis l’attente se substitue à l’urgence, puisqu’il faut attendre, rentrer chez soi, attendre que le médecin de garde “la” voie puis qu’il préconise la venue du psychiatre, de garde, évidemment.

Tout se passe dans le plus grand secret. Plus moyen de parler à la personne avec laquelle on est venue. Et comme par enchantement sans aucune sommation le lendemain “ah, non, elle n’est plus ici, elle a été déplacée vers l’unité psy dont elle dépend. Attendez je vais voir, mais d’ailleurs vous êtes qui ? son petit ami, bon, c’est Maison Blanche à Neuilly plaisance, pavillon 61”. Donc transport RER, 45 minutes puis ville glauque de banlieue, j’apprends entretemps qu’en fait tous les hospitalisés en psy de Paris sont re- groupés dans le grand hôpital de Maison Blanche dans des pavillons dont ils dépendent selon leur arrondissement d’origine. Long périple à la suite duquel je me retrouve devant un vieux bâtiment fin XIXème avec un parc immense dans le- quel sont dispersés les “pavillons” par arrondissement. Donc pavillon 61, ok, tiens un préfabriqué vieux de trente ans, voilà j’y suis. La porte est fermée évidemment pas question de ren- trer plus facilement que de sortir, une infirmière “vous voulez voir quelqu’un, ce n’est pas l’heure des visites…”. Dans les hôpitaux psy il y a quelques ritournelles dans ce genre, “c’est pas l’heure des visites” ou “vous n’avez pas le droit de la voir” ou “elle n’a pas encore le droit aux visites” , bref un ensemble de formules qui se résument à “ oui, oui, elle va bien, ne vous inquiétez pas ”.Parce que justement les visites sont un droit qui se gagne.

C’est à peu près à ce moment que je commence à me rendre compte de ce qui se passe. Pas d’autorisation de visite ni d’appel téléphonique pendant au moins une semaine. Donc impossible de savoir ce qui se passe, on peut imaginer vu l’aspect extérieur du bâtiment les conditions de vie à l’intérieur et ce n’est pas rassurant. Donc voilà le principe : quand tu ne vas pas bien on te met dans un endroit bien pourri duquel tu ne peux pas sortir. A première vue on ne comprend pas bien la logique qui préside à cet enchaînement.

C’est là qu’il faut être perspicace, en réalité c’est le lieu où le pouvoir médical s’exerce. Il y a trois parties qui jouent là dedans : premièrement la personne hospitalisée ou future malade, puis les proches qui souvent l’ont amenée à l’hôpital, et enfin la cohorte de médecins, d’infirmières et autres commis de l’administration. Ces trois entités jouent un rôle dans l’enfermement, et l’hôpital est leur lieu de rencontre. Pour la personne hospitalisée ça va très vite des urgences à l’isolement. Rapidement la tête est encombrée par les médicaments largement en surdose à l’arrivée. Le but est que la personne reconnaisse le plus vite possible le caractère évident de la maladie, pour qu’elle accepte ensuite tous les processus de guérison qui vont lui être imposés. Cela passe par un ensemble d’ajustement de prescription, de droit de visite, de droit de sortie. Mais aussi, en fonction de la raison qui vous a amené là, par le rationnement des cigarettes, des pièces pour la machine à café et pour certains par le régime alimentaire ou la place à laquelle s’asseoir dans le réfectoire. Tout dépend de réglementations du médecin, et pour certaines choses de l’initiative des infirmières (c’est par là que l’arbitraire des règles devient réel). Cela s’inscrit de toute façon dans l’ensemble des mesures thérapeutiques supposées amener à la guérison, donc pas moyen de refuser car cela voudrait dire refus de traitement et “Vous voulez guérir, non ?”. Le protocole est simple et toujours
 le même. Dès l’arrivée, plus de contact avec le milieu extérieur : cela passe par les visites qui sont données en récompense, et toutes les affaires personnelles qui sont retirées à l’entrée dans l’hôpital puis redistribuées en récompense du bon comportement du malade. La personne se retrouve donc en tenue bleue identique à celle de tous les autres patients sans aucune des affaires avec lesquelles elle est arrivée. C’est là que démarre l’appropriation de sa nouvelle identité de “malade”. Cette identité forcée doit intégrer la négation de celle qui vous a amené à l’hôpital, le but avoué étant de changer la personne dans la représentation qu’elle a d’elle-même. Il ne s’agit pas de vouloir effacer les traces de l’ancienne personne que vous étiez, il faut conserver en mémoire les erreurs passées pour pouvoir reconnaître l’utilité des changements. Bref, une repentance médicalisée aidée par la chimie.

Une fois la prise des médicaments entamée, la dépendance à l’institution commence puisque même si le statut de l’hospitalisation est libre il n’est rapidement plus question de sortir de l’hôpital sans prescription. La parole du médecin devient donc un préalable à toute sortie, il est là pour rappeler que la maladie se soigne et qu’il faut juste du temps, qu’il n’a d’ailleurs généralement pas lui-même pour voir “ son ” patient. Trop souvent vu dans les hôpitaux psy : le médecin qui passe dans le couloir suivi de patients qui lui demandent un rendez vous ou une autorisation de fumer, de sortir ou n’importe quoi d’autre. La méthode de cet enfermement est particulière car elle requiert l’assentiment de la personne enfermée. Pour sortir il faudra reconnaître l’utilité de l’hospitalisation, assentiment plus ou moins volontaire qui s ’apparente à une sorte de rédemption forcée.

Le même discours médical est asséné aux proches : “vous voulez qu’elle guérisse bon alors vous voyez bien qu’elle va mieux ici”. Aller mieux est un concept assez flou dans la bouche des médecins, ça veut souvent dire pas de suicide pas de délire et surtout pas trop faire chier le personnel soignant. Il faut aussi faire accepter aux proches l’évidence et la dangerosité de la maladie, c’est le seul moyen d’imposer la réalité psychiatrique. Le moyen le plus sûr pour que cette parole soit entendue c’est de faire porter la responsabilité du danger sur les proches. J’ai entendu une fois un médecin dire, alors qu’on ne voulait pas la laisser à l’hôpital, “ce sera de votre faute si elle se tue, si vous partez avec elle vous en prenez la responsabilité”. A partir de là, l’institution se donne une grande latitude en terme de traitement et de sévices de toutes sortes, puisqu’elle a l’accord tacite des proches de la personne enfermée. Cela fonctionne très bien car devant l’impossibilité de sortir quelqu’un de sa souffrance on est prêt à laisser faire plus qu’à croire que leur solution est la bonne. Je me suis retrouvé sans comprendre à être l’acteur de cet enfermement, à faire partie des “visites”, à être celui qui vient de dehors. Et petit à petit j’ai fini par laisser faire en attendant qu’ils la changent, qu’ils la transforment, qu’elle puisse arriver à vivre dehors. En réalité on ne peut jamais savoir jusqu’où la dépersonnalisation ira. Mais ce qui est sûr c’est qu’un jour je me suis retrouvé à comprendre que j’avais moins de chose à partager avec elle de sa nouvelle vie que ses co-hospitalisés. A ce moment là, je me suis rendu compte que le monde de l’hôpital est complet, c’est à dire qu’il comprend ses espaces de lois, de règles, et ses brèches. Le tout cimenté par les rapports d’autorités “soigné-soignant”.

Malgré mes visites régulières j’étais absent de ce monde , je n’étais pas soumis au même ordre. L’institution psychiatrique sépare les moments de la vie d’une personne et sépare aussi les rapports de la vie du dedans et de la vie du dehors. C’est en rendant cette séparation réelle que le “patient” rentre dans sa nouvelle peau de malade plein de potentialité de guérison, terrain de jeux des psy and co.

Le ressort n’est pas très compliqué, il fait juste intervenir le discours vrai du médecin, le discours sur la personne hospitalisée: “ je vous dis que cette personne a telle maladie et pour la guérir il faut tel enfermement tel abrutissement par les médicaments etc ”. Le médecin est le seul à avoir le droit de porter ce jugement et il est le seul à pro- poser une solution. A partir de là, plus de problème ils font ce qu’ils veulent.

K.

C’est volontairement que je ne fais pas de distinction entre les trois types d’hospitalisations : hospitalisation libre (HL), hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) et hospitalisation d’office (HO). D’une part la très grande majorité des internés est en HL, et cela ne signifie pas forcément la possibilité de sortir, même si une personne en HL a plus de chance de se faire écouter dans son désir de sortie que les deux autres, parce que les médecins ont moins de pouvoir sur une personne en HL que sur une personne en HDT ou HO. De plus, le même processus est en œuvre avec tous les hospitalisés (ce qui distingue le plus les trois statuts c’est surtout la manière d’arriver dans l’institution, après le pouvoir médical s’exerce de manière quasi-uni- forme). Il me semble que si les trois statuts existent, c’est simplement pour pouvoir faire tomber dans le champ de la psychiatrie des personnes qui sont à différents endroits du monde social. On a plus de chance de se retrouver en HO si l’on vit seul ou à la rue qu’une personne en milieu familial qui elle sera hospitalisée selon l’état d’esprit de ses proches en HDT ou HL. Le fait est que d’une manière générale l’institution fait peu de cas de l’envie de ses hospitalisés, car elle sait mieux qu’eux la raison de leur mal-être et les moyens d’en sortir.