Entre consentement et refus

Sur l’HP de Saint Venant

J’ai passé environ 2 mois répartis sur un an comme “intervenante-marionnetiste” à Saint Venant sur un projet coordonné par une association qui intervient à l’hôpital régulièrement et financé par la région. C’était la première fois que je mettais les pieds dans un H.P. Je croyais naïvement que j’arrivais dans un simple hôpital, que ça se passerait “comme d’habitude”. J’ai vécu très violemment cette expérience de témoin consentant de la psychiatrie qui se pratique ici en France en 2009.

Petite géographie préalable

consentementrefus1Saint-Venant c’est l’Établissement Public de Santé Mentale Val-de-Lys-Artois situé dans le Pas de Calais à environ 15 km de Béthune. Pour résumer je dirais de Saint Venant que c’est la deuxième usine du coin. Vu la casse sociale et économique de la région, les habitants n’ont plus le choix : aller bosser à l’usine à patate ou à l’usine à fous, qui comporte environ 1200 salariés et 500 lits. Sur le même site sont concentrées les populations déviantes de la région, puisque la psychiatrie fonctionne en secteurs géographiques et que, accolé à l’hosto, il y a un centre pénitentiaire pour mineurs (perspective depuis les fenêtres du secteur des ados). Pour décrire rapidement, il s’agit d’une ville miniature avec ses pavillons, son centre socio-cul, sa chapelle, ses routes, son parc et espaces verts, sa cantine du personnel, ses locaux syndicaux…(trois syndics : cgt, cfdt fo qui sont tellement intégrés que la direction les a mis dans sa brochure d’accueil et logés dans le bâtiment de l’administration centrale). La psy concentrationnaire doit avoir de l’avenir car la quasi-totalité des bâtiments a été rénovée.

A l’intérieur

J’entre. Passage par le service de sécurité qui s’appelle accueil : grilles, caméra, contrôle.
Pas trace du désordre que j’appelle la vie. Je cherche la différence avec la taule, et je me sens mal à l’aise. Où je suis ?
D’“unité” en unité : couloirs déserts, porte fermée, salle commune aux peintures ignifugées, portes fermées, uni partout dans un pastel dégueu, vitres et portes épaisses, carrelage partout, clefs, codes, portes fermées, service de sécurité.

consentementrefus2Les gens sont stockés sur des bancs, des chaises, et des blouses blanches passent ; parfois s’adressent aux personnes façon “ on a lacé ses chaussures ? ”, ou sont entre eux dans leur local.
Les équipes médicales m’accueillent chaleureusement, me font visiter les lieux, me présentent des patients qu’ils semblent choisir, commentent en leur présence leurs cas en me prenant à partie d’un air complice ou pédagogue. Angoisse. J’apprends que ce monde est divisé en deux, “soignants” vs “soignés”, et déjà je me rends compte que la place à laquelle je suis, c’est du côté du pouvoir. Pouvoir de sortie, d’horaires, d’activités, de parole, de décision… Je bénéficie du prestige de la caution artistique (les artistes sont des gens extraordinaires et divertissants), et si je veux ce soir je passerais le portail car je ne suis pas diagnostiquée folle.
Un soignant me montre les chambres d’isolement avec un mélange de frisson d’excitation et de justification sur la nécessité d’en avoir et “ce sont souvent les patients qui demandent à y aller”, dans un discours tout théâtral que j’écoute à peine car je vois un visage derrière la vitre et un regard qui me traverse en même temps que la question qui me reviendra souvent, comment on peut faire ça et comment je peux assister à ça ?

Soir. Tourne en rond dans la chambre pleine de vide de médecin de garde où je suis logée. Me parle seule en vidant des bières. Je me marre jaune parce que si quelqu’un me voyait, je passerais pour folle. Doute. Et s’il y avait une caméra ? Après vérification-panique, il n’y en a pas, mais je ne suis pas rassurée de m’être posé la question.
Je décide de rester, et ça veut dire que je vais devoir consentir à la fermer.

consentementrefus3Je décide de rester parce que je rencontre des gens, plus du côté des fous, avec qui je me sens bien et qui ont de l’envie, et si certains sont pénibles, au moins ils ne font pas semblant. Et aussi je suis bien payée (48$ bruts/h), et pour une rmiste, ça compte.
Ici c’est un enfer immaculé qui se déguise en purgatoire. Pavé de bonnes intentions.
Parce que “oui je sais c’est pas terrible ce que je fais mais j’y suis tous les jours et quand même c’est un métier qui de- mande de soi, de la générosité”. Beurk.
Ma seule marge c’est de refuser cette fausse pitié-charité, d’utiliser mon pouvoir à mettre au maximum les participants des ateliers au centre des décisions qui les concernent, à protester quand dans mon cadre un soignant “déborde”, éviter de les fréquenter, et sortir le plus possible de cet endroit.

Ceux qui règnent sur l’hosto psy sont les psychiatres.
 Tout passe par eux, même les “activités” se font sur ordonnance. Les patients les voient environ 10 minutes par semaine. Ce sont eux les experts qui déterminent la “maladie”, et son “traitement”. Leur pouvoir est énorme, c’est un pouvoir de vie ou de mort, d’enfermement ou de liberté, et plein d’autres plus petits auxquels j’ai eu affaire.
Mon rapport avec eux commence par la constitution des groupes, évidemment, ce sont eux qui ont le dernier mot sur la liste des personnes pouvant participer aux ateliers, et par la suite, entre indifférence et hostilité, tout est compliqué. Une sortie ? Tout doit être anticipé au millimètre sous peine d’annulation. Mettre les chaises dehors parce qu’il fait beau ? Pas prévu, pas possible. Une soignante se comporte en facho avec un jeune ? Elle est protégée. Car ce sont aussi des chefs d’équipe ; les soignants leur obéissent autant qu’ils les détestent et les psys les défendent autant qu’ils les méprisent … Qui sont les tarés ? Ceux qui bossent-là et qui considèrent les internés comme des personnes sont rarissimes. Ceux qui s’interrogent sur ce qu’ils font encore plus.

consentementrefus4De « l’autre côté », au début, les patients me vouvoient, m’écoutent trop sagement, mais cette distance s’efface un peu quand ils voient que je leur fais la bise et ne leur tend pas une main molle, ne laisse pas les soignants prendre la place mais essaie de leur donner un pouvoir, au moins de parole. Puis avec le temps on apprend à se connaître, et nous trouvons une relation taquine et complice, dans le bricolage surtout.
P. me dit : “heureusement qu’on fait ça” (on construit des marionnettes), parce que “d’habitude c’est pas drôle, surtout le week- end”. P. adore construire mais il n’a accès à la salle d’activité que sur ordonnance et au bon vouloir du personnel.
Plusieurs commentaires du même genre me rappellent que je suis une soupape, je décadre juste ce qu’il faut, y compris pour les soignants, pour libérer un peu de la pression de ce lieu fermé. Je suis le témoin devant qui on peut ne pas faire tout à fait comme d’habitude. Et je divertis, c’est-à-dire que tout le monde regarde ail- leurs un bref moment, et puis tout recommence comme avant. Quand nous avons montré les projets réalisés, les psys et la direction (qui n’a pas mis un centime dans le projet) débordaient d’enthousiasme. Surtout quand nous avons joué “ dehors ” et que les financeurs étaient présents, ils avaient plaisir à montrer qu’ils “ en étaient ”…

Je repars avec cette ambiguïté douce-amère qui ne m’a pas quittée, des numéros de téléphone, et une furieuse envie de défouler mon dégoût.
Tout ça n’est ni anodin, ni “ normal ”. Et ne vient pas de nulle part.

D’un peu plus loin- quelques mille bornes et un an-

Nommer les gens des patients, ça permet de les déposséder de leur personnalité, ce qui est nécessaire vu la brutalité des traitements(de l’humiliation au mépris et du chimique large à l’enfermement). Ces mots séparent, permettent de “ gérer ” de façon ordonnée, désincarnée, on “ distancie ”. C’est “ sensé ” être “ normal ” de faire comme si les gens se rangeaient en catégories, se réduisaient à un modèle uni- forme de comportements et d’êtres. Aucune place à la complexité. Avec des conséquences énormes sur les corps et les têtes puisque la réponse à des maux différents se traite par les mêmes remèdes : médicaments, punition, intégration.

Je ne parle pas de “maladie” mentale, car c’est le terrain sur lequel la médecine veut nous faire penser, pour éviter de regarder les moyens de traitement de la souffrance psychique et la cantonner à un problème divisible en paramètres à gérer. On ne définit alors les gens que par leurs manques. Et à aucun moment, malgré une “charte des personnes hospitalisées”, on ne laisse une vraie place de décision aux premiers concernés.

J’ai assisté à des dialogues faux avec des questions verrouillées d’avance, et la plupart du temps, les personnes ne connaissent même pas leur traitement.
Beaucoup de personnes souffrent de dépressions ou de troubles liés à leur “inadaptation” à la société. Mais les causes sociales sont évacuées au profit d’une responsabilisation individuelle.
Ainsi, on est défini comme fou, marginal, ou criminel par un médecin, un assistant social ou un juge. C’est nous qui avons un problème, qui sommes “anormaux”.
La normalité sociale se décline en : travail, famille, logement. Pas de place pour le célibat, l’activité choisie, l’habitat nomade… L’édification de cette normalité-réussite est garantie par ses experts-juges et a des moyens comme l’hosto et la prison pour remettre d’équerre des déviants en citoyens- consommateurs productifs.

L’institution psychiatrique est à l’image des autres institutions de l’état, investie d’une « double pensée”. On fabrique un monde de productivité, de compétition, destructeur, qui rend ouf, et on s’habille en humaniste soucieux d’aider. Et cette “aide” qui masque ses objectifs de rentabilité est conditionnée à l’obéissance à des règles. La permission à demander et la soumission aux règles, c’est le quotidien des hospitalisés.
Ces règles mises en place par le pouvoir psychiatrique ne sont que la version médicale des lois auxquelles nous nous soumet- tons “à l’extérieur” de l’hôpital.
Et la “raison” qu’on a de s’y soumettre, c’est cette normalité construite socialement, un “il faut” qui nous interdit d’exister si on ne l’intègre pas, détruit les différences et enferme.

Alors je veux être aussi anormopathe que possible.
Aussi ouf que nécessaire pour saper le boulot de l’usine à conformité.
Mais je ne me fais pas d’illusion : la marge de manœuvre est restreinte à de tous petits écarts entre consentement et refus.
Il n’y a que trop peu de “ nous ” et beaucoup plus de solitude.

O.