Les clefs de soi

enchainesMon parcours m’a conduit à goûter à de nombreuses institutions, que ce soit d’un côté ou de l’autre de la barrière. Parce qu’une institution, c’est d’abord une barrière. Lorsque je suis entré dans un service de psychiatrie, le premier objet qui m’a été remis était une clef. Parmi les individus qui fréquentaient ce lieu, il y avait ceux qui avaient la clef, et ceux qui ne l’avaient pas ; ceux qui étaient libres d’aller et venir, et ceux qui restaient dépendants du bon vouloir des porteurs de clef.
Lorsqu’est venu le temps de quitter ce service, je ne l’ai pas rendue, cette clef. Je crois que j’avais peur de ne plus l’avoir. M’en donnerait-on encore une si je devais revenir ici ?
Nous passons une large part de notre temps à chercher des clefs, celles qui nous permettraient de sortir de nous-mêmes. Parce qu’on a été enfermé en soi. Comment ? Par qui ? Si je suis toujours à la recherche de ces clefs aux formes multiples, j’en ai trouvé quelques-unes sur ma route que j’aime à partager.

Quand je suis devenu père, ce n’est pas une clef que j’ai reçue, mais un véritable trousseau. Je me suis senti immensément responsable – ce qui voulait dire que j’avais maintenant « à répondre de » quelque chose, d’un résultat attendu. Comme un travail, ou un devoir à rendre. Mille portes se devaient d’être fermement gardées. Je le savais, j’en étais convaincu – me l’avait-on suffisamment enseigné ! – et j’avais largement cédé : j’étais devenu un bon élève.
L’institution psychiatrique est punitive, comme toute institution. L’enfermement est une punition en soi, d’autant plus qu’il est « libre » et se fait « avec le consentement du patient ». Je ne parle pas simplement de l’enfermement des corps, que nous voyons à peine tellement nous y sommes habitués ; comme dans ce service, dans une chambre d’enfant ou dans une cour d’école. C’est aussi, plus subtilement, la construction d’une représentation de soi qui nous modèle, largement induite et conforme aux volontés de l’institution. Et à force, nous obtempérons. Ici un être veut « guérir » dit-on, mais ce sont les soignants qui balisent le parcours et en définissent par avance le résultat à atteindre. Là un autre veut explorer la vie qu’il découvre, mais ce sont les enseignants qui lui fournissent les mots qu’il faut employer pour dire son expérience du monde, les outils à utiliser, les buts à atteindre. « Tu seras à mon image, mon fils ». Au nom de…

Là, les variantes sont multiples et les alternatives nombreuses. Autant de méthodes que de centres d’accueil. La palette reste large et nous donnerait même parfois l’avant-goût d’un choix. Une société libérale, tout de même. « Mais il y a des limites. » Ça, c’est sûr ! Et c’est bien le problème. Toutes les institutions sont là pour nous le rappeler au quotidien, chacune à sa façon et selon son intérêt propre, mais bien coordonnées entre elles.
Le maillage paraît serré, mais il y a une faille : une « institution », ça n’existe pas. Je n’ai jamais rencontré que des porteurs de clefs.

Ma fille et moi, ça a failli nous gâcher la vie, toutes ces clefs ; toutes ces phrases, tous ces gestes répétés à trente ans d’intervalle. Lorsque je me suis entendu être père, j’ai cru entendre parler le mien. Je me suis même demandé s’il n’était pas dans la pièce ! Même pas. Je crois simplement que je commençais à me métamorphoser en père. Les clefs me brûlaient les doigts, et je voyais ma fille s’éloigner derrière les barrières que je lui construisais peu à peu, très appliqué, et avec l’assentiment général. Et cette relation magnifique, l’intense bonheur partagé de sa venue au monde, se décolorait lentement et commençait à ressembler doucement à l’image d’une publicité pour la CAF.

La famille est une institution. Ailleurs sur mon chemin, j’ai rencontré des êtres de tout âge et de toute condition qui s’en passaient très bien et qui rayonnaient de joie de vivre. En leur présence, j’ai appris qu’on vit bien mieux hors de la peur. Alors, j’ai donné ma démission ; mais j’ai gardé les clefs qui me restent pour pouvoir les offrir à ceux qui n’y ont pas droit. Ceux qu’on appelle les « mineurs », entre autres. Ma fille par exemple à qui j’ai ouvert les portes de l’école dans laquelle je l’avais placée sans lui demander son avis. Elle n’aura hésité que quelques semaines avant de choisir de s’en sortir. Il m’arrive de lui rappeler qu’elle peut y aller si elle veut. Et nous éclatons de rire.

Maintenir la barrière de la différence – entre ceux qui prétendent savoir et ceux qui devront admettre ce qui est bon pour eux – implique de la contrainte, donc de la violence. Toute barrière est grosse de répression. Pour le savoir, il suffit simplement d’essayer d’en franchir une sans y être invité par l’autre côté. Le maintien de cette différence prévaut sur notre liberté, autant la tienne que la mienne, de quelque côté que nous soyons. Toute barrière est limitante pour chacun, et les porteurs de clefs y tiennent beaucoup. Parce qu’ils ont peur. Ils se sentent protégés et ils y croient. Ils y croient parce qu’on leur a dit, on leur a inculqué. Par la peur. Puis en leur posant des barrières qu’ils ont cru solution à la peur. Ce qu’ils transmettent. Et ça recommence. Dites, si on arrêtait un peu pour voir ? Qu’est-ce qu’on risque à ne plus propager nos entraves ?
Une institution est une organisation qui produit et distribue des clefs. Leur but est de maintenir les différences qu’elles proclament : adultes enfants, médecins patients, français étrangers, normal pas normal. Et nous dans tout ça ? Et nos amours, nos tendresses, nos bonheurs, nos tristesses, tous ces cris et ces sourires qui surgissent, ces mots que tu m’adresses, mon enfant, mon ami.e, et qu’on me commande de te retenir, ces gestes spontanés que tu voudrais m’offrir pour dire ton affection et qu’il m’est demandé de réprimer avant même leur apparition, avant même qu’ils ne m’atteignent et ne me touchent. Pourquoi avons-nous si peur d’être touchés ?
Au nom de quelle absurdité devrais-je t’orienter vers un avenir commun dont je ne sais rien, qui ne sera ja- mais que celui que j’imagine sous influence, alors que ta créativité me surprend chaque jour, que tu connais encore d’évidence ce que j’ai parfois bien du mal à ne pas oublier de cette intensité de vivre ?
Parce que simplement je suis plus grand que toi, plus fort, mieux armé et largement soutenu par toute une société ?

La violence, comme la punition, ça s’explique, mais ça ne se justifie pas. Ça s’impose. Nous pouvons choisir de faire avec. Nous pouvons tout aussi bien choisir son abolition. Parce qu’alors la peur cesse. À partir de là, on peut respirer, reprendre du souffle, et réfléchir, sereinement. Comment va-t-on faire alors ? Je ne sais pas. Mais nous ne sommes pas seuls. Il y a, ensemble, un monde à réinventer chaque matin. Rien moins que la beauté de la vie qui court et n’en finit pas de venir au monde.

Vi., Marivieille, juin 2012.