Il n’a eu de cesse de recevoir brimade sur brimade…

Ce qui fait suite est le récit d’un couple ayant subi plusieurs hospitalisations sous contrainte. Ils nous ont envoyé cette lettre et tiennent à préciser qu’ils étaient sous l’emprise des médicaments lors de sa rédaction, ce qui explique son caractère brouillon, qui ne nous avait pourtant pas heurtés. Ils nous ont aussi fait part de leur grande « souffrance psychique , souffrance due aux traitements reçus pendant leur internement« .

Depuis leur sortie, ils sont tous deux soumis à un « programme de soins sous contrainte », et ce pour une durée d’un an, sur décision de leur psychiatre respectif. J. doit rester chez lui car les infirmiers se pointent trois fois par jour pour l’obliger à prendre ses médicaments. Il doit aussi se rendre au CMP (Centre médico- psychologique) tous les quinze jours pour se faire administrer des neuroleptiques sous forme de piqûre retard. Se rajoute à cela une visite mensuelle, elle aussi obligatoire, chez un psychiatre afin « d’ajuster » son traite- ment. Et bien entendu, si soustraction il y a à l’une de ces astreintes, c’est le retour à la case internement. De son côté, A. doit se rendre chaque mois chez un autre psychiatre et suivre son traitement.
On perçoit quelque peu ce que la nouvelle loi permet, dans son volet « soins sans consentement en ambulatoire »…

Après avoir été moult fois hospitalisés de plusieurs manières à Paris et ayant fait le choix avec mon époux de venir vivre à Soucy, l’enfer recommence avec deux mesures préfectorales d’enfermement psychiatrique d’office. Le 27 janvier 2012, la gendarmerie et la mairesse de Soucy se présentent à notre domicile pour nous séparer et nous éloigner loin l’un de l’autre, afin, j’espère qu’ils n’en sont pas conscients, de nous y faire souffrir pendant un mois et demi. Moi, A. à l’unité Henry Hey et J. au CHSY d’Auxerre. Ces mesures d’enfermement ressemblent plus à une détention dans un univers carcéral qu’à un lieu de soins, si tant est besoin de soins il y ait.
Nous en sommes arrivés là car nous avions cessé nos traitements médicamenteux, tellement heureux d’avoir pu quitter Paris pour vivre à la campagne et enfin donner un sens à notre vie commune.
À l’hôpital, les conditions de vie sont répressives et totalement judiciarisées. C’est pourquoi il est urgent d’agir, pour remettre chaque compétence à sa juste place et ne pas faire de la psychiatrie une médecine toute puissante, comme c’est le cas en ce moment. Certains peuvent penser à ce titre, que la création de l’institution du juge des libertés et de la détention est une avancée considérable. En réalité, cette nouvelle loi est bien hypocrite. Elle ne constitue en rien une avancée des droits et des libertés publiques pour le patient hospitalisé. Par exemple, pour ce qui concerne J., mon époux, lors de sa seconde HO du 8 juin 2012, il s’est vu aller devant les juges des libertés comme la loi le prévoit. Il a demandé une contre-expertise psychiatrique. Elle lui a été accordée,mais a été à sa charge. Depuis et comme au début de son hospitalisation, il n’a eu de cesse de recevoir brimade sur brimade, humiliation sur humiliation. Ceci sans raison car son comportement est irréprochable et sa saisine relève de l’application de la loi.
Pour ce qui me concerne et l’hospitalisation du 27 janvier 2012, j’ai été placée en chambre d’isolement pendant dix jours alors que mon comportement était calme, afin de rater la date de l’audience devant le juge des libertés. Cette audience m’a finalement été accordée ultérieurement.

En ce qui concerne la seconde hospitalisation de mon époux, il faut vous dire que la contre-expertise a permis à la préfecture et l’Agence régionale de santé (ARS) de justifier la prolongation de son hospitalisation d’office le mardi 10 juillet 2012 pour un mois ou plus, alors que tout le monde pensait que l’ARS et la préfecture lèveraient à cette date la mesure d’hospitalisation complète. Les conditions de vie des patients, hospitalisés ou non, dépendants de la médecine psychiatrique sont totalement carcérales et répressives.

Les atteintes à la dignité des patients sont quotidiennes et absurdes et non-fondées. Je crois qu’il serait urgent de déjudiciariser la psychiatrie ce qui n’empêcherait pas -dans certains cas si besoin était- de faire appel à la justice.
Enfin, la charte des patients (hospitalisés ou non) soignés en psychiatrie est violée dans son application chaque jour. Par exemple, dans le cas de mon époux, il se voit interdit de choisir librement son médecin. Cette situation a pour conséquence de mauvaises relations patient-médecin. Ce dernier augmentant la médicamentation de mon époux de façon scandaleuse, dangereuse car inadaptée. Il s’ensuit un rapport de force conflictuel (entre le médecin psychiatre et mon époux) qui est néfaste pour sa santé et son équilibre.
Depuis le 30 juillet (date de sortie de J. de sa seconde HO),mon époux est totalement épuisé par son traitement et souffre de fortes douleurs au dos (dues certainement au mauvais état des lits en chambre d’isolement et en chambres et à l’inactivité durant un mois et trois semaines de HO) qui ont généré un traitement supplémentaire d’anti-inflammatoires et antalgiques.

Quand tous ces abus seront-ils dénoncés et la situation des « malades psychiatriques » améliorée sérieusement ? À voir ?

A. & J.

Quand l’HP assume sa place dans l’arsenal répressif

L’histoire de Ch. révèle comment le pouvoir se sert allègrement de l’enfermement psy comme d’un moyen de réclusion au même titre qu’un autre. Pas même question ici d’une quelconque fonction thérapeutique.
Ch. fut arrêtée et engeolée à plusieurs reprises et entre différents murs. Elle raconte ici, à travers ce tract et ce courrier, comment, suite à deux manifs, la police « traita son cas » à coup d’HO. Mais cela ne s’arrêtera pas là. L’administration n’aime pas les fortes têtes, les médecins encore moins…
Nous ne dénoncerons pas, comme peut le faire en d’autres occasions le Collectif des 39, « l’utilisation de la psychiatrie à des fins politiques », car loin d’être un effet pervers de l’institution, l’internement, mais aussi le traitement par l’ensemble des structures médicalisantes ne sont qu’un des pans de la gestion sociale. Actuellement, Ch. est en prison et peu de chances qu’un maton l’entende dire merci…

Salut !
portebarreauxVoici un an, je découvrais le monde de l’enfermement psy. Pour souvenir, je mets le tract-BD qui avait été sorti par le Laboratoire anar de Valence à l’époque en pièce jointe.
Le 17 janvier 2009, j’ai participé à une manif à Avignon contre la guerre en Palestine. À l’heure de la dissolution, j’ai engagé la discussion avec des manifestants, leur expliquant que si nous acceptions l’autorité et défilions entre les rangs de flics qui nous encadrent, il n’ y a rien d’étonnant à ce que des jeunes militaires israéliens se soumettent également aux ordres de leurs officiers et tuent des civils. Ce discours n’a pas plu aux organisateurs et le ton est monté. On commençait à s’empoigner quand les flics sont venus m’interpeller, soit disant pour me « sauver la vie ». Comme je ne supporte pas le contact avec les forces de l’ordre, je leur ai ordonné de me lâcher immédiatement. Logiquement, ils me plaquent au sol, me mettent les menottes dans le dos, m’emmènent au commissariat. De là, ils décident de me transférer, à plat ventre dans le fourgon, à l’hôpital.
Sur place, j’ai rencontré un premier médecin. J’ai dû insister pour qu’il m’ausculte démenottée et hors de la présence policière, lui rappelant le secret médical et le serment d’Hippocrate. Il a constaté que je n’étais pas alcoolisée et a rempli le papier adéquat. Les policiers ont alors voulu me remenotter pour me ramener au commissariat. J’ai refusé, leur expliquant que je n’étais pas en garde-à-vue et qu’ils n’avaient aucune raison de m’embarquer. Le médecin leur a dit de me tenir fermement et m’a injecté un puissant sédatif. Comme je me débattais, bien que piquée, menottée dans le dos et allongée sur le brancard, le toubib m’a envoyé une baffe. Puis pendant que je dormais, il a rédigé un certificat d’Hospitalisation d’Office où il disait que je mettais ma propre vie en danger de mort.
Plus tard dans la nuit, une autre médecin a elle aussi rédigé un certificat d’HO mensonger parlant de délires, d’hallucinations et de phobie raciste. Puis, j’ai été transférée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet.
J’en suis sortie une semaine plus tard, le médecin de l’unité où j’étais enfermée ayant rédigé un certificat médical de levée d’HO dans lequel il dit que je n’ai aucun trouble psychiatrique et donc pas besoin d’hospitalisation.

Quand je suis sortie et que j’ai eu les certificats médicaux, j’ai essayé de joindre les médecins pour savoir pourquoi ils avaient menti. J’ai eu le premier au téléphone et il m’a dit avoir écrit ce que la police lui avait dicté. Je l’ai informé que je portais plainte contre lui pour faux en écriture et violences. Bien que j’ai insisté, je ne suis jamais arrivée à joindre la deuxième. J’ai eu un collègue à elle qui refusait de me la passer et qui m’a menacée d’un dépôt de plainte pour harcèlement téléphonique et d’une mesure d’Hospitalisation à la Demande d’un Tiers.
J’ai réussi à avoir un courrier de la directrice adjointe qui confirme que je n’ai jamais eu de tendance suicidaire, de délire, d’hallucinations ou de phobie raciste.
Le 2 avril dernier, je suis retournée à l’hôpital afin d’avoir des explications sur les menaces de ce médecin (dépôt de plainte pour harcèlement et HDT), la secrétaire de la directrice adjointe m’a proposé de voir le toubib concerné. Dès qu’il est arrivé prés de moi, il m’a saisie avec trois collègues et m’a envoyé une bonne dose de neuroleptiques en intramusculaire. Même la secrétaire présente a été « choquée par la violence du guet-apens ».
Ils m’ont gardée quinze jours à l’HP de Montfavet, constamment à l’isolement et sous injections ou traitements neuroleptiques. Je suis sortie il y dix jours, je continue à faire des cauchemars. J’ai déposé plainte contre le service des urgences de l’hôpital pour agression préméditée en réunion.
Voilà.

Ch.

En contrepoint à ma vie d’anonyme

Le délire.
contrepointDans le jargon médical, B.D.A : Bouffée Délirante Aiguë. On parle aussi beaucoup d’ »épisode ». épisode délirant, épisode psychotique. Il s’agit du moment où l’on « pète un plomb », où l’on largue tout – quotidien, rationnel, normalité – pour voguer, en général à vive allure, vers l’irrationnel. Vers ce qui nous manque, sur nos territoires vidés de toute idée de magie, débarrassés de tout mysticisme, sur nos territoires cherchant à éradiquer toute idée de collectif, de cohésion, abjurant tout projet de révolution ; alors on s’en charge, on s’en charge si fortement que l’on arrive à genoux, pliés sous le poids des symboles, à la porte des hôpitaux. Souffrant terriblement, ou euphorisant jusqu’à la lumière, ne demandant qu’à parler, qu’à se vider, qu’à être suivis, ne demandant rien d’autre que de partager toute cette nouvelle science. Seulement, le docteur n’est pas là pour nous suivre. Il est là pour nous ramener dans son désert.

Selon ma psychiatre « commis d’office » de l’hôpital, mon diagnostic fut celui-là : « épisode psychotique aigu ». Personne ne m’a donné de drogues, de champignons, je n’ai rien fumé, rien pris. J’ai commencé par faire des insomnies ; j’avais entrepris de tout regarder, de tout remettre en question. Je me sentais neuve. C’était l’été, il faisait beau, les gens étaient ouverts, souriants, détendus. Prêts à partager avec moi ces découvertes. Au fur et à mesure de mes nuits presque blanches, je me sentais de mieux en mieux, désinhibée. J’étais quand même bien consciente qu’il me fallait me reposer : je suis allée acheter des capsules de valériane, qui puaient la mort – mais qui étaient censées me faire dormir. J’ai remplacé le café par de la tisane, le thé de l’après- midi par du tilleul : rien n’y a fait. J’essayais de calmer ce sentiment que je qualifiais déjà d’« euphorie », mais j’étais allée trop loin. Après quelques nuits où je ne dormais plus que trois ou quatre heures, je n’ai plus dormi du tout. Un ami était avec moi, m’écoutait : je commençais à monologuer, tout m’inspirait, tout prenait du sens. Le délire avait commencé.

En contrepoint à ma vie d’anonyme, d’inconnue sans importance diluée dans la ville, au fait que « rien ne change que je sois ici ou pas », j’ai opposé ma soudaine et cruciale nécessité. Cette fois, je compte, je suis venue sauver le monde, pas moins que ça. L’égocentrisme éclot brusquement dans le délire. Le symbole, le rite retrouve son importance.
Je ne vais pas chercher à résumer ici ce délire qui fut le mien. Trop complexe, touffu, et trop de détails ne renvoient qu’à ma propre histoire. Néanmoins, je peux tenter d’en livrer une petite photographie, un « flash ». Non pas un morceau de cet éclair qui m’électrisa plusieurs jours, car l’éclair a disparu, l’orage est passé. Mais un essai de reconstitution de sa lumière.

Le jour se lève sur la Nationale 20. Je suis de la nuit, comme ceux que je croise. Il y a les gens de la nuit, et les gens du jour : ceux qui nous empêchent de vivre sont ceux du jour. Ceux de la nuit les font vivre : ce sont des Noirs, des Arabes, qui vont ou qui reviennent du travail. Je croise un laveur de carreaux, avec qui je ris beaucoup et qui me dit que j’ai raison, en tout. Il prend mon téléphone, le réseau est en train de se faire. La révolution est en marche. Je sens que bientôt, je conduirai la révolution à travers les rues de Paris, je chante les slogans que tous se réapproprieront, je marcherai nu-pieds ; et si j’étais la messie ? Je me sens infiniment bien, je suis en train de TOUT comprendre. Tout s’enchaîne, je ne mange plus, je ne bois plus, je vais bientôt donner naissance à une nouvelle race, sans estomacs ni viscères, une race sans dedans visqueux, sans trace de sang poisseux, une masse de chair. J’ai des pouvoirs, que je vais apprivoiser, je me sens légère ; je m’allonge par terre et guette l’avion qui explosera, chargé de mon père : est-ce pour cela que j’ai si mal ? La terre va brûler ; l’Afrique a déjà commencé. Je lance un appel à tous ceux que je connais – effort de mémoire inimaginable – pour venir me rejoindre dans la maison, dans la cour : seul espace épargné. Pour sauver l’humanité, ne voyez- vous pas que j’empêche le soleil de toucher la terre, en ne m’arrêtant plus de parler ? Nous vivons plusieurs vies, nous les gens de la nuit, d’ailleurs, la mienne se termine ce soir. Je vais mourir tout à l’heure, frappée par le virus, et j’ai peur.

Je suis surveillée. Ils me veulent, ces révolutionnaires, je brûle leur Appel avec mes fiches de paie, je broie mon téléphone. Des éclairs d’une folle lucidité me traversent : une douleur immense… je lance mes affaires par la fenêtre. Me crois épiée. Me crois violée. Me crois investie d’une terrible mission.
J’attends Uranus, tous mes livres sont passés par la fenêtre, attendent avec moi sur l’herbe. L’étoile viendra.

contrepointJe m’allonge, j’attends tous ceux qui doivent me rejoindre. Ils vont assister à ma transformation, je vais grandir. Je dois évacuer sous leurs yeux un morceau de moi, probablement un morceau de merde. Chier sous les yeux des gens, même s’il s’agit de gens que l’on a choisis, qu’y a-t-il de plus horrible aujourd’hui ? à moins que je ne me mette à accoucher, je ne sais pas. Mais quelque chose va sortir de moi, sous leurs yeux, et j’ai honte d’avance. Le temps passe, et rien n’arrive : la transformation n’a pas l’air d’être pour ce soir. Je suis comme une voiture lâchée sans frein dans une pente. Le sol se dérobe sous mes pieds, je sais qu’il faut dormir, je sais qu’il faut manger : je n’ai plus le temps, il y a trop de choses à penser.
Un taxi arrive, ça tombe bien, j’ai à parler. Que l’on m’amène l’homme que j’aime au plus vite, on parlera politique après. C’est avec lui que tout est possible, avec lui que la révolution va se faire. En route !
Je ne comprends rien, où m’amène-t-on ? Je pensais arriver à la maison de la radio, dans ses grands bâtiments de verre. Certes, trop petits pour refléter tous mes propos, mais ç’aurait été un bon début, et au lieu de ça, j’arrive dans un lieu bizarre, en pierre. Ce sont tous des acteurs, des acteurs qui jouent très bien ; c’est une grande mise en scène faite à mon intention, on n’attend que moi : déjà ailleurs, hors de ces murs, on me fête.
Ce grand jeu-là n’est qu’une étape, une étape à franchir, pour le retrouver. Il va venir. On cherche à me tromper : on m’en amène plusieurs, des hommes, tous en blouse blanche, et on voudrait me les faire prendre pour lui. On veut que je l’oublie. Mais où suis-je, ici ? Je m’assoie dans un coin de la pièce où l’on m’a mise, avec ma mère, assise sur une chaise en face de moi. Un type, déguisé en docteur, prend des notes. Ma mère me regarde d’un air… paniqué. Elle a peur de ce que je vais dire, de ce que je vais faire, elle sait qu’elle n’est pas allée assez loin, sait que je vais la dépasser. Elle a peur de moi, elle m’a confiée à des médecins. Je la croyais plus forte, reine des sorcières ; elle non plus ne comprend rien, elle aussi veut m’étouffer. L’homme en blouse blanche me demande de parler : je lui raconte ce que je peux, ce qui sort de ma bouche. Shéhérazade des journées, pour empêcher le soleil de nous tuer, en parlant, je retiens la lumière ; ici, on ne sent déjà plus la chaleur. Ici, il n’y aura bientôt plus d’air. Je sens que les infirmières sont touchées par ce que je raconte, l’accouchement par le rire, l’accouchement dans le bonheur : elles sentent que j’œuvre pour « notre sexe », nous nous pénétrons par les regards. Mais les hommes sont fermés. Ils ont tous les yeux marron, comme lui. Ils lui ressemblent tous ; ils l’ont mélangé. Ils cherchent à me le faire oublier, mais tant que je m’en souviendrai, ils n’y parviendront pas. Son regard, je le tiens entre mille. Je veux sortir ; on me bouscule, on me ramène, je cherche à me laisser tomber : on me soulève. Je me retrouve allongée sur le ventre, tenue de tous côtés, je me débats, je crie, je ne peux plus bouger ; et dans la fesse, une douleur inouïe.
Juste avant cette piqûre, je l’ai vu écrire. Il a noté les 6 pathologies qu’il croyait discerner, les symptômes. Il a cherché à faire entrer la nouvelle patiente que j’étais dans une cas, afin de savoir quelle pilule, de la blanche ou de la jaune, il me faudra avaler. J’aurais aimé que les soignants m’écoutent, qu’ils me racontent ensuite, « revenue à moi », ce que je racontais alors. Peut-être achètent-ils de la poésie : bien rangée sur des étagères, elle ne leur fait pas peur. Quand elle se propulse dans la rue, qu’elle remue la vie bien ordonnée de leur hôpital, ils la rentrent au plus profond de la chair avec des seringues de fer. On assèche les racines à coups de produits puissants, car on ne connaît pas cette sorte de plante, on a peur de ce mystère.
Sortie, devant le mur de l’hôpital, j’observe les voitures qui glissent le long de la route. À cet instant, je ne pense pas, je suis vide. Mais maintenant, je me vois : un arbrisseau auquel on a coupé ses racines, et que l’on jette dans la pente, lui ordonnant d’aller aussi vite que ces machines bruyantes.

P.

Une forme d’illumination comme une autre

Ce texte est issu d’un entretien avec un ami ayant vécu un « délire » il y a plusieurs années. Il revient ici sur les prémisses de son état dit délirant.

J’ai commencé par dormir très peu, c’était à l’époque où je fumais pas mal de joints avec des amis. Ça a débuté avec de l’euphorie : quelque chose s’est emballé. Euphorie, je ne sais pas si c’est le mot. Enthousiasme, en tout cas. De l’exaltation, ajoutée au fait de ne pas dormir.
illuminationC’est arrivé en février, si je me souviens bien. À l’époque, je suivais des cours dans une école de jazz, depuis 4 ou 5 mois déjà. J’étudiais le piano et je me suis mis à découvrir une nouvelle façon de jouer. Ça a été un des premiers éléments déclencheurs. Il y a un moment, comme tu as pratiqué des accords, des thèmes différents, tu commences à avoir ça dans les mains, tu as emmagasiné un peu de connaissances. Et ce qu’il y a, c’est que j’ai pris conscience de ça en un coup. Du jour au lendemain, littéralement. La première fois j’avais décidé, pour voir, de jouer sans cadre prédéterminé, sans partir d’un morceau ou de quoi que ce soit. Juste s’asseoir à son piano et commencer à pianoter sans se soucier de l’harmonie ni d’autre chose. Et en fait ça donnait des choses vrai- ment intéressantes. Je prenais conscience de nouvelles possibilités. C’était vraiment chouette. Je me rendais compte que je pouvais improviser totalement pendant une longue période, une heure par exemple, et y prendre plaisir. En plus comme c’était une nouvelle découverte, c’était très enthousiasmant. Ce dont je me souviens, c’est que j’ai montré ça à mon prof, et il était très enthousiaste lui aussi. Il m’a fait une liste des compositeurs que je devais écouter.
C’est ce jour-là, le jour du cours de piano, que ça a commencé à s’emballer. Je pensais à plein de choses ! Enfin oui, c’est des bouffées maniaques. Tu passes tellement de temps à te poser des questions sur le monde, la vie, tout ça… A un moment il faut que ça sorte. Ça peut sortir de plein de manières, ça dé- pend. Si tu crées, si tu composes des morceaux, ça peut sortir comme ça petit-à-petit, et parfois ça peut aussi sortir de façon plus dangereuse, parce que tout sort en même temps. D’ailleurs je me souviens que théoriquement, il y avait des idées intéressantes. On peut expliquer les choses rationnellement, le fait que je n’avais pas assez dormi et tout ça, le fait que je suis entré dans un état reconnu cliniquement comme délirant, mais ça reste une forme d’illumination comme une autre.
Je me souviens que je lisais un livre qui m’avait marqué, Les Chimpanzés et Moi de Jane Goodall, une femme qui a étudié les chimpanzés dans les années soixante. Elle décrit bien cette société, tout à fait complexe comme n’importe quelle société. Et quelque chose m’avait frappé. Elle observe que les jeunes chimpanzés sont toujours occupés à jouer, et tout ce temps qu’ils pas- sent à jouer les rend familiers avec la jungle, avec les lianes, avec le fait de sauter, de s’accrocher : très vite ils deviennent complètement à l’aise. Ce serait impossible que l’un d’eux rate une liane. C’est cette idée du jeu qui m’a tout à coup… en me mettant tout à coup à jouer du piano sans… en jouant, comme ça, sans me poser de questions, ça rejoignait l’idée qu’il fallait tout prendre dans le sens du jeu. Une espèce de légèreté. Une nouvelle façon de voir les choses.

C’est par le plaisir que l’on apprend. Les enfants jouent, ils ont du plaisir à jouer, et c’est justement par là que les choses se passent. C’est par là qu’ils vivent le monde. C’est tout à fait à l’opposé de l’idée de travailler pour apprendre, pour devenir bon. En plus, c’est une idée que tu subis beaucoup quand tu étudies un instrument. Tu vois des gens qui jouent mille fois mieux que toi, tu te dis oh putain, toutes les heures de pratique qu’il me reste à faire… Comme on est beaucoup dans une société comme ça, tu penses toujours que tu ne pratiques pas assez, que tu pourrais passer plus de temps devant ton piano. Et là tout d’un coup, c’est passé de l’autre côté. La question ce n’était plus de travailler pour progresser, mais bien de jouer. Le fait de jouer du piano me procurait déjà immédiatement du plaisir. Il n’était donc plus question de pratiquer une seconde. Ce que je veux dire, ce n’est pas qu’arrivé à un certain niveau de connaissance de l’instrument j’étais enfin capable de prendre du plaisir à en jouer. C’est plutôt l’inverse : la conversion s’est faite sur le plan théorique d’abord. C’est en partant de la notion de jeu telle qu’elle est abordée dans Les Chimpanzés et Moi, et en la confrontant à mon expérience d’apprenti musicien, que j’ai été capable de comprendre que plus jamais je n’aurais à pratiquer, que plus jamais je n’aurais à m’entraîner, qu’il n’était plus question que de jouer. Le fait qu’on dise jouer du piano tombait bien, évidemment. Ça confirmait de façon extérieure et donc inattaquable la théorie. Je me souviens d’ailleurs m’être mis à délirer là-dessus.

Je crois que c’est à partir de ce jour- là, du cours de piano, que j’ai commencé à ne plus dormir. Ou alors… si je me souviens bien… oui, j’avais déjà très peu dormi la veille … genre deux heures ou quoi. (J’avais été à une soirée chez des amis). Quand tu as peu dormi, tu fais les choses de façon beaucoup plus directe. Le temps que tu réalises que tu veux faire quelque chose, tu es déjà en train de le faire. Du coup il y a une sorte d’assurance et d’évidence dans ce que tu fais. Et aussi dans ce que tu dis : tu as l’impression que ça tombe plus juste, doté exactement de la bonne nuance métaphorique. C’est le geste juste qui s’impose à toi, sans que tu n’aies rien à faire.

Alors ça, ajouté au fait que je venais de trouver une nouvelle façon de jouer qui m’enthousiasmait, et au fait que je développais une théorie sur l’idée que tout n’est que jeux et improvisation, tu penses que j’avais de quoi commencer à m’envoler…

Donc, le jour du cours de piano, en même temps il y avait cet enthousiasme d’avoir découvert un nouvel angle, une autre approche du monde, et en même temps je me suis mis, soudain, à avoir peur qu’il m’arrive quelque chose, à avoir peur de mourir. Comme tout était improvisation, il fallait du coup faire très attention : n’importe quoi pouvait m’arriver. Donc je commençais à avoir cette hantise qu’il m’arrive un accident, que je me fasse renverser par une voiture par exemple. En plus, comme je venais de découvrir quelque chose d’intéressant, c’était vraiment pas le moment. C’est comme si, étant conscient pour la première fois d’une nouvelle dimension de la vie, (sa dimension immédiate), la mort m’apparaissait tout à coup comme quelque chose de vraiment inquiétant. On voit que, à marcher en rue (je rentrais du cours de piano) et à être obsédé par la crainte qu’il m’arrive quelque chose à tout moment, j’étais déjà en plein délire. C’est intéressant parce que le fait de se braquer sur la mort était déjà un signe de délire, et en même temps on peut voir ça comme le signe de la conscience, à un certain niveau, de mon état délirant : tu es dans un état dangereux, fais attention à toi. C’est-à-dire que les signaux d’alerte sont effectivement envoyés, mais déjà à travers la moulinette du délire.

Du coup la nuit suivante j’ai été incapable de m’endormir, cette idée d’une mort possible m’étant insupportable. Ce n’est pas du tout l’éventualité que je ne me réveille pas qui m’effrayait (la question n’était pas là, il n’y avait pas spécialement d’analogie entre dormir et mourir). C’est simplement que je n’arrivais pas à m’endormir : l’idée de la mort était trop effrayante pour trouver le repos. Donc je suppose qu’à partir de ce moment, avec deux heures de sommeil sur quarante huit heures et dans l’état où j’étais, la machine était emballée.
J’ai commencé à développer des idées plus franchement délirantes. Des théories maniaques. Tu imagines que tout est centré autour de toi. Des gens que tu vois sont en fait des acteurs. Leur rôle apparent n’est qu’une façade. Ils font en réalité partie d’une grande confrérie internationale et ils t’ont repéré comme un des leurs. Ou sans doute que tout ça est prévu depuis très longtemps. Tu as été préparé, éduqué, même à l’insu de tes parents, pour un jour entrer dans leur cercle. Et ce jour est proche. Bientôt tu recevras un signe ; ils t’appelleront et tu seras initié.

H.

On a reçu…

Me voici parachutée dans le « monde de l’horreur » en ce lundi 6 juin 2011.
Eh oui, ma tête a lâché, mon corps aussi !
J’écris ces quelques lignes pour vous faire part de mon vécu lors de mon séjour à Ville-Evrard (deux semaines longues), hôpital psychiatrique.
Après une tentative de suicide ratée, me voilà transportée dans l’univers de la vraie folie ! Aïe la chute est raide. Accompagnée et placée par mes parents, après ce geste, je me retrouve brutalement en chambre d’isolement, après une injection forcée ! Un pot et un matelas à terre sont ma compagnie. Deux jours de peine, de pleurs, de cris, de tapage….
onarecuJe finis par sortir de ce trou à rat au bout de deux jours, et me retrouve en chambre seule (ouf !!!).
On frappe ? Le psychiatre de garde arrive (ouïe quel accueil) ! Je regarde ce personnage très hautain, très sec, très humiliant à mon égard, qui s’adresse à moi sur un ton « méchant ».
L’entretien est interminable. Je ressors au bout d’une heure en pyjama, sans papier, interdite d’appels téléphoniques, en larmes. Le pyjama fut ma tenue pendant deux longues semaines. Pas de sortie dans le parc, rien si ce n’est la nourriture, mes cigarettes.
Première nuit : bruit, cris sauvages, bave, hurlements, vacarmes sont mes premiers souvenirs ! Où-suis-je ? J’appelle au secours, quelqu’un rentre dans ma chambre ! C’est affreux cet électrochoc.
Cette nuit fut un cauchemar, je me réveille abrutie, fatiguée. Je m’empresse de voir le médecin psychiatre qui me renvoie de plus belle aux oubliettes ! Mes larmes coulent, je me sens démunie, j’exige un coup de fil à mes parents et je l’obtiens. Je leur clame ma volonté, ils ne m’écoutent pas et raccrochent.
Les jours se suivent et se ressemblent tous. J’ai ce sentiment de culpabilité, de haine, de souffrance que je n’arrive pas à extirper de moi. Cet acte de faiblesse (pour ma part) m’a conduite à reprendre le dessus très rapidement. J’ai pensé à mes enfants, à ce qu’il aurait pu m’arriver (un peu tard non pour y penser ?), bref, à tout ce que l’on peut faire dehors quand on est bien.
Mon séjour que je pourrais nommer « un mal pour un bien » aura duré deux semaines.
14 jours de calvaire, pour seule compagnie des barreaux, des cris…..
J’en sors forte, avec une impression de dégoût. Je continue mon chemin de vie. Avec de l’aide j’y arrive et me suis jurée de ne plus vivre cet enfer.

Contre les professionnel-le-s

[attention je suis véner… je vais… oups]

« Je dois souffrir d’un refus pathologique de l’autorité qui doit certainement provenir d’une absence de la figure du père parce que j’ai le sentiment qu’aucun-e professionnel-l-e fût-il ou elle le meilleur de sa profession ne peut quoi que ce soit à mon problème. Mon problème est le suivant : je souffre de vivre dans un monde en guerre où des professionnelsprofessionnel-le-s participent quotidiennement au maintien de normes qui m’empêchent — de vivre. Ces professionnel-l- e-s du simple fait de leur position de détenteur d’une profession me renvoient au fait que je dois être quelqu’un qui fait quelque chose, qui s’emploie pour pouvoir exister. Dans le pire des cas je devrais au moins tenir dans une case : accepter un diagnostic… De ce fait ils m’empêchent d’être qui je suis. Car je ne suis pas seulement « sans profession », ni seulement « fou » , ni seulement « révolutionnaire », ni seulement « con » je suis aussi celui qui ne supporte aucune étiquette et qui ne peut pas accepter de vivre dans un monde où tu crèves la gueule ouverte si tu n’en as pas ou si tu n’as pas la bonne. Je suis aussi celui qui refuse d’être « moi » et qui affirme que personne d’où qu’il soit n’a d’autorité ni de légitimité pour analyser, juger ou soigner ce « moi ». La seule thérapie que je réclame est un soin complet, holistique et en profondeur de toute la société malade qui m’a engendré ! Autrefois on appelait ça une révolution, aujourd’hui on ne dit plus rien et on cherche chacun-e de son côté comment on va continuer à sous-vivre un peu plus long- temps… Comment on va faire pour trouver le-la bon-ne professionnelle qui va arranger notre problème d’existence ? Quel est le meilleur traitement qui me serait adapté ? Et pour empêcher que quiconque s’échappe de cet en- fer que nous consolidons chaque jour, on ira taxer d’extrémiste le premier qui voudra crier « finis- sons-en ! » et de « fou » le premier qui tentera d’une manière ou d’une autre d’en finir par lui-même. On l’enfermera et on le traitera avant qu’il puisse faire du grabuge, ça servira d’exemple aux autres et s’il y en a beaucoup d’autres on les parquera aussi : enfants, vieux, chômeurs, malades, in- curables, improductifs, inactifs, hyperactifs, handicapés, anormaux, psychotiques, né- vrosés, normosés, déviants, délirants, délinquants, décadents, dépressifs, criminels, sectaires, terroristes, coupables, marginaux, migrants, mendiants, bipolaires, borderline, parano, skizo, tarés, vagabonds et totos en tutu… Il y aura des étiquettes pour tout le monde et non seulement tu porteras les tiennes mais tu penseras avec elles et tu verras les autres à travers les grilles que nous avons dé- finies et toi aussi bientôt en croisant ton semblable tu diras « ho le pauvre ! » et tu voudras l’aider, le soigner même et tu lui diras « tu sais il y a des bonnes professionnel-le-s… » Puis bientôt tu t’apposeras tes étiquettes toi-même et tu deviendras ton propre psy, ton propre juge et ton propre flic, tu pourras enfin t’autolimiter librement tu seras devenu le rouage parfait de notre machine, TA machine, la machine parfaite et bien huilée de ce monde. Un monde parfait où les bonnes malades posent les bonnes questions aux bonnes professionnel-le-s ! »

[Haaa ça va mieux excusez moi…]

A.

Rispéridone

Ce neuroleptique est prescrit pour la schizophrénie, mais également pour les problèmes de migraines, l’addiction au jeu, le bégaiement, la nausée, le trouble bipolaire.

risperidoneIl efface la tête. Supprime ses maux comme ses plaisirs. Efface les mots.
Il efface les souvenirs des méandres du cerveau.
Il replie les casinos, éteint leurs lumières, grille leurs néons, avale leur argent.
Retire les bijoux clinquants du tour de cou des gens.
À quoi bon jouer ? Peu importe perdre ou gagner. À quoi bon jouer ? Garder son argent, garder tout en l’état,
posé. Immobile.
Il a pris ma bouche, l’a ceinturée, vingt minutes après la prise. Il a passé au-dessus de mes paroles son filet transparent, et gluant qui m’électrise.
Policier du corps, il fait la patrouille : il tient mes positions et mes rêves au garde-à-vous, les mots ne partent plus se cogner contre ses boucliers brillants ; la place est vide, plus rien ne brûle, et le docteur blanc répartit les cendres grises de chaque côté de mon désert, propre, étincelant.
J’attends la mer, et ses eaux pleines et chargées.
J’espère la mer, salée. Elle seule pourra me faire déborder, et couler leurs camions rouges, leurs camions blancs.
En attendant, surveillée, je retiens mes reflets.
Dans les données après commercialisation, des symptômes extrapyramidaux réversibles ont été observés chez le nouveau-né après administration de Rispéridone au cours du dernier trimestre de la grossesse.

Après sa mise sur le marché l’enfant s’arrête aux pyramides pour son éternité.

Ne pas ouvrir la plaquette thermoformée avant administration, car il pourrait s’échapper.
Ouvrir la plaquette thermoformée pour voir le comprimé, afin de s’assurer qu’il existe vraiment.
Ne pas pousser le comprimé à travers le film de la plaquette thermoformée, car il pourrait se casser, brisé contre l’éternité de votre délire.
Retirer le comprimé de la plaquette thermoformée avec des mains sèches, car l’eau pourrait le faire grandir.
Placer le comprimé immédiatement sur la langue, ne jamais attendre.
Le comprimé se désintègre en quelques secondes, il se perd dans l’immensité de votre bouche.
De l’eau peut être utilisée si nécessaire, mais lui laisser de l’air : ce comprimé respire.

P.

Esquisse d’un voyage en psychiatrie

«J’arrive! Et en guise de frustration, éclairé par la lumière des toilettes, j’essaie de rester tolérant.»

Quelques tribulations en guise de témoignage, écrites en 2001 à l’hôpital psychiatrique de Caen. Quelques instantanés donc, lorsque mes pensées étaient trop rapides pour ma conscience, lorsqu’on les fit ralentir pour mon bien-être et par de bien mauvaises méthodes. Voici donc un léger guide absurde d’une expérience psychiatrique. Absurdité qui m’a aidé à ne pas trop sombrer, et surtout à résister pour continuer à faire des choix dans ce milieu où il n’y en a plus d’humains.

esquissevoyage«Esquirol, centre psychiatrique carré de blockhaus encastrés.
J’arrive ! deuxième étage, service Jackson. J’observe ! ce monde clos, psys et fous, alliés et résistants, marche dans un ralenti visuelle- ment explosif. Des murs aux couleurs fades. Quelques tableaux. Ce que j’en pense ? De la merde en boîte encadrée ! Ho ! Pardon ! ici culpabilité oblige…

« Où en étais-je ? Ah oui, revenons dans notre sympathique petite prison. Je vous parlais de son décor artistique. Et oui, s’il vous plaît, l’État est généreux pour ce qui traite de l’évasion spirituelle des déchets de sa société. Alors merci ! je ne le pense pas mais un grand merci encore.

« Donc à part quelques tableaux trouvés je ne sais où, je repère finalement un Kandinsky. Ce devait être un sacré farceur celui-là car je n’ai pas vu grandes traces de notre civilisation carcérale dans son abstraction de la réalité. Et en guise de frustration, je ne peux vous donner le titre de son œuvre car il n’était point prescrit au bas du tableau. Et tout ceci avec la cohérence de mon âme dérobée dans la blancheur infinie des murs de la guérison.
« Et ben couillon, ce n’est que le début de mon épopée psychiatrique et après avoir visualisé l’ambiance des couloirs, je fais ma première rencontre. Un air de zombie, il frôle mon épaule, le regard vide, les lèvres desséchées, laissant une lenteur invisible derrière lui…

« Samedi. J’y suis depuis lundi et je vous jure, j’comprends plus. Avec tous les médicaments qu’ils m’engrangent, je n’arrive pas à dormir et le pire, c’est que j’comprends plus.
Assis au coin fumeur, d’où je vous écris, éclairé (et c’est un bien grand mot) par la lumière des toilettes, je regarde par la fenêtre la nuit, du noir en quelque sorte, ou le néant comme je préfère penser. Mais ce qui m’attriste le plus, ce sont les fenêtres. On peut les ouvrir mais surprise, que dix centimètres. D’accord, c’est d’abord une question de sécurité dans cette métaphore rétrécie du monde qui nous entoure mais moi, rêveur malade, cela m’empêche de me jeter en l’air.

equisse2« Sous la couverture, en train de faire ma sieste quotidienne, on me réveille pour le goûter. Je dis que je n’ai pas faim et c’est vrai à ce moment-là. Peu de temps après, je vais pointer à l’office des infirmiers pour prendre un sachet de café car il restait de l’eau chaude sur la table. On m’engueule en me disant que le temps est écoulé, que le règlement, c’est le règlement. Face à tant de pouvoir inutile, furieux, je leur vomis : « Moi le prophète schizophrène pour tous les abrutis du système, je serai le maître d’une secte où tous me lécheront les couilles comme Annie et ses sucettes. » Et vlan ! malgré toute la splendeur que j’éprouvais pour ce coup de génie poétique, « fais attention à ton épopée » me dis-je. Elle pourrait se finir en isolement comme celle de cette pauvre fille qui frappa sur la porte blindée en gueulant une après-midi entière. Je sus par la suite qu’elle voulait juste fumer une cigarette. Et je voyais bien dans les yeux plissés des blouses blanches, derrière leurs lunettes de marbre, qu’ils jouissaient en la regardant embuer le petit hublot de la porte à sept verrous.

Et après tout ça j’essaie de rester tolérant. Pourtant, c’est moi le malade. Je vous jure, j’comprends plus ! eux, ils me diront que je ne veux pas comprendre mais bon, l’eau coule dans les rivières et les pierres au fond, donc tout est normal.
« Je suis fatigué, fatigué d’être fatigué et par-dessus tout, j’en ai assez de cette atmosphère inexacte, maladive et abrutissante. Assez des médecins avec leurs styles de prophète à la mords-moi le nœud et t’auras le paradis dans l’os.
Je n’ai plus rien à vivre ici. J’ai fait le tour des couloirs qui tournent en rond et de tout le monde aussi.
Il faut que je parte. Même si dehors, c’est pareil. Même si l’inquisition empêche aux livres de tourner la page, la page de fin, la fin de mon monde.
C’est fini. Je coupe le cordon et le lien qui nous unissent. Mais blottissez quand même dans un doux coin de votre esprit ces quelques pensées. Je m’en sentirai moins seul. Allez ! après tout, je ne suis qu’idiot.

T.

Du bancal dans nos rapports

Soin : ensemble des moyens par lesquels on s’efforce de rendre la santé à un malade moyennant rétribution.
(déf. du Larousse 1930)
Aider : porter secours, seconder, assister. Prêter son concours en prenant soi-même une partie de la peine. (ibid.)

Dans ce témoignage, il est question de la difficulté énorme de construire une relation attentive à ne pas reproduire des mécanismes de domination et de pouvoir avec quelqu’un-e qui est psychiatrisé-e. (1)
Si les souffrances psychiques ont tout l’air de difficultés intimes, voilà (encore) un lieu où « l’intime est politique ». Et les rapports que nous entretenons avec celles et ceux qui font face à ces difficultés sont sans cesse contaminés par le mode opératoire des institutions qui les « prennent en charge » : on en vient vite à prendre une place de soignant-e, à infantiliser l’autre ; à la-le culpabiliser ; à la-le réduire à une seule identité, celle de malade ; à lui interdire un certain nombre de pensées et d’actes ; à la-le contenir physiquement et-ou psychiquement. Même quand on veut « aider »..

bancalrapportsJ’ai rencontré il y a plus d’un an V., psychiatrisée en HDT (2). Je travaillais comme intervenante artistique à l’hôpital, cette femme participait aux ateliers que j’animais. J’avais pas mal de présupposés bienveillants et pourris, des questions aussi. Quelque chose comme : les pauvres, ils ont pas de bol (comme si tous les participants de l’atelier allaient être hypersympas et un peu neuneus), et puis aussi, est-ce qu’on va réussir à se comprendre ? (tiens, je ne me pose même pas la question avec d’autres gens). Les médocs, ça fait dormir, ils vont être mous sûrement. Et s’il y a une crise ?
J’arrive avec un projet de poésie. Elle prend la parole pour dire que mon truc est à côté de la plaque parce qu’elle n’arrive plus à lire avec les médocs. C’est une jeune nana, plu- sieurs fois elle est absente aux séances parce qu’elle est « en gayole (3) », ou privée d’activités. Elle pourrait être ma petite sœur. Je crois que le premier truc que j’aime chez elle, c’est son côté direct sans politesse, sa mauvaise humeur, et son rire qui cascade ; rare, et fort.
Ce lieu et tous ses agents me débectent. On a beau m’expliquer, je ne me rends pas à l’évidence des blouses, des mesures d’enfermement, d’hygiène et de distance. Dans cet endroit sensé être conçu pour des gens qui ne se sentent pas bien, je n’arrive pas à tenir plus d’une de- mi-journée sans avoir envie de faire un truc violent ou spectaculairement débile pour habiter le vide tonitruant des pièces-couloirs à la mode morgue. J’ai la rage de voir ce qu’on fait vivre à ces gens. Il faut que je fasse quelque chose, je ne sais foutrement pas quoi. J’ai un peu de temps libre, je décide d’aller rendre visite à V. au pavillon « mimosas » (évidemment, il n’y a à peu près aucun mimosa, mais beau- coup de gens traités comme des plantes vertes). Le parloir ressemble à une salle d’attente, magazines de droite en moins, interphone et surveillance en plus. Elle me raconte son histoire. Peut-être comme elle le ferait à une blouse blanche. Noire de noire depuis la naissance. Je n’arrive pas à penser, j’entends les horreurs de son passé, puis de son « ordinaire ». Je suis touchée par cette avalanche, encore plus par la lutte que ça suppose de vivre avec. On a une violence en commun. Désir très fort de la sauver de cet endroit mortel. Je cherche un moyen d’ouvrir une brèche dans sa fatalité, convaincue qu’elle est que s’il y a une suite à sa vie elle sera de la même couleur merdique. Bleu flic, blanc hosto, rouge pompier et gris partout même dans l’alcool. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Je lui tchatche dans le temps trop court qu’on a une suite en vrac de conneries pleines d’espoir, que la vie n’est pas si moche, que les gens ne sont pas tous atroces. Je mélange tout, je lui parle à elle et à moi, puisque c’est à moi que c’est insupportable qu’elle ait envie de mourir. Et puis ça me concerne aussi de chercher des raisons de continuer. De colère en tristesse, mon impuissance se retourne souvent contre moi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire que je me raconte que je pourrais la sauver des merdes dans lesquelles je vis aussi, ou la sauver d’elle-même ? L’empathie, j’en ai, et j’ai une idée de mes désespoirs mais je n’ai pas vécu d’être psychiatrisée. Pour sûr je ne peux pas me mettre à sa place, mais la mienne, c’est quoi en fait ?

On vit ensemble d’autres moments à l’atelier, et je repars chez moi, à des kilomètres, amère. Trop tard, je la connais, et sans lui faire de promesses je lui en fais plein. Elle me demande de croire en cette autre partie d’elle, « capable de se tirer et de vivre ».

Des semaines plus tard, je l’appelle, j’ai promis. Elle n’essaye plus de mourir tout le temps, et j’entends des sourires, des bouts d’envies fragiles dans sa voix. Elle a fracassé la gueule d’un gars qui l’a insultée, sa main est en vrac. J’ai envie de la féliciter, et aussi de lui dire de faire gaffe… Finalement, je ne dis pas grand chose, pour n’être ni sa mère, ni celle qui l’encourage à tout faire pour se faire virer, vu qu’à part la rue y’a pas d’endroit où elle peut aller. Et personne d’autre à appeler. On se téléphone.
La plupart du temps, comme on ne se connaît pas bien, on n’a pas grand chose à se dire. Moi, je lui raconte ce que je fais… Souvent je ne suis pas là quand elle appelle, parce que j’ai le droit de me balader.
Elle, enfermée, se fait chier terriblement. On l’a mis dans un « foyer vers l’autonomie ». Je pense que c’est une blague, mais je suis contente pour elle, c’est plus petit, j’ai l’impression, moins pire. Une promesse d’institution vers un appart, une vie un peu plus à elle, elle veut ça et elle veut y croire. Sauf que… Quand je réussis à lui obtenir une perm de trois jours pour son anniversaire, je vois la gueule de la promesse. Ce foyer est pire que l’HP. Au moins, dans le nombre à l’HP, il arrive que t’échappes au flicage cinq minutes ; là, impossible : ils sont juste une dizaine d’adultes pour quatre surveillants. Rien n’est fait pour leur « autonomie » : les relations sexuelles sont interdites, on ne peut inviter personne dans sa chambre, il y a un système de punition, et un travail obligatoire payé à la pièce, les activités sont dans le style « hygiène de vie », sans parler des caméras et autres matons-éducs.
On passe trois jours ensemble. On se marre. Je redécouvre par sa présence ce que c’est de prendre le métro, aller à des concerts, manger des fallafels, aller boire des verres, passer chez des potes… Et elle, à 22 ans, elle n’a jamais fait ça de sa vie. Je jongle entre ne pas me censurer, ni en faire trop, ni devenir une éduc. Elle me raconte un projet dont je ne sais pas si c’est le sien, de travailler avec des enfants ou des animaux. J’ai envie de lui dire que le travail, c’est de la merde. N’importe quoi, je me prends pour la grande initiatrice depuis qu’elle a appris à prendre le métro avec moi.
Et puis je la ramène. J’ai l’estomac troué de la remettre là-dedans.
D’un coup de fil quelque temps plus tard, j’apprends qu’elle a foutu le feu, ce qui la rend tricard de tous les foyers de la région. Pour avoir allumé une boule de PQ dans les chiottes du foyer. Elle est à la rue. A mille bornes, je fais quoi ? Elle me demande de venir la chercher, avec une urgence énorme. Je lui dis que je ne peux rien faire, j’ai pas de thunes, je n’arrête pas ma vie pour aller chercher quelqu’un, et surtout, je flippe. Moi, seule, vivre avec elle ? Pas moyen. La laisser dehors ? Pas moyen non plus. Je fais le lien avec la seule personne de sa famille. Je me retrouve à faire le taf d’une pétasse d’assistante sociale (celle qui a décidé de ne plus la supporter et de la « punir » en lui empêchant un placement) : je joins tout le monde, je récupère l’ordonnance… Ça marche un temps, mais V. se sent trop fragile, et ne veut pas rester chez sa tante, elle décide de retourner à l’HP. Un des seuls « choix » qui lui appartienne. Aujourd’hui, elle est encore à l’HP, vu qu’elle a passé sa vie en foyer, et qu’elle n’est pas assez « autonome », le seul projet qui lui reste est de trouver une place en famille d’accueil. En attendant, depuis six mois, elle demande à aller souvent en isolement, tellement elle pète les plombs de subir le collectif obligatoire (inter- diction d’aller dans sa chambre la journée en HP), et du coup, bizarrement, son traitement a ré-augmenté. Mais attention, ce n’est pas l’absence d’avenir ou la surenchère de « soins » qui y est pour quoi que ce soit, non, tout ça c’est sa « maladie ». Comme dirait l’infirmière.
Je ramène V. après une perm, l’infirmière se tourne vers moi : « ça s’est bien passé ? », sans regarder V. une seconde.
J’ai comme l’envie de lui démolir sa gueule et celle de ses collègues, mais je ne le fais pas.

Pour V., je suis la personne « alternative » à l’institution, car je ne suis ni de sa famille, ni du métier, et j’ai la possibilité sur simple courrier de lui obtenir des permissions de sortie. Du coup, c’est compliqué, parce que je suis un bricolage de tout ça et c’est surtout pas ce que je souhaite, parce que je me sens égoïste quand je ne peux ou ne veux pas. Pourtant le pire serait que je me sacrifie, que je lui offre un mensonge en amitié.
En tous cas, c’est là, toujours : elle est enfermée. De mon côté, je lutte contre ma volonté de me changer pour elle (autocensure et surveillance de mes paroles surtout) de la porter, de la considérer avant tout comme fragile, d’anticiper ses comportements, d’avoir peur d’une crise, de la sortir des médicaments, de lui im- poser mon rapport au monde…
De son côté, elle a tendance à se fliquer quand elle est avec moi, parce qu’on lui a appris que si elle veut obtenir quelque chose, elle doit « bien se comporter », c’est-à-dire se soumettre aux propositions d’activités, ne pas se mettre en colère, ne pas causer de problèmes…
Bref, on joue nos putains de rôles.

Pourtant, aucune identité ne peut tout-à-fait nous contenir : elle n’est ni résumable à une psychiatrisée ou une véner, ou une « jeune fille dé- favorisée »… Ni moi résumable à un soutien, ou une calme, ou une éducation bourgeoise… Il n’y a aucune case sociotruc qui raconte ces mélanges qui nous constituent, parfois dictés par l’extérieur, parfois choisis. Je préfèrerais multiplier mes appartenances par affinités, et me choisir des mots à moi. Elle est considérée comme malade, enfermée, c’est son quotidien et elle se vit souvent comme ça (être malade, c’est une affaire de survie de le reconnaître au moins un peu à l’HP), moi je suis considérée comme normale et dehors, et je ne me vis pas vraiment comme ça.
On essaye de construire du commun, et y’en a, dans le refus de la tenue comportementale exigée par exemple. Mais l’asymétrie de nos vies fait du bancal dans nos rapports. Je suis là, parfois, pas toujours. Les potes me prêtent leurs voitures, leurs apparts et leurs oreilles… Sans quoi, se voir serait impossible.
On bricole.
Je ne te sauverai de rien, c’est mon cadeau à nous deux.
Mais si tu veux te battre, on se bat ensemble.

O.

Notes :
(1) Ce terme est issu de l’antipsychiatrie, je l’utilise ici pour nommer autrement que le médical une personne ayant été soumise au pouvoir psychiatrique. (retour au texte)
(2) Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (signée par sa tante). (retour au texte)
(3) Les psychiatrisé-e-s de cet HP utilisent ce mot du patois picard qui signifie « geôle ». (retour au texte)

Murs en béton, rage en béton armé, désespoir en matière inoxydable

J’ai été hospitalisée le 19 novembre 2007, sous le régime de l’hospitalisation libre. Être libre de s’enfermer, quelle aubaine, c’est une idée géniale. Ce séjour était le deuxième. Un séjour de rêve – une grande bouffée de volupté.

Impossible de choisir où je vais atterrir cette nuit. Ce ne sera pas sur un terrain mou. Certains ont déjà choisi la destination. Le chemin est long, en ambulance. De la nuit et des lumières alarmantes : gyrophares, néons dans la cabine qui me transporte… Je n’avais choisi que l’abandon de mes sens à un long sommeil mais on m’a réveillée en plein rêve d’oubli. Je n’aime pas qu’on me réveille pour ces conneries : s’habituer, s’adapter, vivre comme n’importe qui d’autre.

beton« On va vous envoyer dans un endroit où vous allez pouvoir vous reposer, faire le point. » Tu parles ; le repos mon cul, l’ennui qui dégouline et le point, re-mon cul, explosions, traits malmenés, enragement. Heureusement j’ai parfois rigolé.
Arrivée dans mon pavillon 26 à l’hôpital Paul Guiraud de Villejuif : dans la salle du bas. Une table de ping-pong, un baby-foot, des tables, des plantes merdiques, encore des néons et une infirmière. Je comprends de moins en moins. On m’aurait embarquée dans une colonie de vacances ?

Le bruit que je passerai mon temps à espérer et détester en même temps fait son entrée : les clefs s’entrechoquent, le verrou est débloqué, la porte s’ouvre, la porte claque, la porte est fermée à clefs. Ça tinte, ça claque, ça glisse, ça reclaque, ça t’enferme.
Dans même pas quarante-huit heures je n’essaierai même plus d’ouvrir une porte pour aller d’un endroit à un autre. Devant une porte je ne sors plus les mains de mes poches. Je sais qu’elle est fermée. Tout est fermé ici. Les portes, les fenêtres, les stores, les radiateurs, les chambres, les armoires. Ils ont peur que l’ennui dégouline hors les murs ? Que la folie cadenassée ne se mette à battre le pavé ? Pas de pavé pour les dingues. Des portes verrouillées et des nantis qui ont les clefs. Nous montons – premier étage du pavillon – je suis en larmes, j’ai encore plus envie de crever qu’il y a douze heures. Je quitte ma sœur et son mec, je quitte mes vêtements, mes affaires, mes clopes, mon stylo, mon cahier, mon téléphone. Les revoir sera une entreprise compliquée.
Nous sommes alors le 20 novembre déjà. Je suis habillée en pyjama bleu, dix fois trop grand. J’ai tant pleuré que j’ai encore plus envie de fumer.

« C’est pas possible mademoiselle ». J’apprendrai vite que rien n’est possible ici, ou pas grand chose. « Et c’est possible de vous foutre mon poing dans la gueule ? » je pense déjà. Après une journée entre hôpital, larmes, ambulances, noir compact, dégueulade, je ne peux pas fumer ? J’aurais mieux fait de crever, j’aurais fumé des clopes au goût de nuage et pas senti cette odeur de mépris…

Nuit très courte. Réveil en fanfare. Pour que je me lève, une infirmière arrache ma couverture. Ainsi j’ai froid et je ne reste pas longtemps allongée. Je me cacherais bien sous le matelas mais je ne crois pas qu’on aime les blagues ici. Ça rigole pas quoi !
Je me dirige vers la salle de réfectoire – qui est en fait salle de tout – et là j’hallucine. Appuyée contre un mur, je découvre mes nouveaux potes, prêts à petit-déjeuner. Certains. D’autres font en- core la queue à la station-service.
Station-service : chariot rempli de boîtes, carafes, verres, liquides colorés, piluliers… surveillé de près par une infirmière. Les médocs. Chacun son carburant. Passage obligatoire. Je n’ai encore vu aucun médecin. J’échappe à cette étape. Pas pour longtemps !
J’ai une tête de dessous de bras, une gueule en papier mâché, les pieds nus, les seins presqu’à l’air. Je dois tenir mon futal de pyjama pour pas me retrouver complètement à poil. La veste est tellement grande que le bouton du haut arrive un peu au-dessus du nombril. Joyeux décolleté ! Et sinon, nue. Je vais rester comme cela quatre jours. Sans chaussettes (ils me trouveront des espadrilles dix fois trop grandes elles aussi dans deux jours). Je tiens mon futal. Je cache tant bien que mal ma poitrine. Ça va être pratique de manger !

Personne ne me propose de douche. Personne ne me parle. Je me remets à pleurer. Je me remettrai souvent à pleurer. Ou à gueuler. Cracher sa hyène. Et plus souvent pour des raisons inhérentes au système hospitalier qu’à mon système que je sens fragile et défaillant.
Au-delà de l’angoisse qui m’habite, c’est la douleur du corps qui me détruit le plus ces premiers jours. J’ai froid. Tout le temps. La journée, juste ce putain de pyjama. Quand on peut enfin sortir le premier jour pour fumer une clope, c’est pieds nus que je déboule dehors, flottant dans le XXL réglementaire. Sol en béton froid, murs en béton, rage en béton armé, dé- sespoir en matière inoxydable. Les gardes – euh pardon – les personnels soignants passent leur temps à nous compter et nous fermer les portes au nez. « Vous irez fumer quand on aura pris notre petit-déjeuner [ils n’ont pas de café chez eux ?], fumé nos clopes, fermé les chambres, repris un café, refumé un clope… » La liste est longue. Pendant ce temps c’est le défilé aux chiottes (un seul pour vingt personnes hospitalisées) pour fumer. On y va à deux, trois, pour que tout le monde puisse passer. Mecs, meufs, ensemble dans cet espace qui pue plus la fumée que la pisse au fur et à mesure que l’attente se prolonge. Pour nous dissuader, une affiche représentant une cigarette et tous ses composants poisons est collée sur la porte des toilettes. Morts de rire ! Et ils nous bassinent avec le « c’est interdit de fumer dans les lieux publics, à l’hôpital, c’est pas bon pour la santé… » Et ta sale gueule qui m’impose de prendre des sales médocs, elle n’est pas bonne pour ma santé non plus. Argument suprême : vous n’avez pas le droit de vous enfermer dans les chiottes à plusieurs, encore plus si mecs et meufs se mélangent. Pas de relations sexuelles ici, c’est interdit, c’est aussi mauvais pour la santé ?

Un jour, je sors avec un pote des chiottes, on venait de fumer. Une infirmière nous cueille à la sortie et mon pote devance la réprimande : « Ne vous inquiétez pas, on n’a pas fumé, avec Melle I. c’est purement sexuel ! ». Morts de rire, l’autre fait une tronche de six pieds de long. Elle en réfère. Entretien avec la psychiatre le lendemain pour tous les deux (on a la même) et question : « Quels sont vos rapports avec Monsieur C. ? » et pareil pour mon pote : « Quels rapports entretenez-vous avec Melle I. ? ». Elle y avait cru. Ici le second degré existe très rarement, l’humour je l’ai déjà dit, est banni.
Donc pas de cul. Et comme on est en chambre de trois, pas moyen de se masturber tranquille ! Range ta libido, range tes envies, range ta vie, nettoie-toi de tes idées morbides morveuses et tu te sentiras tellement mieux !

Je reste avec le corps. Pendant trois jours, je réclame au moins une culotte et mon soutien- gorge. Je leur aurais demandé un flingue j’aurais peut-être eu plus de chance. Non pas possible, c’est encore dangereux. Dangereux ? Ah oui je peux me pendre avec mon soutien-gorge (55 kgs au bout d’un morceau de dentelle, ça promet) voire me crever un œil avec une baleine et je vais fumer ma culotte peut-être ? J’en peux déjà plus, j’ai mal aux seins, je me sens moche, vulnérable, j’ai mal au bide, d’angoisse, j’ai froid.
Il me faut attendre que ma mère ait droit à une visite pour que je récupère mes habits. Je dois être présentable tout de même ! Habits du dimanche ! Flonflons ! Une fois la visite terminée, pyjama. Rideau. Le spectacle est fini. Coulisses. La tenue de scène est rangée au pla- card (inaccessible) des infirmiers.

Finalement je vais pouvoir m’habiller en civil. Au bout de ces quelques jours. Récompense, bonne conduite, hasard, décision arbitraire… je ne sais pas mais j’ai pris une douche brûlante et remets des vêtements familiers.
Les petites douleurs du corps se succèdent en s’empilant. Quand la pile est trop conséquente, ça énerve. Pas possible de se laver les dents après le petit-déjeuner, on est parqué dans la salle commune et on attend le Père-Noël ou je ne sais qui d’autre. Pas possible de se reposer sauf recroquevillé sur des vieux sièges encore dans cette salle commune ou (c’est ma place) sur un radiateur qui scie les fesses, comme un gros chat. Cela sera possible jusqu’à ce que la chaudière pète. On avait froid.Maintenant on est transis. Pas de couverture supplémentaire disponible, plus de sieste sur le radiateur, même plus de chaleur qui se dégage, que le froid et le mépris.

L’odeur qui flotte au réveil dans les chambres est insupportable. Sudations médicamenteuses. Nuits agitées. Cris. Les oreilles aussi sont malades de ces cris. Ça me rend malade. Je voudrais libérer tous ces hommes et ces femmes qui crient. Enfermés pour des conneries. Chambre
d’isolement. Des hurlements incessants. Je ne vois pas comment on va faire pour se sentir
vivants et contents de ce qu’on entreprend. La question ne se pose presque plus. L’entreprise et l’action sont impossibles ici. Tu subis, tu fermes ta gueule et tu quémandes. Si tu émets une
idée qui va contre le bien-être train-train des soi- gnants, isolement. Ils vont pas s’emmerder avec les grumeaux.
L’hôpital psychiatrique, c’est ça : cacher les grumeaux avec comme but ultime de les dissoudre, les atomiser et les œufs en neige seront bien battus. Battus comme certains patients ici.
Battus d’avance, par les vents, les détresses. À plate couture.

I.