Les fossiles

Remuer les fossiles du fond de la cave, bousculer les peurs, se poser des challenges pour que les rapports changent…Voilà tout ce qu’a provoqué chez moi ma rencontre avec tout d’abord ce journal sous forme de papier, puis avec les personnes qui sont derrière. De fil en aiguille, nous sommes devenus pour ainsi dire proches. Le fait de pouvoir échanger nos ressentis, nos idées au sujet de la psychiatrie, m’a franchement bousculée de l’intérieur pour qu’enfin je puisse agir et découdre fil par fil ce que la douleur avait su tisser méticuleusement, sournoisement.

Jusqu’ici, il n’y avait pas de place en moi pour une quelconque lutte ou une profonde réflexion. J’étais un peu comme une fantôme parmi les têtes pensantes. Les discussions politiques me saoulaient étant donné que je n’y comprenais que dalle. Sans doute par manque de culture mais avant tout par manque d’intérêt. Ouvrir un journal, c’était comme essayer de m’informer sur un monde qui n’était pas le mien, toutes ces informations incompréhensibles me ramenaient quelques années en arrière, le cul sur une chaise d’école et la tête en l’air. Mais pourquoi la tête en l’air ? Pour fuir le fait que l’on m’a bien fait comprendre que je n’étais pas à la hauteur des « autres », pour fuir l’autorité et leur obligation à faire bosser mon cerveau dans leur sens. Ils m’ont crue bête et incapable. Un cerveau vide, alors qu’en fait, ils ne savaient pas que ça grouillait d’infos là-haut et que, de ce fait, il n’y avait pas de place pour le reste. J’étais envahie par mes problèmes personnels, alors essayer de me bourriner le crâne avec des dates insignifiantes ou me faire appliquer le théorème de Pythagore sans même me faire comprendre pourquoi, c’était vraiment mal me connaître.
Je suis de celles et ceux qui, pendant toutes ces années, ont réalisé de très belles illustrations dans les marges de leurs cahiers. La marge, là où on se sentait le mieux : vous êtes tous des cons, enfin surtout là où l’on nous a mis.es : t’es trop nul, tu ne serviras à rien dans ce monde. Alors à force que l’éducation nationale t’humilie en public avec tes copies rendues en dernier, ta sous-note entourée nerveusement de rouge, et les autres abruti.es qui pouffent de rire en cœur, tu finis vraiment par y croire, que t’es une sous-merde.

masqueÀ vous qui jouissez du spectacle d’une personne humiliée alors qu’elle bouffe la terre,
À vous qui vous servez de votre grande capacité à apprendre, à comprendre, pour exercer un rapport de force,
À toutes celles et ceux qui se servent d’autrui comme d’un marchepied vers le podium,
À vous qui usez de votre science pour exister et qui exercez, consciemment ou pas, ce que l’on nomme la domination,
À toutes celles et ceux qui se sont tus par crainte que l’on découvre leur ignorance, leur faiblesse,
À vous-mêmes qui avez profité du fait que j’ai osé poser les questions auxquelles vous n’aviez pas de réponse, en faisant mine d’être de ceux qui comprennent, d’être dans le rang de l’élite,
Méfiez-vous de la bête blessée.
Vous pensez que j’incarne la loose et que je vaux moins que vous. Mais j’ai un tas de choses dont vous n’imaginez même pas le goût et je vous maudis.

Quand j’ouvre un journal, il y a un tas de sales choses qui me remontent à la gueule. Cette petite voix qui est la mienne me répète en boucle des trucs très sympathiques du style : je ne comprends pas et de toute façon, je n’ai jamais rien compris, j’ai tellement de retard en terme de culture qu’il faudrait que je reprenne tout à zéro. Il y a quelques années, j’ai compris que si je n’arrivais pas à m’intéresser à la politique, c’était à cause de tout ce qui me bouffait le crâne : mes problèmes personnels et mes angoisses ne laissaient de place à rien d’autre. En conséquence, atteindre un niveau de concentration minimum me demandait et me demande encore un effort considérable. Faire du forcing me rappelait trop les coups de règle en métal sur les doigts. À partir de là, j’ai commencé à arrêter de m’en vouloir, une petite paix s’installa en moi.
Mais cela ne réglait pas le problème, il y avait toujours cette flamme éteinte au milieu de ma gamberge, je voulais m’informer, m’intéresser mais rien, pas même une allumette au fond de la poche… Un jour, dans un moment de bad, un ami me donna le n°3 de Sans Remède… étincelle.
Avant tout, j’eu un sentiment de soulagement. Je n’étais donc pas la seule proche de psychiatrisé.e au monde (hors cercle familial). Des personnes mettaient leurs vécus, leur rage contre la psychiatrie et les institutions sur papier. J’avais un livre de chevet, mais les articles théoriques ne me touchaient alors pas encore.
Quand j’ai participé à la création du numéro 4, ce fut en premier temps pour verbaliser ce que j’avais dans les tripes. Le témoignage que j’ai écrit, c’était un grand nettoyage intérieur. Puis il y a eu ces discussions, ces analyses, ces références qui m’embrouillaient encore beaucoup et sur ces quinze jours passés ensemble, nombreux sont les moments où j’ai décroché. Rome ne s’est pas faite en un jour comme dirait l’autre.

Depuis, il y a eu ma première émission de radio, des discussions dans tous les sens, des rencontres non-mixtes, un premier pas vers le féminisme. Puis, il y a eu la musique, transformant deux amitiés en un truc indéfinissable… À niquer des cahiers entiers posés sur un burlingue pendant des heures, volets fermés. À retourner les mots comme une peau de lapin et enfin tout dégobiller généreusement sur une scène en palettes.
Toutes ces choses énormes accompagnées du temps, aussi court soit il, font qu’une porte s’est ouverte, tranquille, centimètres par centimètres et que petit à petit je regarde ce qui se passe de l’autre côté, j’observe et ça m’intéresse. Alors j’y vais à tâtons, je lis un peu plus, j’essaye d’analyser, de penser par mes propres moyens en m’aidant des autres, je me forge une opinion. Maintenant que j’ai commencé à dompter mes angoisses et à ne plus les autoriser à me bouffer, j’ai de la place pour le reste. J’ai surtout compris que je pouvais faire de mes douleurs un cheval de bataille et non plus un faire-valoir. J’ai compris que la rage que j’avais ne pouvait plus indéfiniment se retourner contre moi, qu’il fallait que j’ouvre les yeux sur ce monde qui l’avait fabriquée, qu’il était l’heure pour lui de récolter la colère semée. J’ai compris que mon carburant alimentait un moteur tout pérave, celui qui tourne à l’envers et qu’en conclusion, il allait falloir le benner à la casse pour m’en fabriquer un neuf, même si cela devait prendre des années. J’ai compris.

Quand t’écris un témoignage, il y a toujours un manque de pudeur. Il est mêlé au plaisir de sortir de sa carcasse tout ce qui ne ressemble pas à des mots, mais plutôt du vécu, des émotions, du ressenti. Alors tout ce mélange de choses impalpables est parfois difficile à analyser tant que tu ne l’auras pas écrit noir sur blanc. Au moment où j’écris, j’hésite encore à ce que des personnes me lisent, il me vient fréquemment à l’idée que je devrais peut-être garder tout cela pour ma tronche. Ce qui me fait tenir, c’est que je me souviens de l’impact que certains témoignages ont eu sur moi. La verbalisation d’états tels que l’euphorie extrême m’a permis de mieux comprendre certains fonctionnements, j’ai été soulagée de me reconnaître ici et là, de voir comment certaines personnes réagissent ou pas… Tout cela me fait dire que ce que j’écris ici, ce n’est pas du divertissement, et que si ça peut provoquer des choses chez les gens, et bien, c’est déjà ça.

S.W.

Le pavé dans la mare

Dans le dernier numéro, j’ai vidé mon sac dans un témoignage.
J’y faisais part de mes visites à un proche interné en HP.
En l’écrivant et en participant à l’élaboration de ce journal, je signais comme un contrat avec moi-même : celui de ne plus laisser pourrir la relation que j’avais avec E.
Alors je ne parle pas ici de révolution ni de raz de marée dans les rouages de la psychiatrie. Je n’ai pas pour prétention de changer le monde. Par contre, je me sens capable de changer le mien. Et ça passe par des petites choses, comme accepter qu’un délire n’est pas dénué de sens, qu’entendre des voix n’est pas inévitablement une souffrance ou que la peur ne protège pas, qu’elle enferme.

Dans Visite en neuroleptie, je n’ai pas précisé la nature de mes liens avec E. À présent, je me sens capable d’en dire un peu plus à ce sujet et j’aimerais ici faire état des changements et progressions qui se sont produits. Je n’ai pas pour habitude d’écrire sur un ton positif comme je tente de le faire. Mon créneau, c’est plutôt dark and down si vous voyez ce que je veux dire. Mais au vu de ce qui a décanté en moi ces derniers temps, je ne voyais pas pourquoi j’irais tirer vers le bas ce qui tente de me pousser vers le haut. Et puis j’aime les défis, ça bouscule.

E., c’est mon grand frère. Ça fait presque 20 ans qu’il fait des aller et retour à l’HP, avec tout ce que cela comporte. L’idée d’écrire à son sujet ne m’a pas mise à l’aise, plusieurs sentiments pas cools m’ont traversée. Tout d’abord, il allait falloir que je couche tout mon intérieur sur papier, puis qu’il serait lu par un paquet de gens dont E., mais surtout, j’eus un sentiment de non légitimité à divulguer des infos le concernant. Malgré tout cela, j’avais une réelle envie de témoigner.
Ce n’est pas sans peine que je pris mon téléphone pour lui demander l’autorisation d’écrire à son sujet. Réponse positive.
Premier fossile déterré. À partir de là, j’enclenchais un nouveau mécanisme : communiquer avec lui autrement, cesser les banalités.
Nous nous sommes revus plusieurs fois depuis, il n’a jamais demandé à lire mon récit et je ne lui ai pas proposé non plus. Mais j’ai mis en place de nouvelles discussions, tout d’abord en lui présentant verbalement le journal, ce qui ne fut pas facile, car démonter tout ce qui construit sa vie est plutôt violent. Il fut réfractaire au fait de critiquer le système de la psychiatrie, ce que je conçois. Nous avons discuté librement, sans que je sois virulente. Auparavant, mon point de vue était plus de l’ordre du jugement que du positionnement. J’avais la hargne et mes aboiements n’étaient que le reflet de mon état. Je ne rigolais pas en famille.
Avant, je n’admettais pas la réalité de mon frère. La personne qui lui occupe la tête depuis de longues années m’énervait au plus haut point, surtout qu’étant très médiatisée, je connais vaguement son profil qui n’est pas pour me plaire. Un jour, il me parla d’elle et j’ai pris en compte qu’elle existait vraiment, nous avons discuté d’elle comme si elle venait de passer cinq minutes auparavant, nous avons même plaisanté à son sujet et je me suis surprise à le conseiller en termes de communication avec elle, nous avons ri.
Je ne vais pas détailler ici toutes nos « nouvelles discussions », toutes les petites choses qui font que j’ai le sentiment que la situation évolue entre nous. Le fossé se remplit, et ce n’est pas de la flotte, mais plutôt un truc en béton armé en perpétuelle construction, bizarrement toujours prêt à s’effondrer. Les tonnes de précautions que je prenais avec mes petites pincettes ont laissé place à un rapport plus franc. Mon comportement était presque sécuritaire, je me censurais pour éviter de troubler les rapports plats que nous avions, pour ne pas enclencher des discussions qui me mettraient mal à l’aise. Ne pas lui dire ce qu’est réellement ma vie pour ne pas le perturber, ou par flip que cela fasse naître un nouveau “délire”. Il y a encore du chemin ; cette voie encombrée de caillasse, je la dégage petit à petit, soit en passant par de multiples prises de têtes, soit tout naturellement.
Au sein de la famille, il y a eu beaucoup de moments difficiles dus à l’histoire de mon frère. Nous restons soudés, mais ce n’est pas sans quelques failles. Il y a des moments où ça clash, ça explose… Pendant de longues périodes, tout était concentré autour de E., la centrifugeuse en action. Alors il y a des moments où tu ne trouves plus ta place, ou tu ne sais même plus si t’en as une, ça provoque des sales choses.
L’hôpital infantilise et les parents prennent le relais. Par bienveillance : nous le ferons à sa place, ce sera plus simple pour lui, par peur : si la situation échoue, son état va se détériorer, pour se protéger : s’il tombe, nous aussi, etc…
Je ne mets pas leur comportement au rang de la naïveté, mais je dirais que c’est plutôt dû à l’influence qu’ont les médecins sur les proches, mixée à tout un tas de difficultés comme celle d’être parent, d’être isolé.e face au problème, et de garder le cap malgré les souffrances qui règnent au quotidien.
Alors les parents infantilisent et le reste de la famille suit, comme un schéma tout tracé qu’il ne fallait pas modifier, ou plutôt parce qu’on ne connaît rien d’autre.

C’est à l’heure de la bûche, un soir de Noël, que j’ai jeté un pavé dans la mare de mes parents.
E. n’était pas présent ; si ça avait été le cas, je ne me le serais pas permis. Il fallait cesser l’infantilisation. Ce n’était bon ni pour lui, ni pour eux, ni pour nous.
Il fallait arrêter de le considérer comme un malade et ce n’était pas le respecter que de l’assister en permanence. Il y avait peut-être des choses sur lesquelles il avait besoin d’être conseillé, mais dans la mise en place des choses, il est parfaitement capable d’agir seul, comme toi, comme moi.
Être sans cesse derrière quelqu’un ne fabrique pas de bons rapports. Prendre systématiquement les devants ne lui rendait vraiment pas service.
On ne laissait pas à mon frère le choix d’être acteur de sa vie. Tout ça provoque de la colère, surtout dans le cas où c’est enveloppé de non-dits. J’ai soulevé que dans mes paroles, je ne dénonçais pas l’aide qu’on pouvait lui porter dans les moments difficiles, je ne dénonçais pas notre bienveillance, notre solidarité.

Autour de la table, les bouches sont bées et les yeux, ronds.
La crème glacée fond, et moi, je laisse comme un gros froid à table. Les larmes de ma mère coulent dans son assiette, elle me remercie pour le pavé, pour ma conscience et ma force. Je suis nerveuse, mais je ne me suis jamais sentie aussi bien un 24 décembre. Lorsque je parlais, j’avais au fond de moi toutes ces discussions et ces lectures autour de la psychiatrie. Et tout l’aplomb que j’en ai tiré m’a permis d’exprimer à ma famille ce que je pensais de nos rapports fossilisés.

S.W.

La charte des internés

Diffusée fin 1975, la Charte des internés est un texte collectif qui porte la signature de cinq groupes aux horizons politiques assez divers : Marge (voir ici), l’AERLIP (association pour l’étude et la rédaction du livre des institutions psychiatriques), formée massivement d’infirmiers et fondée pour dénoncer un certain nombre de mauvais traitements dans l’HP, le GIA (groupe informations asiles), premier mouvement de psychiatrisés en France dans la lignée du GIP (groupe informations prisons), le comité de lutte des handicapés, dont le préambule précise bien qu’ils considèrent leur combat comme partie intégrante de la lutte des classes et non pas comme une lutte sectorielle, et la revue Garde-fous. Il est aussi question dans le texte d’apports des mouvements allemand SPK (voir ici) et anglais MPU (Union de malades mentaux).

Ce qui nous touche le plus dans cet appel, c’est qu’il porte de l’intérieur de l’hôpital des exigences sans conditions, formulées avec détermination. La Charte des internés nous rappelle que, même entre les murs, des luttes collectives restent possibles. Même si, 40 ans plus tard, la plupart de ces revendications seraient toujours d’actualité, ce texte porte la marque de son époque: une période d’effervescence politique où l’horizon révolutionnaire faisait se nouer des alliances qui seraient difficilement concevables de nos jours. Cette Charte est aussi le reflet d’une séquence historique assez particulière pour l’hôpital psychiatrique lui-même, en plein aggiornamento (mise à jour, ravalement de façade) mais dont le caractère asilaire saute toujours aux yeux. C’est dans ce contexte général qu’il faut resituer la place accordée dans ce texte à l’identité de travailleur, revendiquée pour l’interné qui, selon les auteurs, n’est jamais que « provisoirement dans l’incapacité de travailler » : l’infirmier psy et « l’interné » partageraient fondamentalement cette condition de travailleur, ce qui leur permettrait d’envisager de lutter ensemble, au delà des antagonismes qui traversent l’hôpital. Une position que Sans remède ne partage pas, nous l’avons suffisamment répété dans nos pages.

Cette charte ne vise pas à l’amélioration de la psychiatrie, mais vise la destruction complète de l’appareil médico-policier.
Cette charte s’inscrit dans le combat pour conquérir, dans un premier temps, les droits démocratiques les plus élémentaires qui sont enlevés aux travailleurs que la psychiatrie parvient à isoler. Ceci n’est possible qu’en brisant l’isolement des internés :
1. En détruisant l’institution carcérale par des luttes contre les modalités actuelles d’entrée et de sortie de l’hôpital (placement d’office et placement volontaire), ainsi que contre les restrictions de la libre circulation à l’intérieur des établissements psychiatriques.
2. En brisant l’isolement de l’interné dans son statut d’assisté, d’irresponsable et de fou. Il s’agit d’obtenir celui de travailleur en lutte avec tous les acquis s’y rattachant, même si certains d’entre nous se trouvent provisoirement dans l’incapacité de travailler. Ce combat, comme ceux des autres couches opprimées, rejoint en ce sens la lutte de la classe ouvrière pour la destruction de l’ordre capitaliste.
3. En brisant l’isolement dû au silence entourant la prescription médicale et obtenir ainsi le contrôle du traitement.
Cette charte est le produit des revendications exigées par des camarades internés tant en France que dans d’autres pays comme l’Angleterre par le MPU (Union de Malades Mentaux) et en Allemagne par le SPK (Collectif Socialiste de Patients).
Elle vise au développement de luttes permises par le regroupement de psychiatrisés et de travailleurs (soignants ou non) telles celles parmi les plus récentes : des « malades » de Maison-Blanche en novembre 1974 et la campagne contre les internements et la loi de 1838 menée par le GIA (groupe d’information sur les asiles).
Elle vise à déclencher d’autres luttes de travailleurs (psychiatrisés ou non) contre la psychiatrie, afin de déterminer les organisations politiques et syndicales à prendre une position claire dans ce combat.
Pour aboutir, cette charte doit être reprise massivement par l’ensemble des camarades internés et des travailleurs (soignants ou non) qui les soutiennent.
En ce sens elle peut être le point de départ à la création de groupes, comités, commissions, etc, visant à organiser la lutte dans le plus grand nombre d’établissements psychiatriques, ainsi qu’à l’extérieur de l’institution où le problème de la psychiatrisation des conflits est de plus en plus à l’ordre du jour. Elle doit donc également susciter un travail similaire en ce qui concerne la psychiatrie hors des murs en se plaçant sur un terrain de solidarité de travailleur à travailleur.
C’est ainsi que cette charte issue d’un projet élaboré au cours des luttes menées plus particulièrement par les militants du GIA a permis, lors de son élaboration finale, le rassemblement de divers groupes militant contre l’organisation capitaliste de la production et de la santé.

NOUS EXIGEONS L’APPLICATION DE LA PRÉSENTE CHARTE :
AUX MINEURS COMME à TOUTE PERSONNE INTERNÉE

1. NOUS EXIGEONS L’ABOLITION DE LA LOI DE 1838 :
C’est-à-dire, la suppression du placement d’office et du placement volontaire, ainsi que la suppression de l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de Police (rue Cabanis, à Paris-4ème) qui matérialise la relation existant entre la pseudo-science psychiatrique et l’instrument répressif qu’est la police.

NOUS EXIGEONS :
2. L’abrogation de la loi de 1954 sur les ALCOOLIQUES et celle de 1970 sur la TOXICOMANIE ; lois répressives qui, loin de résoudre les problèmes posés par l’alcoolisme et la toxicomanie ne visent qu’à orienter et contrôler dans le sens des intérêts de la classe dominante,
3. L’abrogation de la loi sur le vagabondage, l’arrêt des expulsions des travailleurs immigrés sous couvert de rapatriement sanitaire,
La suppression des hôpitaux et services de force (Henri Colin, Sarreguemines, Cadillac, Montfavet).

CONCERNANT NOTRE SÉJOUR à L’HÔPITAL, NOUS EXIGEONS :
4. L’abolition de l’envoi de renseignements aux préfectures qui les retransmettent aux commissariats, ainsi que la destruction du fichier de polices des aliénés dits « dangereux ».
5. L’affichage dans chaque chambre des règlements intérieurs et des droits des internés,
6. Le droit pour tout interné de consulter à tout moment son dossier comme de le sortir, lui permettant entre autres choses d’appeler en justice,
7. Que soit appliquée la circulaire ministérielle n° 1796 de Jacques Baudouin du 20 avril 1973 dans laquelle il est dit que : « …le secret n’est pas opposable au malade dans l’intérêt duquel il est institué ; ce dernier peut donc soit se faire remettre tout ou partie de son dossier médical ou le communiquer directement au médecin de son choix ainsi qu’à des tiers ; il peut notamment décider de produire ce dossier en justice s’il le désire. La jurisprudence de la Cour de Cassation et du Conseil d’état concourent sur ce point »,
8. Le droit de refus de la désignation administrative du lieu d’hospitalisation et du médecin traitant.

CONCERNANT LES TRAITEMENTS, NOUS EXIGEONS :
9. L’abolition des traitements irréversibles (électrochocs, psychochirurgie…),
10. La connaissance du traitement appliqué  et ses effets secondaires éventuels, et ceci avant la prescription,
11. Le droit de refus d’un traitement ou d’un médicament, c’est-à-dire un droit effectif de contrôle sur les traitements,
12. D’être informés lorsqu’un médicament en est son stade expérimental,
13. D’être en possession d’une ordonnance claire, en écriture non chiffrée, nous permettant de contrôler ce qu’on reçoit des infirmiers, qui l’exécuteront sous nos yeux et non à l’avance, afin d’éviter les traitements parallèles, comportant entre autres le surdosage.

CONCERNANT LA SORTIE, NOUS EXIGEONS :
14. Qu’un logement soit assuré après la sortie,
15. Que l’absence d’un emploi à la sortie ne soit pas un obstacle à celle-ci,
16. Qu’un emploi dans le métier de son choix puisse être assuré à la sortie par l’intermédiaire de l’Agence Nationale pour l’Emploi, sans discrimination et avec formation professionnelle si nécessaire,
17. La suppression des restrictions à l’embauche telles que l’inaptitude pour raisons psycho-pathologiques,
18. Qu’une indemnité de chômage, au moins égale au SMIC soit allouée à ceux ne trouvant pas de travail.

CONCERNANT LA VIE à L’INTÉRIEUR DE L’HôPITAL, NOUS EXIGEONS :
19. Le droit de nous syndiquer dans les sections syndicales du lieu d’hospitalisation et de nous organiser de façon autonome pour la lutte dans les comités incluant le personnel soutenant notre combat,
20. L’abolition du travail FORCé sous prétexte d’ERGOTHéRAPIE (ménage, service de cantine ou travail à façon…),
21. Que tout travail d’un hospitalisé soit rémunéré au temps de travail, par un salaire au minimum égal au SMIC ; sans salaire au rendement ni cadence,
22. Le droit de pouvoir refuser un concessionnaire ou ses tarifs pratiqués,
23. Le droit d’accès et de contrôle des comptes en détail des comités gérant le travail et le salaire des hospitalisés,
24. L’organisation collective par les hospitalisés eux-mêmes de la vie à l’hôpital : horaires de lever, de coucher, des repas, etc…,
25. La suppression du droit des visites pour raisons médicales ou autres,
26. La suppression de toute censure tant du courrier que des communications téléphoniques,
27. La liberté de presse effective à l’intérieur de l’hôpital,
28. Le droit effectif d’affichage avec tableau sans aucune censure,
29. Une salle commune de réunion interservices, ouverte en permanence et à tout le monde, y compris à toute personne et à tous groupes extérieurs,
30. La suppression de la permission de parc : celui-ci est à tout le monde,
31. Le droit de conserver ses vêtements et affaires personnelles et de pouvoir les mettre en sécurité sans intervention du personnel,
32. La suppression des grands dortoirs,
33. L’extension de la mixité à tous les pavillons des hôpitaux psychiatriques et la possibilité de vie commune à l’intérieur des services afin que cette mixité ne soit pas un simple mot,
34. Le libre accès à la sexualité, à la contraception, à l’avortement, à la grossesse et à toutes les informations concernant ces quatre points,
35. Nous refusons les changements d’hôpital, de service ou de chambre sans l’accord de l’interné lui-même,
36. Nous exigeons d’être présents et assistés par la personne de notre choix pour tout entretien nous concernant entre les membres du corps médical ou administratif ainsi que de ce personnel avec des tiers.

MOUVEMENT MARGE
REVUE ET GROUPE GARDE-FOUS
L’AERLIP
COMITéS DE LUTTE DES HANDICAPéS
GROUPE INFORMATION ASILES

En allumant des feux

Ce texte est une traduction. Il a été écrit par des psychiatrisé.es en lutte de Madrid. Les membres de ce groupe d’auto-support – auto-ayud – se filent des plans en terme de médication, empêchent des internements, publient des textes et des affiches et bientôt un livre.… Qui a dit que le soutien mutuel entre psychiatrisé.es et une approche radicalement critique de la psychiatrie étaient incompatibles ?

cracheurdefeuCette société rend les gens fous, chaque jour de plus en plus. Ceci est notre point de départ. Il ne semble pas insensé d’affirmer que dans l’environnement dans lequel nous vivons, qui n’expérimente pas personnellement quelque problème en rapport avec la santé mentale (de différente nature, qui peuvent aller d’une dépression à une psychose, en passant par tous les types de pétages de plombs, comme on dit), connaîtra très probablement quelqu’un de proche en train de souffrir psychiquement. Le mal-être et les pathologies mentales augmentent de manière exponentielle. La consommation de psychotropes se généralise à tel point qu’on considère comme normal le fait que des enfants, adultes et personnes âgées ingèrent quotidiennement des substances chimiques pour s’adapter aux exigences et à l’urgence de ce monde. Nous survivons, certains sont plus chanceux que d’autres. Certains d’entre nous deviennent fous. L’existence de l’être humain a été réduite à une compétition adaptative, à une danse des images dans la quelle personne ne sait qui est qui. Cette société qui nous rend fou ne connaît qu’une logique et c’est la logique mercantile : nous produisons des marchandises et nous sommes produites par elles. Le besoin lucratif dégrade la vie, et finalement, la tue. En Espagne, les statistiques démontrent une moyenne de neuf suicides par jour. Si les libertés qui sont inhérentes à l’être humain ont été remplacées par le besoin d’accumuler des biens et de la reconnaissance une fois qu’on les a obtenus, si le bonheur se chiffre à la quantité de matière acquise et l’amour, l’affection, la créativité ou l’intelligence se réduisent à des images grotesques avec lesquelles la publicité nous frappe à chaque instant… est-il si difficile de comprendre que dans un contexte si hostile les têtes arrivent à se casser ? Pourtant, l’ordre social a su protéger ses arrières, en nous faisant vivre une guerre dans laquelle ceux qui commandent traitent comme de la merde ceux qui obéissent et ceux qui sont en bas se traitent comme de la merde entre eux, celui qui tombe est considéré comme coupable. De sa propre faiblesse et de sa propre nature. Cette opération de stigmatisation et de nettoyage est mise en place par la psychiatrie. Une discipline qui à ce moment de l’histoire ne veut rien savoir des différences sociales, des vécus personnels ou des rapports familiaux. Elle se limite à dicter des sentences et en appel à l’organisme de chaque individu pour innocenter la société de la douleur qu’elle provoque. Le plus curieux est que ses prétendues bases biologiques continuent à être aussi faibles que lors de ses premiers pas. Nous disons « dicte » précisément parce qu’elle est incapable d’émettre un diagnostic basé sur des preuves objectives, de laboratoire. Et si les psychiatres ne sont pas capables de dire précisément ce que sont nos maladies, leurs médicaments ne peuvent pas non plus nous soigner. C’est-à-dire qu’ils sont incapables de rétablir une santé qui, en effet, a été perdue. C’est la raison pour laquelle vous, chers lecteurs, ne connaissez personne qui ait été “soigné” par des drogues psychiatriques, et c’est aussi la raison pour la quelle ces drogues ont des effets secondaires si dévastateurs que nous qui les prenons les arrêtons souvent.

Nous en sommes là. Les psychiatres affirment catégoriquement que pour la plupart des pathologies mentales qu’ils nous assignent il n’y a pas de guérison possible et que la seule façon d’atteindre une certaine “qualité de vie’’ passe par la prise de médicaments. Et souvent nous n’avons pas le choix et nous le faisons, sachant que nous pourrons pallier quelque symptômes mais que la cause de la douleur nous devrons aller la chercher. Pour cela nous disons que nous sommes en lutte, parce que nous pensons que l’autonomie c’est la santé et que nous n’avons d’autre choix que de nous battre pour elle. Les sorties que nous offrent les agents de cette société sont murées et nous laisser traiter comme un problème d’ordre publique n’est pas autre chose qu’attenter contre ce que nous sommes, et surtout, contre ce que nous pouvons être. Dénoncer les injustices d’un système qui provoque la folie est évidemment une nécessité, mais plongés dans une situation où les conditions de vie se dégradent à un rythme vertigineux (et avec le contexte économique actuel, plus encore), nous pensons que la principale urgence doit être celle de construire des stratégies qui nous permettent non seulement de résister aux attaques de ce monde, mais aussi qui reflète ce à quoi nous aspirons. Personne ne va venir nous sauver, donc nous sommes en train d’apprendre à nous rencontrer au milieu de l’obscurité, nous allumons des feux et nous reconnaissons entre égaux à la chaleur des flammes. Ceux qui en savent le plus au sujet de la folie, du traitement ou du stigmate social sont ceux qui vivent avec. Nous parlons en assemblées horizontales, sans hiérarchie. Nous partageons des expériences, des peurs et des désirs. Nous nous formons et mettons en commun chaque savoir qui peut nous être utile. Nous essayons d’organiser et de socialiser tout ce que nous apprenons et vivons. Nous cherchons la liberté – dans la plus radicale de ses acceptions – parce que nous savons que c’est dans la pratique que coïncident le changement des situations que nous vivons et le changement dans nos têtes. Nous connaissons les risques et les conséquences de ce pari, et nous essayons que la peur ne nous paralyse pas ni ne nous fasse sentir coupables. C’est cela la véritable maladie qui traverse la société, celle qui maintient les hommes paralysés, ancrés à des simulacres et des certitudes qui en réalité leur sont étrangers, diminuant toute autonomie et empêchant n’importe quelle expérience personnelle, et partant de là, d’une santé réelle. Nous avons la volonté de vivre une vie dans laquelle personne ne commande et personne n’obéit, ce qui suppose de sortir de soi-même et de s’ouvrir aux autres, ce qui suppose en définitive une autre manière d’être dans le monde, mais avec l’intention précisément de le faire couler.

Psychiatrisés en Lutte / Groupe de Soutien Mutuel de Madrid

Préambule n°4

  • Sans remède est composé d’une équipe d’anti-professionnels de la santé, à croissance exponentielle, qui rit parfois malgré son sérieux.
  • Sans remède est un journal sur le pouvoir psychiatrique et la médicalisation de nos vies, alimenté par des vécus, des confrontations et des points de vue, dans une perspective critique.
  • Capture d’écran 2014-05-28 à 02.50.04Sans remède ne reprend pas à son compte les termes de malade, d’usager, de soigné. Nous sommes des individus avec leurs histoires, leurs aliénations, leurs souffrances, leurs plaisirs, leurs combats, jamais de symptômes.
  • Sans remède propose l’auto-administration du terme « psychiatrisé-e » à tou-te-s les individu-e-s subissant le pouvoir psychiatrique, dans et hors les murs de l’hôpital.
  • Sans remède n’est pas radicalement contre la prise de médicaments. Nous refusons le recours massif et systématique à la médication.
  • Sans remède parle d’enfermements, du pouvoir psychiatrique et de ses effets, autant dans les murs qu’en dehors. L’exercice de ce pouvoir n’est pas que le fait des médecins, il nous implique toutes et tous. Il requiert notre acceptation de manière douce ou violente.
  • Sans remède ne propose pas de critique constructive pour penser un nouvel enfermement psychiatrique. N’importe quel soutien apporté à l’autre ou rapport de soin devient critiquable dès qu’il s’institutionnalise. Il ne s’agit pas ici de réinventer l’hôpital ou un
    quelconque lieu de soin.
  • Sans remède n’est pas qu’un journal papier, c’est aussi une tentative, avec les moyens du bord, de s’organiser ensemble pour éviter le plus possible d’avoir recours à l’institution.
  • Sans remède ne laisse pas de tribune aux membres de l’institution psychiatrique, car d’autres moyens d’expression sont à leur disposition, au service de ce pouvoir.

Face à la psychiatrie et à la médicalisation du monde, il s’avère nécessaire de poursuivre la critique, dans la perspective de se défendre et de s’organiser.

« Vous êtes sur terre, c’est sans remède »

Visite en neuroleptie

partition« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait ». J’ai honte d’avoir cette pensée, qui pourtant s’incruste avant chaque visite. Plus j’avance dans ce sens, plus je creuse un fossé entre lui et moi.
« Allez, j’y vais, comme ça c’est fait. » Est-ce par obligation ? Par culpabilité ? Avant tout je veux lui montrer par ma présence qu’il n’est pas seul. Pourtant j’ai du mal à y trouver un brin de plaisir.

C’est la fin des vacances scolaires. Je ramène A. au train avant d’aller à l’HP de St-Avé. Parfois nous y allons ensemble. C’est dur et grisant d’emmener un enfant dans cet endroit, surtout pour y voir son père.

Horreurs des visites : 14h30. J’ai une demi-heure d’avance. La réponse, je la connais, mais je demande quand même à la blouse blanche si je peux voir E.. Elle me rembarre avec un sourire qui serait censé me faire patienter calmement. Un sourire qui m’énerve. Un sourire qui mériterait qu’elle le ravale et avec en prime son trousseau de clés, ses cachetons et sa bonne conscience. On ne déconne pas avec les horaires ici, bien que le temps semble ne pas exister.

Pour couronner le tout, il fait un temps dégueulasse. Un ton sur ton avec l’ambiance du lieu. Je me dirige vers la centrale de divertissement: la cafétéria. C’est une vraie micro-cité ici. Des panneaux de signalisation comme à l’extérieur, des noms de rue, des trottoirs…. On se croirait presque dans un lotissement où l’illusion du paisible durcirait la croûte sur l’abcès.
Je vais vite me poser à l’intérieur afin de noircir du papier, sinon je vais mal vivre ces secondes qui fabriquent des minutes. Un sablier au ralenti, les grains de sable à l’unité. Par la fenêtre, un coup d’œil sur le triste spectacle d’une architecture austère, bien pensée,tartinée d’une couche de blanc, véhicules de fonction assortis. Et le teint gris de toutes ces personnes qui errent sur le goudron. Un type, habillé simili-militaire entre,tout sourire aux lèvres et Rangers aux pieds, insigne de sécurité plaqué sur le torse. Il claque la bise à une blouse blanche travestie en serveuse de café dégueulasse.

J’ouvre mon champ de vision. Assis autour des tables, des gens dont les expressions sont diverses, visiteurs, visités. Est-ce malsain de se demander dans quelles veines coulent la chimie distribuée de force ? Sur certains visages, c’est une évidence. La bave blanche séchée aux commissures des lèvres, la salive coulant sur les vêtements, les muscles tellement relâchés qu’ils transforment les âmes en zombies. Et moi qui suis là, avec ma sale gueule en désolation.
Putain de parade des pieds qui traînent, des yeux dans le vide, des corps impatients, ça tourne en rond à en creuser des tranchées, des clopes sur clopes pour faire passer la pilule.

Sur le mur sont projetés les jeux olympiques avec leurs athlètes forts et énergiques. La drogue semble être un point commun. Mais je doute que ces stars aux maillots publicitaires envient le terrain de jeu imposé ici.

À travers la vitre je vois E. arriver, il a excessivement grossi depuis ma dernière visite. Sa démarche est fatiguée, son regard est vif et scotché à la fois. C’est à ses yeux que je peux savoir, sans qu’il ne me parle, qu’il est avec elle.
Nous nous saluons, et décidons d’aller dans la cour pour fumer. Quatre murs dont un, salement amoché d’une peinture représentant une plage. Comme si ça pouvait nous faire rêver. Des tables en plastique sponsorisées par Miko installées en rang et la pluie qui nous tombe sur le coin de la gueule. Pour couronner cette ambiance de rêve, deux caméras observent nos faits et gestes… au cas où…Je roule sa clope car les médocs lui ont fait perdre toute dextérité.

partitionfolleOn échange des banalités, comme souvent. Au bout d’un temps, elles s’épuisent et je ne sais plus où mener la discussion. J’ai du mal à jouer franc jeu car j’ai peur, je filtre mes paroles, je censure mes joies, je m’abstiens de te faire le récit de mes dernières histoires trépidantes, de mes envies, mes projets… Tout ça par peur que mes paroles ne te rabaissent, car j’ai une vie et que je ne peux considérer qu’ici on en ait une. Je censure mes doutes, mes flippes, mes angoisses, mes tristesses car je me dis que ce ne serait pas légitime, qu’il faut faire preuve de bienveillance, que mes émotions ne valent pas les tiennes et qu’il n’y a pas de place pour mes failles. Le jeu est faux,ma culpabilité l’emporte. La situation met notre franchise au bas mot. Nos rapports sont construits sur ton histoire et il me faudrait certainement déjouer ce déséquilibre.
Nous rentrons boire un café dégueu, même topo pour la tasse que pour la clope. La dextérité ne suffisait pas, il fallait qu’on lui enlève aussi la force de tenir un objet. Les médicaments l’ont complètement assommé. Tout mouvement lui est pénible, alors la pensée… Même avec des doses excessives de « neutralisants », ils ne l’auront pas eu, ils ne lui auront pas non plus retiré sa moitié, celle qui occupe son esprit et avec qui il partage sa tête. Celle que je connais si peu tellement elle est loin de ma réalité.
Il regarde dans le vide, le rictus au coin des lèvres. Je sens le moment arriver où il va me parler d’elle. J’ai peur, je ne sais pas comment réagir, je pars avec lui ou je fais bloc ? Ici, c’est la merde, et j’ai hâte de partir. Ça me tord l’œsophage de penser qu’il va y rester. Que s’il ne l’ouvre pas trop,il aura le droit de rentrer chez lui, à condition de venir se faire piquer tous les quinze jours,et que s’il fait un pas de travers, l’UMD (Unité pour malades difficiles) lui est voué, et que s’il y va, il peut dire à son fils «on se retrouve pour tes 18 ans ». Ça me tord l’œsophage de constater qu’une fois encore, ils ont abusé de leur pouvoir, que ces neuf semaines consécutives d’isolement l’ont ravagé et qu’il a fallu remuer ciel et terre pour l’en sortir. Ça me tord le cœur de savoir qu’il y a quelques années, il fût martyrisé à coup de sangles et d’intubations. Ça me fait lever les poils de savoir qu’on nous a proposé de lui faire des électrochocs, histoire de le torturer encore plus… Et surtout ça me fout en l’air de constater que depuis plus de quinze ans la situation est la même et que je me sens plus qu’impuissante.

C’est l’heure des séparations, tout le monde regagne son rang, tout est réglé comme du papier à musique. La musique des pieds qui traînent, des voix sourdes et ralenties, de nos silences interminables. Des bémols accolés aux clés de sol précisant que les notes seront décalées à jamais. La fanfare du trousseau ouvrant la porte d’un enfer que lui seul connaît, le larsen des charnières rouillées fermant les issues. Je me retrouve nez à nez avec une vitre opaque et un tas de sales trucs en tête.

S.

Les mécanismes de la fabrique du patient

Patient, ente : adjectif emprunté au latin patiens « endurant, qui supporte ». Patient, nom commun, désigne spécialement et couramment le malade par rapport au médecin à partir du XVe siècle. En langue classique, il se rapportait aussi à celui ou celle qui subissait un châtiment.
En philosophie son sens étymologique, c’est-à-dire « qui subit », s’oppose au terme d’ »agent ». (définition tirée du Dictionnaire historique de la langue française, ed. Le Robert)

fabriquedupatientSi je vous disais que demain, quand on vous dira « ouvrez la bouche », vous avalerez de petites pilules dont vous ne savez pas vraiment ce que c’est ; que quand vous aurez envie de fumer, il vous faudra demander la permission et qu’elle pourra vous être refusée ; qu’on décidera pour vous des gens dont vous pouvez recevoir la visite ou un coup de téléphone ; qu’on vous aura habillé-e d’un uniforme… Et si je vous disais que, si vous refusiez de coopérer, vous risqueriez d’être enfermé-e-s dans une chambre prévue à cet effet… Vous auriez du mal à le croire, que l’on puisse vous imposer tout cela sans que vous n’opposiez de résistance, sans coup férir de votre part…
Et pourtant, je suis passée par l’HP, j’ai accepté tout ces « traitements » et bien d’autres encore sans vraiment réagir. En ce qui me concerne je n’ai jamais été une psychiatrisée très véhémente, c’est a posteriori que je m’interroge. Aussi, car j’ai bien l’impression que j’étais loin d’être seule dans ce cas.
Alors, je me demande (1). Comment fabrique-t-on notre consentement à des traitements que tout un chacun trouverait dégradants si on les lui imposait de but en blanc ? Comment nous métamorphose-t-on en patient si simplement, si rapidement, presque par glissement…?

Si l’on échoue à l’HP, ce n’est pas un hasard, tout simplement, parce que nous vivons dans un monde quadrillé d’hôpitaux. Sur Terre, en 2012, tout le monde, loin s’en faut, ne vit pas dans une société aussi médicalisée que la nôtre. En France, nous sommes élevés dans l’assurance que les psychiatres, comme les médecins, ont pour unique fonction de réparer, de soigner, de faire le bien, de rendre la santé, et ce, au moyen de techniques apprises au cours d’un long cursus d’études, très complexe, très fourni, que nous n’avons pas besoin de comprendre, ou du moins que l’on nous a appris à laisser aux mains et au jugement de professionnels. Nous arrivons dans les rapports médicaux, prêts à entendre, désireux d’entendre, des spécialistes statuer sur notre cas et disposés à avoir confiance en leur science et en leurs techniques de soin (2). Nous arrivons d’ores et déjà accoutumés à endosser le rôle de patient par toutes nos confrontations au milieu médical. Cette notion de « pré- patience » mériterait à elle seule une étude et une ana- lyse mais ce n’est pas là l’objet de ce texte. Néanmoins en faire état éclaire pour une part que le consentement donné aux médecins s’inscrit dans notre vie de tous les jours et ne se pose pas uniquement quand une situation particulière l’impose. Mais il va de soi que le fait d’être préparé-e-s à devenir patient-e-s ne dit pas que nous en mesurions d’emblée toutes les conséquences. La partie se joue alors que l’un des joueurs a dans son jeu plus d’atouts et rayonne d’une aura de confiance. Ne nous gênons donc pas pour utiliser de gros mots, le médecin se trouve dans une position de pouvoir, dans un rapport de domination avec le consultant, qu’il devienne ou non patient. Notons aussi que cet exercice de pouvoir est d’autant plus efficace et performant qu’il est tu, occulté, nié voire rendu inaudible par l’ensemble d’une société.
Quand on échoue à l’hôpital psychiatrique, on y arrive aussi plein de nos histoires, vécus, enthousiasmes, terreurs, petits plaisirs… Tout ce qui nous a construits, tout ce qui est indicible, mais pour autant fait de nous qui nous sommes. Nous avons en général une place dans ce monde, agricultrice, banquière, père de famille, chômeur, nomade ou cadre à la Défense. Et, c’est souvent cette identité sociale que nous mettons en avant dans nos rapports avec les autres individu-e-s (3) que nous rencontrons. Mais nous avons aussi tout un tas de petites habitudes, de grands complexes qui vont de fumer à se ronger les ongles, de ne pas supporter de porter un pan- talon trop court, des chaussettes dépareillées, ou d’avoir l’étiquette qui dépasse du slip. Et cela nécessite tout un tas d’aménagements quotidiens, ridicules aux yeux des autres mais qui pour nous sont cruciaux. En ce qui me concerne si j’ai les cheveux sales par exemple, j’ai le sentiment d’être la personne la plus crétine qui soit. Alors, bien entendu, c’est complètement irrationnel, sans fondements, et mal pratique à bien des égards, mais cela conditionne beaucoup plus mes rapports avec les autres que le fait d’avoir interrompu mes études de philo ou d’être chômeuse par exemple. La rencontre avec l’institution psychiatrique va donc, doit donc, entraîner un certain nombre d’adaptations de l’individu que nous sommes, puisqu’un hôpital psychiatrique de secteur prend en charge ses administrés dans tous les moments de leur vie. En entrant à l’HP, nous sommes soumis à un traitement collectif uniforme car c’est l’institution qui prend en charge tous nos besoins élémentaires : elle nous loge, nous nourrit, nous impose un cadre de vie qui va des activités à l’hygiène. En cela elle se distingue de la CAF, de l’école, de la police qui encadrent des bouts de nos vies à l’exclusion des autres, mais est à rapprocher du fonctionnement d’un corps de l’armée, d’un couvent ou d’une maison de retraite par exemple. (4) Il va de soi que ces institutions organisent la vie des individus qu’elles enrôlent avec des objectifs propres à chacune. L’HP en l’occurrence, n’a pas pour fonction de nous former à défendre le territoire national, de nous entretenir dans la foi catholique, ni de décharger nos familles du soin qu’elles devraient prendre de nous parce que nous sommes trop vieux… L’HP, aujourd’hui comme hier (5), est l’institution qui se donne pour but de soustraire du champ social ceux qui dysfonctionnent dans la perspective de les réadapter. Les »déviants », les »fous », les »incapables » y sont parqués dans l’objectif de les reformater afin qu’ils retrouvent à leur sortie une place dans ce monde, une identité, voire une activité viable et fonctionnelle, et ce, quelle que soit la raison originelle de leur écart du droit chemin de la normalité.(6)

Lors d’une admission en psychiatrie, on est plus caractérisé par notre poids, notre taille, notre tension, notre sexe, notre date de naissance, nos antécédents médicaux, le fait que l’on possède ou non une carte vitale etc… que par notre folle passion pour les hommes de Neandertal, les acteurs hollywoodiens de plus de quatre-vingt ans et les crèmes brûlées au hasard. Cela permet aux personnels de l’institution – on dira « soignants » – de nous ranger aisément dans une série de cases préétablies. Bien loin d’un aperçu, même très restrictif, de la personne que nous avons le sentiment d’être. Une fois recensées toutes les données « objectives » nous concernant, efficacité, constitution d’un dossier, et informatisation oblige, nous sommes conduits dans ce nouveau milieu généralement particulièrement accueillant qu’est un service psychiatrique de secteur et qui va être le nôtre tout le temps du « soin ». Afin que nous nous pliions le plus rapidement et le plus efficacement possible aux traitements qui vont nous être appliqués, afin de nous rendre malléables, afin aussi d’évaluer notre résistance, nous sommes d’emblée soumis à ce que chacun-e jugerait intrusif, une fouille. De cette fouille découle bien entendu un tri, puisqu’au début, en général, on ne nous laisse le droit à rien. Exit le savon, les papiers d’identité, la thune, les vêtements, le téléphone, les clopes, le briquet, en gros tout ce qui est personnel et/ou potentiellement dangereux et/ou ce qui pour des motifs thérapeutiques peut nous être refusé.
Et grosso modo, tout ou quasi peut entrer dans l’une de ces catégories au bon vouloir arbitraire du personnel qui procède à la fouille, de son humeur, de la charge de son emploi du temps, de la sévérité du chef de service, de la situation de notre voisine de chambre… Cela va du parfum « à cause de la bouteille en verre, on ne sait jamais, vous savez, on est là pour vous protéger » aux photos du petit dernier « parce qu’on est là pour faire une coupure, prendre du temps pour penser à tout cela », sans omettre la tablette de chocolat « parce que vous n’êtes pas toute seule dans le service, il y a ici des personnes qui ont des problèmes, vous savez, enfin ce n’est pas autorisé »… Ça y est, on a commencé à accepter. On s’est laissé piller, on n’a rien vu venir, on n’a même pas pensé à se défendre ou à refuser que le processus de dépersonnalisation est engagé…
Bien entendu on ne se retrouve pas à poil dans un cube de verre, non, après le dépouillage l’institution nous « repouille » a minima. Nos vêtements civils sont remplacés par un uniforme bleu de taille approximative, on nous attribue une chambre standard, du savon standard, un lit standard avec des draps standards… Thérapeutiquement parlant, des motifs sont avancés : coupure d’avec un environnement pathogène, mise à distance des problèmes ou de ses causes, sécurité des patients, prise en acte matérielle d’une « maladie » en la rendant visible donc début d’un processus d’acceptation nécessaire à la guérison, démonstration de la mise sous contrôle d’une situation destinée au patient ou à ses proches… Autant de justifications protéiformes, qui peuvent s’appliquer à tous les cas, donc ne sont à la mesure d’aucun en propre. C’est entendu, il s’agit d’un traitement applicable à tous et nullement de nécessités inhérentes au traitement d’un individu particulier. Bref, ils suivent des directives, appliquent des protocoles, s’agitent et il en résulte opinément tout un tas de bénéfices « secondaires » pour l’institution et ceux qui l’incarnent : quand on n’a plus de vêtement civils, ni carte d’identité, ni thunes, prendre la poudre d’escampette sans avis médical devient ardu. Être vêtus de bleu quand les soignants sont vêtus de blanc assoit nettement les rapports de pouvoir en jeu dans les murs de l’hôpital. Et puis une grosse institution comme un hôpital psychiatrique de secteur a des impératifs de gestion qui « justifient » en partie ces pratiques : tous les draps sont de la même taille, tous les uniformes se lavent, se repassent et s’ignifugent dans les mêmes machines, et suivent le même processus d’hygiénisation… C’est vrai, faut les comprendre aussi, vous imaginez le plan retour de lessive, réunir tous les « soignés » dans un réfectoire et faire l’appel pour : « La chemise à carreaux verts et bleus en 42 elle est a qui ? On a retrouvé le pull tigrou bleu ! Mais non madame Michu, puisque je vous dis que ce pantalon n’est pas à vous… » ?
C’est un fait, pour commencer à pouvoir gérer des individus psychiquement et matériellement, à avoir une emprise sur eux, de préférence aisément, on n’a encore rien trouvé de mieux que la rationalisation, la standardisation et la normalisation, donc l’écrasement de toutes ces petites particularités qui caractérisent, rassurent, justifient chacun-e d’entre nous. Ce dépouillage, ce sabotage de nos atours, de notre altérité, ce début de négation de notre originalité, ces rites d’entrée en forme de nivellement mêlé de bizutage nous mettent en condition.

Priver quelqu’un de ses repères, le couper de son monde, lui imposer un cadre matériel n’est pour autant pas suffisant pour lui faire accepter la nécessité d’une refonte totale ou quasi de son identité. Pour imposer la nécessité de cette refonte, la rendre effective et l’enraciner, mine de rien, il est nécessaire de se doter d’un panel de recettes, de trucs, de méthodes, parce que oui, souvent, un individu est rétif à son annihilation.Imposer un cadre de vie total va permettre de renforcer ce processus au quotidien. On nous prescrit donc un nouveau mode de vie fait de règles, d’horaires, d’interdictions et de permissions, qui ont aussi pour but de faciliter à l’institution, donc à son personnel, la cohabitation forcée dans un espace clos et restreint de tout un tas de déviances particulières et souvent peu compatibles à l’œil nu: une PDG en « burnout », un vieux bonhomme sans plus trop de famille pour lui débrouiller une maison de retraite moins pire que l’HP, un tueur de chats en attente de passage en justice et un étudiant surmené qui jongle avec la fac, ses trois petits boulots et les voix de tous les prédécesseurs de son studio pourri qui depuis 1893 tiennent tous sans exception à ce qu’il héberge la totalité des pigeons du quartier dans la cage d’escalier… Afin que, aussi différents que nous soyons, si différentes que soient les raisons qui nous ont poussés à entrer à l’HP, nous acceptions de subir notre égalisation, notre réajustement, il faut nier à chaque instant de notre quotidien la possibilité que nous nous déterminions par rapport à nous-mêmes, il faut nous nier toute manifestation de liberté, de préférence, de dégoût, de refus…
Les repas par exemple ont lieu à heures fixes et les menus sont imposés, peu importe que l’on soit végétarien, musulman pratiquant, fructivore ou allergique aux œufs, c’est purée-tranche de jambon blanc, compote, œuf-mayo pour tout le monde. On aurait préféré manger dehors parce qu’il y a un petit rayon de soleil, les tables sont dressées sous néons, et ça ne se discute pas. Il eut été agréable de trainer un peu après le repas parce qu’une discussion s’est engagée entre voisins ? Débarrassez moi le plancher, le repas est terminé, tout le monde dehors…
Comme tout le monde ou presque est sous traitement, la prise des médicaments est d’ordinaire associée aux repas,on prend ses petites pilules et ses petites gouttes avant de pouvoir manger. Et, s’il est éminemment pratique d’un point de vue gestionnaire de droguer tous les patients à la fois au moment du remplissage biologiquement nécessaire par le biais d’aliments la plupart du temps sans intérêt ni gustatif ni nutritif, je crois pouvoir assurer que prendre des calmants trois fois par jour avant les repas ensuque gravement. Donc on somnole toute la journée, on écrase d’un œil, on ronfle et on bave en public dans la salle télé ou la salle fumeur, mais ça n’est pas tellement grave, tout le monde ou presque est dans un état similaire et, quoiqu’il en soit, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Et comme dormir le jour fatigue peu, la nuit est faite de longues heures solitaires sans possibles, ni sortir de sa chambre, ni croiser un collègue, ni griller une clope… En revanche, le monde extérieur continue de vivre le jour et de dormir la nuit, lui. Ainsi nos visiteurs ne nous croisent qu’au plus fort des doses de médicaments journalières dont on nous gave.Si l’on a une réclamation quelconque à faire, une requête à formuler, une colère à vomir, nous sommes sous l’emprise de psychotropes alors que le médecin ou l’infirmier ou les visiteurs, eux, dorment la nuit dans leur lit, sont propres et frais, boivent du vrai café et ne bouffent pas du Loxapac ou du Tercian quatre fois par jour. Encore une fois, les motifs thérapeutiques croisent avec bonheur la volonté de nous gérer. La simple organisation de la prise des médicaments nous rend difficile de subvertir le cadre qui nous est imparti, si tant est que nous ayons l’énergie de le vouloir, et nous continuons de laisser se creuser le fossé entre notre vie d’avant l’hospitalisation et notre posture bancale du moment. Par ailleurs, il est difficile de nier que la prise de médicaments aux doses qui sont administrées à l’HP a des conséquences physiques absolument inédites et perturbantes. En moins de temps qu’il n’en faut pour s’en rendre compte, on devient étranger, méconnaissable à soi-même. Parce qu’avant, on ne bavait pas, on n’était pas aussi maladroit, engoncé, gêné, on ne se sentait pas aussi stupide ou à côté de ses pompes, on n’avait pas autant faim, ni surtout autant soif, notre sueur elle n’avait jamais eu cette odeur, on n’avait jamais mis autant de temps à se rouler une clope,
on n’avait jamais galéré autant à retrouver la machine à café qui est pourtant toujours au bout du couloir, et puis on n’avait jamais eu aussi peu de mots pour y penser ou en parler… Et personne pour nous expliquer tout cela autrement que par ce terme insupportable d’ »effets secondaires ». Mais cela n’a rien de secondaire de ne plus se reconnaitre, de ne plus se croire capable, cela n’a rien de secondaire de perdre tout ce qu’on ne croyait pas pouvoir perdre jusque-là, cette certitude que l’on est soi, et que cela vaut au moins bataille pour le défendre. C’est même un gros bout de ce qui nous amène à tolérer d’être modifié, à accepter la transformation de notre identité, à espérer follement même la mutation qu’on nous propose. Parce que je ne me souviens pas avoir senti aussi fort qu’à l’HP le désir d’être n’importe qui d’autre, n’importe où ailleurs, dans n’importe quel champ d’herbe du voisin plus verte ou pas…

Enfin, il est important de ne pas négliger le rôle bien établi, la fonction bien huilée, rodée qu’ont les blouses blanches dans ce processus de dépersonnalisation. Car je me refuse à croire que des soignants ne puissent, s’ils se regardaient un peu honnêtement, admettre leur participation active dans le fait de nous faire devenir patients. Au quotidien, dans les murs, il ne peut être nié que leur rôle est aussi de justifier des méthodes thérapeutiques disciplinaires et punitives et s’avèrerait presque aussi efficace. Le trop fameux « c’est pour votre bien », qu’il s’applique à « pourquoi on m’attache » ou à « pourquoi je suis obligée de prendre ce médoc qui me fait des confusions dans la tête», est insultant. « C’est pour votre bien » est la réponse à ceux qui ne méritent même plus une réponse. À une question vraie, urgente, on ne peut se permettre d’opposer un alibi ré- chauffé, identique pour tous sans faire le jeu du mépris, sans perpétuer la condescendance à notre égard, sans nous dégrader, nous diminuer, nous rendre moins égaux… Les soignants organisent au quotidien notre maintien dans l’ignorance et bien des questions sont réglées par un simple mais sans appel « vous n’avez pas besoin de le savoir ». Mais surtout, les soignants, que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam pourtant, prétendent savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous « ça va vous faire un peu de bien d’être contenu », « vous allez dormir un petit peu, et tout ira mieux ». Et si on râle, si on ne veut pas se contenter de leur réponse à peine décongelée, à peine investie, les soignants se déchargeront tranquillement des décisions qu’ils appliquent pourtant à la lettre sur les médecins qu’ils rendent inaccessibles : « Pour votre permission, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui décide, vous verrez avec le médecin. -je peux le voir quand le médecin ? -ça, c’est pas moi qui décide ». Mais tu décides de quoi alors? Parce que pour décider de ce que j’éprouve, vous n’êtes pas en reste : « mais non vous n’êtes pas triste, vous êtes juste un peu déprimée », « mais non vous n’êtes pas en colère, vous êtes un petit peu agitée ». Nous ne sommes même plus aptes, visiblement, à nommer les émotions qui nous traversent, à éprouver nos émotions d’avant, des émotions civiles, légitimes. Non, entre quatre murs et face à un soignant nous n’éprouvons plus qu’un échantillon de «symptômes» liés à notre «pathologie», mais ça tombe à pic: un traitement est prévu pour ce genre de cas. Pour le coup de déprime : un petit cachet, pour l’agitation : les sangles, pour un délire: la chambre d’isolement… et une fois enfermé, quand on cognera sur la porte pour implorer une clope, on nous répondra « j’arrive »… qui n’est encore qu’une formule toute faite pour signifier qu’on est loin d’être exaucés. (7)
Est-il nécessaire d’expliciter ce qui se passe de commentaire : quand on ne prend même plus la peine de répondre à quelqu’un, c’est qu’il n’est plus quelqu’un. Et qu’il soit bien clair qu’il serait malvenu de justifier de telles pratiques par cet autre alibi tout aussi fallacieux du « cruel manque de moyens » de l’institution psychiatrique aujourd’hui. Ça va mieux en le disant.

Et une fois que l’on a ré-appris à vivre selon des règles strictes et non-choisies, dans l’auto-surveillance, la peur des punitions, le respect de l’autorité…Banco, on est bons pour reprendre du service. Et souvent on se taira parce qu’on ne pourra pas raconter tout ce que l’on a vécu sans être impudiques, sans avoir à admettre que oui, on n’a pas dit grand-chose, que non, on ne s’est pas rebiffés. Parce qu’on sait que le fait d’avoir fait un séjour à l’HP décrédibilise pas mal notre parole. Parce qu’on ne peut pas se permettre immédiatement le luxe de la critique. Parce que ce que l’on vient de vivre est vraisemblablement un des moments les plus marquants de notre vie, au moins socialement, mais qu’on a surtout envie de l’oublier, de le faire oublier. Du coup, on garde tout cela et on retourne cahin caha à la vie ordinaire. Et ce que l’on a appris c’est peu de choses finalement, si ce n’est que c’est souvent sans coup férir, tout simplement, presque par glissement… que l’on devient patient.

C.

Notes :
(1) A l’origine de ces questions et du texte qui en découle, l’écoute d’un documentaire audio : « Devenir patient » écoutable ici. Et le travail réalisé par quelques-uns d’entre nous pour le W-E Résister à la psychiatrie qui s’est déroulé au Mas d’Azil en septembre 2011, sous la forme d’un montage audio:« La fabrique du patient » écoutable ici. (retour au texte)
(2) Concernant le mécanisme d’actualisation du rôle de patient : « Lire attentivement la notice ». (retour au texte)
(3) Le terme d’ « individu » est préféré dans ce texte à celui de « personne » puisqu’il signifie étymologiquement « que l’on ne peut couper » et se définit aussi comme un « corps organisé vivant une existence propre, et qui ne saurait être divisé sans être détruit », une notion dont on comprendra l’importance au cours du texte et à mon sens plus défendable que l’utilisation du terme « personne », issu du latin persona qui à l’origine désigne un masque de théâtre et comprend aussi les attributs, les rôles et postures et déguisements d’un individu. (retour au texte)
(4) Sur le fonctionnement et la définition des institution totales ainsi nommées par Erving Goffman, on peut se référer à Asiles, ed. de minuit, 1968. (retour au texte)
(5) Lire « On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout« . (retour au texte)
(6) Sur les buts, fonctions et rôles de l’institution psychiatrique : « Éructations monomaniaques…». (retour au texte)
(7) Pour voir les soignants œuvrer à leur grande mission à coups de « c’est pour votre bien », on ferait toujours bien de revoir « Saint Anne, hôpital psychiatrique » de Ilan Klipper. Pour l’analyse de l’une des scènes les plus frappantes de l’exercice du pouvoir des soignants : « La bataille du pyjama ». (retour au texte)

Villejuif, de Serge Reggiani

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Comme dans tous ses numéros précédents, Sans Remède vous propose une chanson. Cette fois-ci nous avons jugé bon d’expliquer notre choix. En effet, « Villejuif » de Serge Reggiani nous a semblée intéressante à plusieurs titres, et d’abord parce que le sujet qui chante est enfermé dans un hôpital psychiatrique, ce qui n’est pas une thématique si courante de la chanson française. Ensuite parce qu’il décrit l’enfermement dans des termes qui nous ont parlé : « on me cache dans un coin », « fourrière des humains ». Mais aussi parce que nous avons été obligés d’en retranscrire un couplet, souvent omis quand on cherche les paroles. Ce couplet est entre parenthèses dans le texte et marque le caractère éminemment politique de la chanson. En effet, on y lit bien que le narrateur est enfermé à l’hôpital psychiatrique de Villejuif par mesure répressive, car il s’est battu pour un idéal, « contre quelle vie me suis-je battu pour qu’on me cueille un matin ? » et qu’il a été interné sur dénonciation, « des gens ont dit… ».

Par ailleurs, certaines retranscriptions transforment Grèce en Brest. Nous n’avons pu nous empêcher de penser aux différentes versions du « Déserteur » de Boris Vian, chanson dont la censure a imposé une modification du dernier couplet, sans pour autant trouver aucune information précise de cet ordre pour « Villejuif ». Mais il reste que pour nous, cette chanson écrite en 73 nous paraît faire très clairement mention de l’écrasement du printemps de Prague en 1968 et de l’invasion de la ville un an plus tard par les chars russes, de la dictature des Généraux en Grèce (de 1967 à 1974) et de la dictature de Franco en Espagne (1939-1975)… Et met en rapport direct les systèmes répressifs en vogue à l’étranger avec la section Colin de l’hôpital de Villejuif. Pour mémoire, le docteur Henri Colin, qui s’est spécialisé dans l’étude de la question des « aliénés criminels et vicieux », a été chargé d’organiser le quartier spécial des aliénés difficiles à l’asile de Villejuif. La section a été ainsi nommée en son honneur, c’est la première Unité pour malades difficiles (UMD) créée en France, accueillant des hommes dès 1910 puis s’ouvrant aux femmes à partir de 1933.

REFRAIN

Je n’vous écris pas de Grèce
Ni de Prague ni de Madrid
Moi, je vous écris de France
De l’hôpital de Villejuif

Ça va bientôt faire dix années
Qu’on me cache dans un coin
Qu’on vient me jeter la pâtée
Dans ma chambre chaque matin
Je ne sais pas ce que j’ai bien pu faire
Pour être mis à la fourrière
A la fourrière des humains
Qu’est-ce que je fais en pyjama
A tourner entre ces murs blancs
Appeler qui, implorer quoi ?
D’où je suis personne ne m’entend
Toutes mes peines sont peines perdues
Je vis, mais ça ne compte plus
Puisqu’ils m’ont rayé des vivants

REFRAIN

Ils peuvent me piquer la peau
Et me sangler à mon lit
J’entends toujours mille marteaux
Résonner dans mes insomnies
Je vois toujours des foules déferler
Des mains et des portes fermées
Je ne trouve plus la sortie
(Contre quelle vie me suis-je battu
Pour qu’on me cueille un matin
Des gens ont dit qu’ils m’avaient vu
Avec une arme dans la main
Les rêves à l’air et la tête en morceau
Ils m’ont jetés dans ce ghetto
A Villejuif section Colin)

REFRAIN

J’ai pourtant dû être un enfant
Moi aussi j’ai dû courir
Après des chiens, des cerf-volant
Si je pouvais y revenir
Mais je ne sais plus où dans quelle banlieue
J’ai semé des cailloux qui me
Ramèneraient à ce jardin

REFRAIN

Je suis une personne qui a dérangé

Nous avons reçu ce texte, qui par ailleurs a été lu sur la radio Canal sud à Toulouse (92.2) le 3 mai 2011.

courrierambulanceIl y a des gens qui attendent pour avoir de l’inspiration. J’aimerais faire partie des gens qui attendent, mais je n’ai plus le temps d’attendre. On m’a volé ma vie. Et certes j’en suis consciente, je ne pourrai plus rattraper ce temps. Et je ne cherche plus à le rattraper. Je ne suis pas non plus dans un délire de science-fiction, je ne cherche donc pas la machine à remonter le temps, je la laisse aux réalisateurs.
La seule chose dont il me reste c’est de m’exprimer face à une société hypocrite, une société schizophrène. On donne des noms de maladie comme schizophrénie mais cette maladie n’est que le reflet de l’incompréhen- sion sur une personne face à cette société. Ces gens dits schizophrènes souffrent d’une réalité évidente mais ils doivent se taire. Ils sont même dits parfois dangereux. Je ne vous dis pas ça parce que je suis schizophrène, non, mon diagnostic a été établi et je suis borderline, en gros le cul entre deux chaises.
Je suis une personne qui a dérangé.
Et Sarkozy au lieu d’établir sa politique de nettoyage au karcher, qui m’aurait franchement amusée, et oui, il n’aurait fait que me mouiller au pire me laver.
Non il a opté pour le lavage de cerveau à base de cami- sole chimique pendant trois ans non stop.
À force de forts dosages, je suis même tombée dans un coma artificiel de huit jours sans qu’aucun membre de ma famille soit au courant. SARKO tu peux m’expliquer ? Sarko je suis désolée pour toi mais j’ai des tas de questions à te poser.
Après trois ans de surmédicamentation, j’ai développé une hépatite médicamenteuse, une stéatose et ça va de soi une obésité.
Tu sais sur les notices de médicaments appelés psycho- tropes, il est mentionné de ne pas ingérer ce produit en cas d’hépatite mais le produit m’était injecté tous les quinze jours. J’aurais préféré que tu me mettes dans un four crématoire. Là ma mort aurait été plus rapide.
Là je vis une mort lente et douloureuse.
Tu ne connais peut-être pas le mot douleur physique. Mon psychisme, il va bien. De plus, plus je parle ou j’écris plus il va bien mais le physique ne suit pas. Co- lique avec un dos irradié, douleur dentaire, énurésie.
Bref je sais que je t’ennuie mais je te demande des ré- ponses afin que mon corps cicatrise.
PS : va donc sur mon casier judiciaire, il est vierge.
Tes agents de la voie publique, je les respecte.
Et puis le personnel soignant des HP ou CMP eux aussi je ne leur ai fait aucun préjudice.
Sache aussi que j’ai connu le viol en HP. Le premier j’ai été à la gendarmerie de Fontainebleau lesquels m’ont dit qu’il fallait d’abord porter plainte contre l’établisse- ment.
Le second en HP à V. Corbeil-Essonnes. Tu sais là où on met les gens en HO d’abord dans le mitard, puis en chambre d’isolement puis enfin en chambre ouverte. Je l’ai signalé au personnel. Je dormais avec mes habits mais le matin j’étais dévêtue. Face à leur incompréhension, j’ai demandé à être enfermée dans ma piaule sans alarme. Il est revenu mais il ne pouvait pas entrer.
Le lendemain, un psy m’a fait sortir de cet HP.
Je suis retournée dans mon foyer F. CHRS mais ils ne m’ont pas laissé rentrer et m’ont demandé de retourner dans cet HP.
J’ai donc pris la fuite chez un ami à Paris 15ème. C’était un sans papier, on s’est d’ailleurs mariés.
Tu sais sur ce mariage il y a eu enquête au commissariat du XVème, métro Charles Michels.
Pendant mon audition, ils m’ont demandé si mon père était incarcéré ?
J’ai répondu que j’étais là pour me marier et non pour les affaires d’inceste. Car comme toi cet homme est trop puissant. Et on peut donc rien contre lui. Donc conséquence, on s’attaque à moi, sale gamine.

Maintenant je vais demander à mon infirmier ici présent de m’injecter ma camisole chimique afin que je te foute la paix. Tu sais la piqûre qui brûle les fesses de plus en plus fort et qui nous plonge dans un profond sommeil. Au fait ton karcher, il est rempli d’eau froide ou d’eau chaude ?
Après si je me réveille je ferai une tentative d’exister. Enfin si tu veux bien me laisser vivre en liberté avec mon pauvre statut handicapé.
Dis toi aussi que ton cerveau fuse aussi vite que le mien à part que moi, je n’essaye pas de la faire à l’envers, tu es un homme de pouvoir, tu ne souhaites que la réussite avec le plus d’entrée d’argent si possible, pour moi tu n’es qu’un malade de pouvoir, moi je suis une malade comme toi mais le pouvoir c’est contre ma nature, c’est pas ma vertu, mais par contre les injustices, je me battrai tout le temps. Toi tu n’hésites pas à tuer, en plus c’est de la torture car tire un bon coup sur moi et au moins je ne verrai plus les aberrations de ta société la plus arriérée en Europe et surtout au niveau de la santé.
La piqûre commence à agir, des éléments schizophréniques vont me passer dans la tête.
Je voudrais que sur mon PC aucune publicité me harcèle, j’écoute une chanson sur youtube for example mais là je me tape cerise de groupama mais qu’est-ce qu’elle fout là elle, dégage, je veux écouter mon son !

OCNI.

L’injection est prête

G. nous raconte le tout premier rapport avec l’institution, le moment de la « prise en charge ». C’était en 2007.

loupJe monte de mon plein gré dans le véhicule de pompier qui vient me chercher. Les pompiers me posent sans cesse les mêmes questions quant à mon identité et à la raison qui m’a poussé à les appeler. L’un me déclare que je suis en pleine forme. Cela ne me rassure qu’un peu. À vrai dire, je me croyais dans un songe, où mon corps accidenté était allongé sans connaissance dans ce camion, et j’avais l’illusion de parler à ces hommes.
Arrivé à destination. Où m’ont-ils amené ? Sans doute les urgences de cette ville qui ne m’est pas familière. Je leur dis que je ne souhaite voir personne, et désire dormir un peu. On m’installe dans un fauteuil dans l’entrée. Pas confortable de dormir assis ! Les idées défilent. Les gens aussi.
Le jour se lève, et on me propose de m’installer dans une salle cubique. Un psychiatre arrive, je discute avec lui. Il me fait penser à un comédien : il parle peu, reste statique pendant dix secondes, puis, change de position. Il quitte les lieux sans m’annoncer ce qui va se passer. Je dois uriner dans un flacon d’urine. Trop intimidé par ce lieu trop vaste, je n’y parviens pas.
Le temps passe, j’aimerais savoir ce qu’il va se passer. Je sors de ma cellule ouverte, pour interroger les infirmiers, mais n’obtiens pas de réponse. Je m’impatiente, et commence à être violent verbalement. Je pousse le vice à aller dans une autre cellule, où je déclare à un blessé léger que dans une autre vie il serait psychiatre.
Tout à coup on vient me chercher. Je les suis jusqu’à l’ambulance. Avant de monter, je demande où l’on m’emmène. Je n’obtiens pas de réponse. Là, je m’énerve et déclare : « c’est à la mort que l’on m’emmène« . Je vois au regard de l’ambulancière que je l’ai choquée. Mon seul refuge est de revenir dans ma cellule, ce que je fais violemment.
À peine installé, plusieurs infirmiers et les deux ambulanciers arrivent avec un brancard. De force, on m’allonge, on me baisse le pantalon. L’injection est prête. Je sens le produit dans mon fessier. Je suis maintenant attaché, seul dans ma cellule. Je me débats en hurlant. J’en arrive même à me faire tomber avec le brancard. La position est très inconfortable, je sens l’endormissement dû au produit. Les infirmiers reviennent pour relever le brancard, et je m’endors.

G.